Débat final

Débat final, lors du colloque « Écologie et Progrès » du mercredi 24 novembre 2021.

Jean-Pierre Brard

J’étais à Berlin avec la commission des finances trois semaines après l’annonce par Angela Merkel de la sortie du nucléaire. Notre ambassadeur, M. Gourdault-Montagne, nous avait narré l’inauguration de la foire de Hanovre par François Fillon et Angela Merkel, le premier s’étonnant que la seconde ait décidé de sortir du nucléaire sans en avertir les Français.

Ceux qui croient qu’Angela Merkel est écologiste et antinucléaire ne connaissent rien à la biographie de cette brillante cadre de la jeunesse communiste de la RDA qui fut chercheuse en physique nucléaire à Moscou. « Notre objectif est d’écarter les socio-démocrates et pour cela une stratégie d’alliances avec les Verts est nécessaire », lui répondit Mme Merkel.

Concernant l’immigration, la démarche est identique. Lorsqu’en 2015 Mme Merkel ouvrit les frontières chacun s’esbaudit sur son humanisme. « Nous avons besoin d’immigrés compte tenu de la crise démographique et nous n’avons pas assez de travailleurs dans nos usines », expliqua le patron du Medef allemand en août 2015 sur la chaîne ZDF.

Cette fascination pour l’Allemagne relève de la naïveté, voire de l’angélisme. Je ne suis pas antiallemand mais il faut garder une analyse lucide, objective. Je partage complètement l’opinion de Jean-Michel Quatrepoint : il faut apprécier les rapports de force et les Allemands savent le faire, non avec cynisme mais avec réalisme. Il ne faut pas ignorer non plus le retour, depuis la réunification, de ce qu’on appelle die deutsche Überheblichkeit (l’arrogance germanique) et le mépris qu’éprouvent les élites allemandes, en particulier politiques et économiques, pour nous Français et notre incapacité à voir les choses sérieusement, que ce soit en matière de gestion ou pour faire les grands choix.

Ces positions d’Angela Merkel ont contaminé tout le paysage politique allemand. Mes propres camarades de Die Linke sont devenus antinucléaires et il est impossible d’avoir une discussion rationnelle sur le nucléaire avec ceux dont on pouvait penser qu’ils étaient le plus aptes à avoir une réflexion équilibrée là-dessus. Le Medef allemand pense que même si notre industrie est très affaiblie nous gardons un potentiel intellectuel qui représente un danger dans la compétitivité et que tout ce qui affaiblit le potentiel économique français est une bonne chose. Or la question de l’énergie est capitale en matière de compétitivité. Et casser le nucléaire français est un objectif stratégique très important.

Avoir fermé Fessenheim est un acte antinational. Je ne suis pas nationaliste mais j’aime mon pays, comme beaucoup d’autres. Et je pense qu’il faut ouvrir les yeux sur ce qu’est l’Allemagne et qu’on sorte de cette fascination bêlante vis-à-vis du grand frère d’outre-Rhin.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Votre intervention a le mérite de montrer qu’on ne doit jamais oublier la dimension de négociation internationale, en l’espèce européenne, lorsque l’on parle d’écologie. Ce ne sont jamais des questions purement internes, cela a été largement montré à l’occasion de l’analyse de ce qui arrive au nucléaire français.

Marie-Françoise Bechtel

Je voudrais intervenir sur le même sujet que Jean-Pierre Brard mais sous un angle différent.

Il est vrai que Mme Merkel a dit à plusieurs de ses interlocuteurs, dont un président d’EDF qui me l’a rapporté, que sa renonciation à l’énergie nucléaire, en 2011, au lendemain de Fukushima, lui était dictée essentiellement par l’intérêt national allemand qui était que la CDU-CSU reste au pouvoir et que pour cela il était important d’avoir un allié potentiel avec le courant des Verts. M. Ramaux a évoqué le « siècle vert », titre d’un ouvrage de Régis Debray qui dit bien où est l’idéologie dominante.

Effectivement, l’idéologie dominante, aujourd’hui, est verte. Je reviens à l’heuristique de la peur (le principe de précaution), théorisée par Hans Jonas, dont Marie-Françoise Bechtel parlait en introduisant ce colloque. Au lendemain de la catastrophe qu’a été la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne s’est posée la question de savoir comment elle pourrait éviter de rééditer de telles erreurs, d’où la vogue de l’heuristique de la peur. Le déterminant de la politique intérieure allemande est aujourd’hui lié à la puissance du courant des Verts (15 % de l’électorat aux dernières élections législatives). C’est ce qui a amené Mme Merkel à prévoir de s’allier avec eux pour permettre la mise en place d’une coalition CDU-CSU-Verts. Chacun sait que l’Allemagne a aujourd’hui à sa tête un gouvernement SPD-vert-libéral. Paradoxe de la politique !

Nous avons le même problème que Mme Merkel mais sous une autre forme.

La décision de Mme Merkel en 2011 était une hérésie du point de vue de la politique énergétique allemande, on le voit bien avec les émissions de gaz à effet de serre qui résultent de la nécessité de compenser l’intermittence des énergies renouvelables en ayant recours à des centrales à charbon. Le coût de l’électricité s’en ressent également. Cette hérésie risque d’être persistante parce que le gouvernement dans lequel les Verts seront présents maintiendra le cap. Par conséquent il faut s’attendre à une très rude négociation sur la taxonomie, c’est-à-dire sur la possibilité de financer l’énorme investissement nucléaire qui est nécessaire, comme l’a très bien dit Louis Gallois, pour compenser « l’effet falaise ». Nous avons à faire ce choix qui nous met en opposition frontale avec le mouvement de l’opinion allemande tel que les urnes l’ont manifesté.

Je ne partage pas tout à fait le point de vue de Jean-Michel Quatrepoint sur les vues de Lionel Jospin concernant l’EPR. Bien sûr l’arrêt de Superphénix (1997) est critiquable. Mais le gel progressif de l’EPR a bien d’autres causes. En 1981, date du lancement de notre dernière centrale nucléaire (j’étais ministre de la Recherche et de la Technologie), il était prévu d’en construire six. Quatre ont été lancées, la dernière a été construite à Civaux en 1999. Depuis aucune centrale n’a été construite en France. Naturellement, l’alliance avec Siemens conduisait à surajouter des exigences de sécurité supplémentaires, donc à alourdir encore le coût de l’EPR.

Mais ceci est relativement anecdotique, je ne m’étends pas sur ce point.

Le point central est politique : le « siècle vert », le poids des Verts dans l’opinion publique allemande et européenne, avant de voir ce qui se passera dans d’autres pays. Et bien entendu, en arrière-plan, une solidarité évidente entre la Russie et l’Allemagne autour du gaz, c’est l’évidence même. Et c’est très compréhensible.

Je n’ai voulu donner ces éléments que comme éléments d’information pour aider à aller plus loin.

Louis Gallois

Ce n’est pas 300 milliards mais 500 milliards d’euros que l’Allemagne a dépensé pour les EnR. La France en est quand même, selon la Cour des comptes, à 160 milliards d’euros sur les énergies nouvelles. Avec 160 milliards d’euros on fait 16 réacteurs nucléaires si nous sommes capables de ramener le prix du réacteur nucléaire à 10 milliards d’euros, ce que je pense tout à fait possible. Ce n’est pas rien ! Flamanville coûte extrêmement cher pour les raisons qui ont été évoquées de superposition des normes allemandes et françaises et par le fait qu’on a reconstitué une compétence, en matière notamment de métallurgie et de contrôle qualité.

Je veux revenir sur la taxonomie. C’est une affaire absolument vitale pour le pays et je pense que cela mérite, si nous n’arrivons pas à convaincre Bruxelles, une crise analogue à celle de 1965-1966 quand le gouvernement français mena une politique de blocage de la CEE. On ne peut pas accepter une Union européenne qui remettrait en cause l’élément décisif de l’avenir de notre pays et une des plus belles industries que nous maîtrisions. J’ai eu l’occasion de le dire ailleurs, je pense que cela peut mériter une crise du type de celle que nous avons connue après le rapport Hallstein. Malheureusement pour nous cela va se dérouler pendant la présidence française de l’Union européenne, exercée par Emmanuel Macron. Ce qui fait que les Allemands, avec leur nouvelle coalition, vont être encore plus intransigeants. Ils n’ont aucun élément de négociation.

Nous sommes donc en face d’une crise qui peut être majeure. L’économie française court un danger mortel si nous acceptons que le nucléaire soit considéré comme une énergie verte de transition.

Alain Streiff

Je vous félicite de la façon dont vous avez présenté le double bénéfice de notre énergie nucléaire. C’est une production écologique (sans rejet de CO2), dont l’avantage concurrentiel permet aussi d’alimenter de nombreuses filières à un prix compétitif. Toute la filière électrométallurgique est extrêmement tributaire du prix de l’énergie. La délocalisation de l’aluminium français vers le Canada était strictement liée au coût de l’énergie électrique. Là encore je ne peux qu’abonder dans le sens des exposés.

Dans la salle

Sur le sujet des émissions de gaz à effet de serre, principaux enjeux dans le débat, je voudrais appuyer les propos de M. Quatrepoint et M. Gallois qui ont évoqué les chiffres des émissions des différents pays. Oui, les États-Unis, la Chine, l’Inde, sont responsables de la moitié des émissions de CO2 de la planète. Pourtant vous dites que la France va devoir engager de grands plans de l’économie, de verdissement, etc. Or la France n’est responsable que d’environ 1 % des émissions de CO2 au niveau de la planète. Aujourd’hui, l’émission de CO2 par tête de Français est à peu près la même que celle d’un Chinois. C’est un peu différent pour les autres émissions de gaz à effet de serre mais c’est du même ordre de grandeur. Et même si on y ajoute les importations depuis la Chine la France est responsable de 1,2 % à 1,7 % des émissions de CO2 au monde.

Considérant que l’objectif de la lutte contre le réchauffement climatique est de réduire les émissions de CO2 en général  et pas spécifiquement les émissions de CO2 françaises  et que nous avons déjà bien avancé à de nombreux égards dans cette décarbonation, considérant qu’il y a des rendements décroissants que je suppose considérables, n’est-il pas plus raisonnable de chercher à développer la filière nucléaire aux États-Unis, en Chine, les énergies renouvelables en Inde etc. plutôt que d’isoler nos bâtiments ou de changer de modèle de voitures, ce qui coûtera très cher et, au niveau du réchauffement climatique, impactera beaucoup moins que ce qui serait fait dans ces pays-là ?

Marie-Françoise Bechtel

C’est très rationnel mais quel Deus ex machina gouvernant le monde va répondre à cela ?

Louis Gallois

On peut tout à fait comprendre votre intervention qui a pour elle la qualité des chiffres que vous indiquez. Mais nous sommes soumis à des pressions extrêmement fortes. Quand BlackRock vous explique qu’il n’investira plus dans votre entreprise si vous ne démontrez pas les progrès que vous allez accomplir sur les émissions de CO2 vous êtes obligé d’en tenir compte. De plus, quel que soit notre rapport de force, les réglementations européennes vont nous conduire dans la voie que j’indiquais et nous obliger, nous Européens et nous Français, à faire des investissements absolument considérables.

Dans la salle

Etudiant en master 2 à la Sorbonne, je m’intéresse particulièrement aux questions de protectionnisme européen par rapport au libre-échange, par exemple à la possibilité d’imposer des taxes aux productions chinoises ou américaines pour réduire les gaz à effet de serre produits par le libre-échange. Par exemple Macron a mis un veto au traité Mercosur. Le libre-échange est aussi une catastrophe écologique selon moi. C’est donc un sujet pour l’Union européenne. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières va être très difficile à imposer, ce qui est aussi dommageable pour le financement du plan de relance européen. Sur ces questions de protectionnisme de l’Union européenne des ruptures me semblent nécessaires.

Dans la salle

Ma question s’adresse plutôt pour M. Gallois. Sur la question de la compétitivité-prix des produits industriels, à partir du moment où on est en train de sortir du système avec la diminution des quotas carbone à titre gratuit, ne pensez-vous pas que les industriels auront intérêt à avancer dans leurs process et qu’en termes de prix il n’y aura pas forcément de différence pour eux ?

Si, comme vous l’avez indiqué, les fonds d’investissement, les salariés et les clients poussent vers une transition, le fait de « ne pas aller trop vite par rapport aux concurrents » n’impliquera-t-il pas que nous serons dépassés par les sources de financements, par les clients et par les salariés ?

Le timing me paraît un peu contradictoire. Vous recommandez de ne pas aller trop vite par rapport aux concurrents au niveau international, ce qu’on peut entendre parfaitement. En même temps vous soulignez à juste titre que les industriels sont soumis à des pressions, que les fonds d’investissement clairement réorientent l’intégralité des flux financiers. La taxonomie va encourager ce mouvement, les salariés, les clients poussent également dans cette direction-là. Comment articuler ces deux injonctions pour ne pas être dépassés par les attentes des investisseurs et en même temps pouvoir être compétitifs sur les marchés mondiaux ? Cela ne va-t-il pas se jouer plutôt au niveau de la compétitivité hors prix ?

Louis Gallois

Il ne faut pas confondre écologie et écologisme. Ce que vous avez entendu ici est une critique de l’écologisme. Il y a des choses qui nous paraissent de bon sens : réduire les gaspillages, faire en sorte que les mers ne soient pas polluées par des déchets, avoir un air respirable dans Paris… Tout cela réunit un large consensus.

Il y a beaucoup de choses à faire, telles les économies d’énergie en isolant les bâtiments que je ne propose pas uniquement pour faire droit à des réglementations mais parce que je pense qu’il est sain de réduire la consommation d’énergie. Je n’ai pas d’états d’âme sur ce point. J’essaie de trouver de la cohérence dans l’ensemble et de dire ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, ce qui est souhaitable et ce qui ne l’est pas.

Jusqu’où peut-on aller ? Vous posez la question du rythme, une question absolument centrale.

On ne veut pas aller trop vite parce qu’on ne veut pas dévaloriser un capital gigantesque investi. On ne veut pas non plus avoir des problèmes de financement insolubles.

Et, derrière les activités, il y a des salariés dont il faut évidemment tenir compte en évaluant leur capacité de reconversion, leur capacité de mobilité.

Sur le plan international, si nous allons beaucoup plus vite que les autres il est clair que nous serons dans une situation de compétitivité extrêmement défavorable.

Donc le rythme est très important. Il faut mener les actions mais il faut trouver l’équilibre que vous avez justement évoqué entre la protection de l’appareil industriel, la capacité de celui-ci à évoluer et à se développer dans de nouvelles directions et la pression qu’exerce l’opinion publique. Je pense que cette pression de l’opinion publique est largement organisée par l’écologisme et que nous avons à donner un discours clair, net, sur ce qui est possible et ce qui n’est pas possible, sur ce qui est souhaitable et ce qui n’est pas souhaitable.

C’est une bataille culturelle. Il s’agit de savoir si nous avons perdu la bataille culturelle ou pas. Cette bataille culturelle est essentielle et nous devons la mener, non pas contre les économies d’énergie, contre la lutte contre le gaspillage, etc., mais contre ceux qui veulent nous conduire à une voie qui est, de fait, celle de la décroissance.

Marie-Françoise Bechtel

On ne peut trouver de meilleure conclusion que celle qui vient d’être donnée par Louis Gallois et je propose que nous nous arrêtions sur ces derniers propos.

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Le cahier imprimé du colloque « Écologie et Progrès » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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