« Les évolutions de la politique agricole et alimentaire des États-Unis »

Intervention de Thierry Pouch, responsable des études de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture, lors du colloque « La souveraineté alimentaire, un enjeu pour demain » du jeudi 21 octobre 2021.

Je voudrais d’abord préciser que la taxe carbone aux frontières ne concerne pas les produits alimentaires. On s’interroge aujourd’hui sur l’éventualité d’élargir ce mécanisme d’ajustement « carbone à la frontière » mais pour l’instant il ne concerne pas les produits agricoles (sauf les engrais). Nous allons voir comment les États membres vont se coordonner là-dessus.

Lucien Bourgeois a évoqué le retour de la « souveraineté alimentaire » (thème de ce colloque) avec la crainte de la pénurie et la perception que nous avons de notre dépendance sur certains produits vis-à-vis de l’extérieur. Je rappelle que cette notion avait ressurgi au milieu des années 90 avec l’intervention de Via Campesina [1] qui avançait cette idée de « souveraineté alimentaire » pour combattre les effets de la mondialisation sur les pays en développement. Ce mouvement préconisait de revenir à des politiques de souveraineté alimentaire en opposition au Consensus de Washington [2] qui, avec les grandes institutions internationales et, en surplomb, les États-Unis, cherchait à démanteler tous les outils de régulation qu’avaient adoptés historiquement un certain nombre de pays, notamment en développement. Alors que l’objectif de Via Campesina dans les années 90 était de s’opposer à ce libéralisme à l’échelle mondiale qui touchait les pays en développement, cette notion de « souveraineté alimentaire » ressurgit aujourd’hui avec les craintes de pénurie dans les pays riches. C’est assez frappant et, de ce fait, paradoxal.

Quoi qu’il en soit, comme cela a été très bien dit, la notion de souveraineté ne désigne ni l’autosuffisance ni la sécurité mais simplement une autonomie de décision. Un État peut même décider souverainement d’importer toute son alimentation mais c’est une décision politique. Cela renvoie bien à tout ce que la science politique nous a appris, notamment à la définition de la souveraineté que donnait Jean Bodin dans Les six livres de la République (1576) : décider par soi-même pour soi-même sans interférence avec une instance extérieure, qu’elle relève de l’ordre divin ou, aujourd’hui, de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou de la Commission européenne.

En France, j’ai pu l’observer à travers les chambres d’agriculture, le Covid a provoqué le retour de cette notion de « souveraineté alimentaire ». Mais ce n’est pas forcément partagé par l’ensemble des États membres de l’Union européenne. Pour les pays du Nord, plutôt de tradition libre-échange, la question de la souveraineté alimentaire ne se pose pas. Il suffit de s’approvisionner sur les marchés internationaux.

Je voulais apporter cette précision qui fait lien avec ce que je vais dire sur les États-Unis.

Jusqu’à présent les États-Unis représentent le leadership sur les affaires internationales mais, comme l’a dit Matthieu Brun, le positionnement des États-Unis dans le pilotage des affaires du monde révèle un déclin relatif.

Depuis les années 30, ce pays a fixé dans le marbre la notion de souveraineté à travers une politique agricole définie pendant la Grande Dépression dont les conséquences avaient été extrêmement fâcheuses en termes d’effondrement des prix (à l’époque le prix du blé pouvait s’effondrer de 60 % en l’espace d’une semaine). Surtout, du fait de cet arrêt de l’activité agricole et parce qu’il n’y avait pas suffisamment de prix rémunérateurs, on assistait à des migrations intérieures vers l’Ouest et les agriculteurs cherchaient du travail dans les villes. C’est parfaitement décrit dans le célèbre roman de Steinbeck « Les raisins de la colère » dont certains chapitres dévoilent des cas de malnutrition d’enfants aux États-Unis pendant la Grande Dépression. Il s’agissait donc aussi, au-delà du soutien à apporter aux producteurs eux-mêmes, d’organiser un dispositif d’aide alimentaire intérieure pour subvenir aux besoins de la population américaine frappée par cette Grande Dépression qui avait engendré un chômage de masse.

La loi agricole

La prise de conscience de la nécessité d’une politique agricole date de 1929-1930 mais sa réalisation attendra l’élection de Roosevelt en 1933. Les conséquences de cette Grande Dépression, extrêmement profondes pour la population et pour les agriculteurs, ont été, avec le marché du travail, la première urgence de l’administration Roosevelt qui, pour construire cette politique agricole, s’est entourée d’économistes particulièrement pointus qui avaient soudainement pris conscience que si l’État fédéral n’intervenait pas c’était le régime démocratique américain qui pouvait sombrer.

Depuis cette époque-là, une loi agricole est votée par le Congrès tous les cinq ans. Au pays qui se réclame de la libre-entreprise un plan quinquennal pour l’agriculture avait été élaboré par les économistes dont s’était entouré F.D. Roosevelt ! Certains d’entre eux avaient d’ailleurs en tête l’exemple de la planification soviétique, ce qui leur avait posé beaucoup de problèmes, notamment en provenance du camp républicain qui avait obtenu une invalidation de la première loi agricole par la Cour suprême. Ils avaient été obligés d’aménager, d’amender cette loi agricole mais à partir du moment où elle a été validée elle s’est inscrite dans la durée.

L’extraordinaire longévité de cette politique agricole est tout à fait étonnante. Quelques tentatives de réformes ont eu lieu dans la deuxième moitié des années 90 mais les États-Unis sont très vite revenus à l’esprit initial. Ils avaient notamment mis en place le découplage des aides versées aux agriculteurs – essayant de déconnecter les aides de l’acte de production – mais ils y ont très vite renoncé parce qu’ils se sont heurtés au même moment à la crise asiatique qui s’est traduite par une décroissance des importations de certains pays asiatiques, donc une absence de débouchés qui s’est répercutée sur le revenu des agriculteurs. Un amendement à la loi agricole a donc « recouplé » les aides à la production de façon à produire davantage et essayer de trouver de nouveaux débouchés.

La loi quinquennale a donc jusqu’à aujourd’hui conservé l’esprit et la lettre de ce qui avait été décidé par l’administration Roosevelt.

Cette loi agricole est décidée et votée par le Congrès (la Chambre des représentants et le Sénat) et, lors de la préparation de la loi agricole, des joutes violentes opposent les Républicains et les Démocrates. Le Président américain n’a aucun droit de regard sur cette loi. Il peut exercer un droit de veto mais le Congrès peut passer outre. C’est arrivé à plusieurs reprises, notamment sous la présidence de George W. Bush qui s’était opposé à la loi agricole votée par le Congrès. Finalement la loi était passée.

L’aide alimentaire intérieure

L’aide alimentaire intérieure qui s’était mise en place à partir de 1933 pour subvenir aux besoins de la population frappée par la Grande Dépression a perduré jusqu’à la loi votée en décembre 2018, activée en 2019 et qui va s’appliquer jusqu’à 2023, c’est-à-dire au moment même où la PAC va se mettre en place. Étant donné ce qu’ils ont dit sur le Green Deal, je serais curieux de savoir comment les
États-Unis vont observer la réforme de la PAC qui va se mettre en place alors qu’eux-mêmes vont voter une nouvelle loi.

Le budget de la loi agricole voté en 2018 n’est pas très éloigné des 500 milliards de dollars dont 76 % sont dédiés à l’aide alimentaire intérieure qui comporte de nombreux mécanismes. Les apports nutritionnels (on ne parle plus de « bons alimentaires ») ciblent souvent des populations précarisées, au chômage, des femmes seules avec enfants, des personnes âgées. Des programmes alimentaires scolaires apportent aux enfants de quoi manger au moins une fois par jour.

Pour être éligible à cette aide alimentaire un citoyen américain doit prouver qu’il se trouve dans une situation compliquée, un immigré doit prouver qu’il est en situation régulière. Les étudiants ont été exclus du dispositif d’aide alimentaire lors de la précédente loi agricole.

Comme l’a indiqué Matthieu Brun, les dispositifs adoptés par un certain nombre de pays constituent des instruments de justice sociale. C’est précisément le cas aux États-Unis. L’aide alimentaire intérieure, qui occupe les trois quarts du budget agricole, est un outil de justice sociale. Il est pour l’État fédéral hors de question de revivre ce qui s’est passé pendant la Grande Dépression. Il faut que toute la population puisse accéder à la nourriture. Un clivage politique important oppose les Démocrates, plutôt progressistes en matière de justice sociale, et les Républicains, qui considèrent que cette aide alimentaire est finalement une assistance sociale et qu’il faut réduire ces dépenses pour inciter les populations qui bénéficient de cette aide alimentaire à trouver du travail, avoir un revenu, etc. Régulièrement, tous les cinq ans, qu’ils soient ou non majoritaires au Sénat et à la Chambre des représentants, les Républicains essayent de diminuer la taille du budget consacré à l’aide alimentaire intérieure aux États-Unis. Ils demandent des réductions conséquentes qu’ils n’obtiennent pas forcément et qui, lorsqu’ils les obtiennent, sont souvent très éloignées de leur objectif.

À la veille de la fameuse crise économique et financière de 2008, constitutive de l’éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis, environ 20 millions d’Américains bénéficiaient de cette aide alimentaire sous ses formes multiples. En l’espace de quelques mois on est monté à 47 millions (soit environ un Américain sur dix) de personnes touchées par cette précarité économique et sociale qui pouvaient prétendre bénéficier de cette aide alimentaire. Ce chiffre s’est maintenu pendant quelques années, le temps de la crise, avant une décrue de ces bénéficiaires de l’aide alimentaire. Avec la crise Covid ce chiffre est remonté à 45 millions d’Américains concernés par ce dispositif.

Les mécanismes de soutien aux agriculteurs

Les instruments de soutien aux agriculteurs mis en place depuis les années 30 ont aussi perduré jusqu’à aujourd’hui.

En ce moment les grandes cultures bénéficient de deux mécanismes fondamentaux que nous n’avons pas ou que nous n’avons plus en Europe :

Les paiements contracycliques. Le ministère américain de l’agriculture fixe un prix de référence, l’exemple type étant le blé à 202 dollars la tonne. Tant que le prix du marché mondial est supérieur à ce prix de référence le mécanisme du paiement contracyclique n’est pas activé. Lorsque le prix du marché tombe en-dessous de ce prix de référence, l’agriculteur peut prétendre avoir une compensation à la mesure de l’écart entre le prix de référence fixé par l’État et le prix du marché. Ce paiement contracyclique, qui concerne le soja, le maïs, le sorgho, toutes les productions de grande culture, est appelé aux États-Unis « compensation de perte de prix ».

L’autre dispositif consiste à couvrir l’assurance récolte. En fonction de leur perception de l’évolution du marché, de leur revenu, de ce qu’ils ont semé…, les agriculteurs peuvent opter pour une couverture de perte de prix ou une couverture de perte de chiffre d’affaires, sorte d’assurance récolte.

Les deux dernières lois agricoles ont introduit beaucoup d’innovations. Dans le secteur du lait notamment, un dispositif tout à fait original de couverture d’assurance marge a été mis en place. La marge est la différence entre le prix du lait vendu et le coût que représente l’alimentation du bétail. En fonction de la marge qu’il veut couvrir, de son cheptel et de son revenu, l’éleveur a la possibilité de s’assurer de façon réduite (marge plancher) ou au contraire d’assurer la totalité de son cheptel avec une marge très élevée (marge plafond). La cotisation demandée à l’éleveur laitier par l’assurance, qui varie selon la marge choisie, peut être très élevée, surtout pour un cheptel important.

Je voulais par ces quelques exemples illustrer la façon dont fonctionne la politique américaine.

J’ajoute que dans la période récente, en raison du conflit commercial entre les États-Unis et la Chine déclenché en mai 2018 par le président Trump, l’augmentation des tarifs douaniers sur l’aluminium et l’acier en provenance de Chine s’est traduite par des mesures de rétorsion adoptées par Pékin sur l’agriculture. Il est très frappant de voir que, depuis quelques années, les conflits commerciaux sur des produits industriels, les tensions diplomatiques ou les sanctions financières (comme pour la Russie dans la crise ukrainienne), se traduisent à chaque fois, par des rétorsions portant sur des secteurs considérés comme performants par le pays ou le groupe de pays qui attaque et qui sanctionne.

C’est ainsi que la Russie a décrété en août 2014 un embargo, toujours actif, sur les productions agricoles alimentaires (à l’exception de la viticulture) en provenance des États-Unis et de l’Union européenne, mais aussi de Norvège, d’Australie, du Canada qui avaient sanctionné la Russie. Le débouché russe s’est donc fortement contracté, que ce soit pour les produits laitiers (la Russie était jusqu’à présent un importateur de fromages très important) ou pour la viande porcine, pour ne prendre que ces deux illustrations.

De même la Chine, ripostant au conflit commercial que lui livraient les États-Unis, a augmenté les taxes douanières sur les produits laitiers, la viande porcine, le sorgho… ce qui a évidemment contracté le débouché chinois pour les États-Unis, concernant le soja notamment. Le cumul de cette crise commerciale entre la Chine et les États-Unis et le surgissement de la pandémie aboutit à un déficit commercial des États-Unis sur les produits agricoles et alimentaires alors que ce pays avait un excédent commercial historique au moins depuis les années 50. Ce déficit n’est pas énorme (3 à 4 milliards de dollars) mais il dessine la trajectoire qu’a empruntée ce pays qui est en train d’être touché par l’érosion du pouvoir alimentaire qu’il avait instauré sur le monde en tant que puissance hégémonique.

Nous ne sommes pas loin du 30ème anniversaire des accords du GATT. Il faut avoir à l’esprit que ces accords du GATT ont été obtenus parce que les États-Unis avaient déclenché un cycle de négociations en 1986 lorsqu’ils se sont aperçus qu’ils perdaient des parts de marché au profit de l’Europe. Mais, quand on observe bien l’évolution des chiffres, l’Europe n’était pas vraiment responsable. Cela relevait plutôt de la politique économique intérieure américaine. Mais les États-Unis ont quand même réussi à imposer le dossier agricole dans le cycle de l’Uruguay alors que jusque-là, l’agriculture, à part quelques éléments techniques, bénéficiait d’un régime d’exception au GATT.

On observait donc déjà à cette époque une réaction des États-Unis qui, à travers leur politique agricole, n’entendaient pas céder un pouce de leur pouvoir alimentaire.

L’accord commercial étant multilatéral, un certain nombre de pays émergents se sont engouffrés là-dedans, dont le Brésil qui est aujourd’hui le premier fournisseur de soja de la Chine, même si la Chine a repris ses achats de soja auprès des États-Unis à partir du début de l’année 2020.

Aujourd’hui, les États-Unis, en difficulté, versent des aides exceptionnelles à leurs agriculteurs, au-delà de ce à quoi ils ont droit dans le cadre de la loi agricole (des aides exceptionnelles au titre de la guerre commerciale puis au titre de la pandémie). En effet, on avait constaté qu’au-delà de l’érosion du solde commercial excédentaire, le revenu des agriculteurs américains avait chuté depuis trois ou quatre ans. Il a donc fallu reconstituer ces revenus par des aides absolument colossales qui ont dépassé les 60 milliards de dollars sur les deux dernières années. Et ces aides sont pour les trois quarts des aides couplées prohibées par l’OMC car considérées comme une source de distorsion de concurrence ! (En Europe on découple, aux États-Unis on couple). Mais malgré les récriminations, malgré les sanctions, les États-Unis passent outre l’OMC et considèrent qu’il y va de l’intérêt national de défendre l’agriculture.

Cette trajectoire est très intéressante. La politique agricole américaine a une telle longévité qu’elle force la curiosité. Mais malgré cette politique agricole, malgré les aides exceptionnelles que peut verser l’État fédéral on observe quand même une érosion de la puissance agricole américaine qui va nécessiter de scruter ces tendances pour les années à venir.

Que vont-ils faire ?

Qui peut prétendre succéder aux États-Unis en tant que puissance agricole et alimentaire mondiale ?

Je vous remercie.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Vous avez montré – ce qui pouvait ne pas paraître évident à toute l’assistance – qu’aux États-Unis l’intérêt national guide la politique agricole, à la fois dans sa version interne, avec les soutiens et les aides que vous avez évoqués, mais aussi dans sa dimension externe puisqu’ils ont su imposer le cycle de l’Uruguay au GATT.

Malgré cela, en raison de lois géostratégiques que la raison agricole ne connaît pas toujours, les États-Unis voient leur puissance érodée.

Lucien Bourgeois

Les aides au secteur agricole représentent aux États-Unis 500 milliards pour cinq ans.

Thierry Pouch

Cela représente, en moyenne sur cinq ans, 1,1 % du PIB américain (0,35 % du PIB pour la PAC).

Lucien Bourgeois

C’est en effet, rapportée au PIB, une dépense par beaucoup plus élevée.

Marie-Françoise Bechtel

Nous allons maintenant aborder un autre « gros morceau » qu’est la Chine, avant de revenir à la PAC.

—–

[1] La « Via Campesina » (« Voie paysanne » en espagnol) est un mouvement paysan international, créé en 1993 à Mons, en Belgique, qui milite pour le droit à la « souveraineté alimentaire » et défend les petites et moyennes structures paysannes.
[2] Le « Consensus de Washington » est un accord tacite visant à conditionner les aides financières aux pays en développement à des pratiques de bonne gouvernance telles que définies par le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale. Ces « bonnes pratiques » d’inspiration fortement néo-libérales ont été formalisées en 1989 par John Williamson. Elles visent notamment à la dérégulation de l’économie.

Le cahier imprimé du colloque « La souveraineté alimentaire, un enjeu pour demain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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