« La politique agricole de la Chine »
Intervention de Jean-Marc Chaumet, spécialiste de l’agriculture chinoise, membre du comité de rédaction de DEMETER, lors du colloque « La souveraineté alimentaire, un enjeu pour demain » du jeudi 21 octobre 2021.
À propos de la Chine je voudrais expliquer pourquoi la Chine s’arc-boute sur sa sécurité alimentaire puis montrer que la place de l’État est extrêmement importante dans la politique agricole chinoise.
On parle beaucoup de la Chine en raison de son poids sur le marché mondial des produits. La Chine investit beaucoup à travers le monde. La Chine adopte une politique étrangère de plus en plus décomplexée, voire agressive pour certains. La Chine inquiète.
Mais on oublie souvent que la Chine est inquiète car elle est dépendante. Elle est dépendante pour son énergie (elle importe énormément de pétrole et de gaz) et elle est dépendante pour son alimentation. Car malgré ses succès économiques la Chine reste confrontée à la contrainte de l’alimentation. Elle doit approvisionner environ 18 % à 19 % de la population mondiale avec 8 % à 9 % des terres. Je me permets à ce propos d’apporter une précision sur le chiffre que donnait Lucien Bourgeois : les 30 % de la production agricole réalisés en Chine s’entendent en valeur, non en volume. En effet, 30 % en volume de la production mondiale permettrait largement de nourrir un peu moins de 20 % de la population. Mais c’est 30 % en valeur et les prix sont très élevés en Chine.
Donc la Chine est dépendante. Comment devenir première puissance mondiale tout en étant dépendante sur le plan alimentaire ? Telle est la problématique qui se pose à la Chine.
Le terme-même de « souveraineté alimentaire » est très rarement utilisé en Chine, même si, comme l’a dit Thierry Pouch, l’autonomie de décision politique y est extrêmement présente. La Chine ne peut décider que par elle-même et pour elle-même. La souveraineté ne serait-ce que territoriale de la Chine est un sujet très sensible, comme on peut le voir à travers différents exemples. Il en est de même pour la « souveraineté alimentaire », même si le terme n’est pratiquement jamais utilisé en Chine où on parle de « sécurité des grains », ce qui est généralement traduit par « sécurité alimentaire ».
Pourquoi la Chine est-elle aussi arc-boutée sur son autosuffisance et sa souveraineté alimentaire ?
Thierry Pouch nous a livré un historique de la politique agricole des États-Unis. Parlant de la Chine, je remonterai jusqu’à 500 av. J.-C., à l’époque des Royaumes combattants (Vème-IIIème s. av. J.-C.). Avant même l’unification des royaumes en un empire chinois, l’arme alimentaire était utilisée. L’une des grandes idées qui occupaient l’esprit des décideurs politiques et de leurs conseillers était la nécessité d’avoir une agriculture forte et d’être indépendants sur le plan alimentaire pour résister aux assauts des autres Royaumes combattants. Cette idée était présente dans d’autres civilisations, à d’autres moments mais, particularité de la Chine, elle y est toujours présente aujourd’hui. Un document politique rédigé en 2015 par les autorités chinoises, mentionnait : « Pour que la Chine soit forte, il faut que son agriculture soit forte. »
Le lien entre puissance du pays et puissance de l’agriculture existait il y a 2500 ans et il existe toujours aujourd’hui. C’est une continuité dans l’histoire de la Chine.
Au XXème siècle, une série d’événements ont marqué l’histoire de la Chine, renforçant cette idée de souveraineté à travers l’autosuffisance alimentaire. Après la famine qui, en 1943, avait fait 3 millions de morts dans le Hainan, la Chine a été marquée par la famine du Grand bond en avant (1959-1961). Il y a aujourd’hui encore en Chine des gens qui ont connu cette famine, qui s’en souviennent. Ces histoires de manque alimentaire et de famine sont donc encore présentes dans l’esprit des dirigeants chinois, moins par peur de manquer que par crainte de l’arme alimentaire. Ils ont en effet en tête l’embargo sur la Chine décidé par les États-Unis au moment de la guerre de Corée. La Chine était venue soutenir la Corée du Nord dans les années 50, combattant directement l’armée américaine. À partir de cet engagement chinois les États-Unis avaient décrété un embargo alimentaire vers la Chine essayant même d’emmener avec eux l’Australie et le Canada, gros exportateurs, notamment de céréales. La Chine s’en souvient. Certes Mao Tsé Toung répugnait à acheter des produits aux pays capitalistes mais cet embargo avait eu des conséquences lors du Grand bond en avant car la Chine, quand elle a manqué de nourriture, avait des difficultés pour s’approvisionner sur le marché international. De là cette idée que la Chine doit produire elle-même parce elle ne peut pas compter sur le marché international où des adversaires, parfois des ennemis, peuvent utiliser l’arme alimentaire.
Un autre événement a renforcé l’idée chinoise d’autosuffisance et mis l’accent sur la sécurité alimentaire : c’est la publication, en 1995, d’un livre intitulé Who Will Feed China ? : Wake-Up Call for a Small Planet (Qui va nourrir la Chine ? Un réveil pour une petite planète). L’auteur de cet ouvrage, Lester Brown, agroéconomiste américain, y soutient l’idée que la Chine n’arrivera pas à se nourrir, que sa production agricole croîtra moins vite que sa population et qu’elle devra s’approvisionner sur le marché international. La Chine aura les moyens d’acheter, écrivait-il, mais elle fera monter les prix et les pays pauvres, notamment les pays africains, ne pourront plus acheter sur le marché international et souffriront de la faim. Ce livre, qui présentait une Chine qui ne pourrait pas se nourrir et affamerait d’autres pays, a été pris comme une attaque directe contre le pouvoir chinois et sa capacité à nourrir sa population. Qui va nourrir la Chine ? C’est nous ! ont répondu les dirigeants chinois. Nous nous nourrirons nous-mêmes et nous n’aurons pas besoin du marché international. A partir de la fin des années 90, pour montrer au monde qu’elle arriverait à se nourrir, la Chine a donc mis en place une politique très productiviste, axée surtout sur les « grains » qui étaient et restent la base de l’alimentation chinoise.
Elle a donc augmenté sa production de céréales pour nourrir sa population et le bétail, source de protéines animales.
Pour ce faire elle a mis en place
– des prix minimum : sur le marché national chinois, si le prix du blé, du riz, du maïs ou du soja tombait en-dessous d’un prix fixé, l’État achetait et stockait. D’où les stocks énormes dont a parlé Lucien Bourgeois.
– des aides directes aux cultivateurs ou aux éleveurs.
– des barrières aux frontières, notamment pour les céréales.
Mais la Chine est entrée dans l’OMC en 2001. Lors des négociations précédant son accession, notamment avec les États-Unis, la Chine a dû faire des concessions sur le plan agricole : limiter le montant des aides à l’intérieur de ses frontières mais aussi limiter les barrières aux frontières. Elle a notamment décidé de ne pas mettre de barrières sur le soja. C’est pourquoi la Chine est devenue le premier importateur de soja au monde.
D’après une étude réalisée par Agriculture Stratégies sur les bases des données OCDE, la Chine est dans le monde le pays qui soutient le plus son agriculture, devant les États-Unis et l’Europe. C’est celui qui donne le plus d’aides à son agriculture par rapport au PIB (non par habitant ni par exploitation : il y a 1,4 milliard d’habitants et des dizaines de millions d’exploitations).
Cette politique a eu des succès. Le pourcentage de personnes souffrant de sous-nutrition en Chine est tombé à moins de 10 % (soit environ 100 millions de personnes). La Chine a réussi à être plus ou moins autosuffisante au début des années 2000.
La Chine a bénéficié de l’OMC qui lui a permis d’exporter beaucoup. Elle s’est enrichie. La consommation intérieure, notamment de produits animaux, a augmenté, entraînant une hausse des importations. Devenue importatrice nette de produits agricoles en 2003, la Chine a vu son déficit commercial agricole se creuser année après année et dépasser 90 milliards de dollars en 2020.
Malgré ses politiques productivistes la Chine est donc devenue dépendante et elle a dû importer de plus en plus. Au départ les dirigeants chinois disaient que cette dépendance était temporaire et ne portait que sur quelques produits. En 2015 ils ont dû se rendre officiellement à l’évidence que la Chine ne pourrait pas se nourrir elle-même. La Chine est obligée d’importer certains produits : une révélation pour les observateurs de la politique agricole chinoise, enfin, la Chine reconnaissait qu’elle était importatrice net et qu’elle ne pourrait pas nourrir sa population.
À partir de 2015 on a observé une réorientation de la politique agricole chinoise. La politique productiviste dont j’ai parlé a eu des succès certes insuffisants en volume mais des conséquences négatives sur l’environnement. Quand on produit beaucoup plus en Chine, on met trois ou quatre fois plus de pesticides et d’engrais que partout ailleurs dans le monde, en tout cas qu’aux États-Unis et en Europe. Cela a des conséquences sur l’environnement. Les dirigeants chinois se sont rendu compte que les records de production de céréales, de riz et autres finiraient par épuiser les ressources naturelles, que ce soit la terre ou l’eau. Les pollutions des rivières et des sols, par l’agriculture mais aussi par l’industrie, sont très importantes. La Chine a donc entamé une autre politique en 2015 qui consiste à freiner, à stabiliser la production pour essayer de dépolluer et de régénérer un peu les sols et les ressources hydriques.
Mais la consommation continuant d’augmenter il allait falloir importer, donc devenir dépendants et se soumettre au risque de l’arme alimentaire, des embargos, d’une dégradation de l’image de la Chine. Les autorités chinoises, qui avaient déjà commencé à investir à l’étranger, se sont servies des routes de la Soie pour développer leurs investissements à l’étranger, notamment en matière agricole. L’objectif étant d’importer la production d’entreprises chinoises basées à l’étranger et de contrôler le maximum de maillons de la chaîne agricole. C’est pourquoi les premiers investissements chinois à l’étranger étaient dans les terres agricoles. Plus tard ils ont investi dans les élevages, puis dans la transformation (abattoirs, usines de transformation de lait). Ensuite ils ont racheté des traders pour ne pas dépendre des grands traders internationaux, français ou américains. Enfin, ils ont acheté Syngenta pour produire leurs propres semences. Maîtrisant les terres, les semences, les élevages, les entreprises de transformation, les traders… les Chinois arrivent à contrôler une partie de la chaîne pour limiter leur dépendance de l’étranger.
Si, lors du conflit commercial avec les États-Unis, la Chine a pu se fournir en soja auprès du Brésil, pour d’autres produits, tel le lactosérum et certains produits animaux, elle dépendait vraiment des États-Unis. Entre ce conflit commercial américain et la crise du Covid, qui a provoqué un certain nombre de ruptures de chaînes d’approvisionnement, la Chine a pris conscience de sa dépendance vis-à-vis de l’étranger en dépit de tous ses investissements.
Depuis le début de cette année une nouvelle orientation de la politique agricole chinoise prône une stimulation de la production nationale. La Chine veut réaugmenter ses productions, en particulier de grains, en redonnant la priorité à sa production nationale sans renoncer à régénérer les sols et les ressources hydriques. Son but est une moindre dépendance vis-à-vis de l’international. On parle beaucoup de production de volumes d’aliments mais la Chine voit plus loin et ne veut plus être obligée d’acheter ses semences (végétales et animales) à d’autres pays. Les Chinois ont racheté Syngenta et un nouveau plan, mis en place en 2021, vise à développer en Chine la recherche sur les semences afin de maîtriser toute la chaîne alimentaire. On observe donc depuis un an un retour vers une autosuffisance. Mais la Chine ne pourra pas tout produire sur son sol et les importations restent nécessaires. Aussi les investissements à l’étranger ne vont-ils pas diminuer. La Chine continuera à importer depuis les entreprises et les terres achetées ou louées à l’étranger. La consommation croît avec le pouvoir d’achat et il va falloir nourrir 100 millions de Chinois de plus d’ici 2030-2035.
La Chine doit donc jouer sur deux volets : avoir le maximum d’autosuffisance et maîtriser son approvisionnement et donc investir à l’étranger. On revient donc à l’idée d’une souveraineté qui consiste à décider de son alimentation et de sa politique agricole. Et la politique agricole chinoise vise d’une part à produire le plus possible sur place, tout en essayant de voir à long terme en essayant de ne pas trop polluer et même de dépolluer, et d’autre part à importer au maximum d’entreprises chinoises.
Le marché agricole chinois, une arme entre les mains de l’État
Comme je l’ai dit, la Chine est dépendante donc la Chine est inquiète. Mais elle connaît sa force, elle connaît la force de son marché intérieur, elle connaît la force de son marché agricole qu’elle utilise de plus en plus comme moyen de représailles au niveau politique. Quand, sur certains produits, il y a une forte interdépendance avec les exportateurs, elle peut utiliser son marché pour essayer de faire plier les pays.
Quelques exemples :
Lorsque le prix Nobel de la paix de 2010 a été attribué au dissident emprisonné Liu Xiaobo « pour ses efforts durables et non violents en faveur des droits de l’homme en Chine », la Chine a mis un embargo sur le saumon fumé norvégien pour punir la Norvège… même s’il n’y a pas vraiment de lien entre le Nobel et les produits norvégiens !
Lorsque fin 2018 le Canada a arrêté Meng Wanzhou, une des dirigeantes du géant chinois Huawei, la Chine a arrêté ses achats de colza canadien.
Lorsque l’Australie a soutenu l’idée d’une enquête OMS indépendante sur le Covid en Chine, la Chine a mis des freins à l’importation de plusieurs produits australiens, dont la viande bovine et les céréales.
La Chine est dépendante vis-à-vis du monde, elle le sait, mais sur certains produits elle se sent suffisamment forte pour pouvoir utiliser son marché agricole et essayer de « punir » certains pays sur leurs exportations agroalimentaires. La Chine joue sur cette interdépendance. Sur certains produits elle ne fera jamais de représailles parce qu’elle sait qu’elle est trop dépendante d’un seul exportateur mais sur les pays où elle sait qu’elle peut jouer avec différents exportateurs elle n’hésite pas.
Enfin, la Chine cherche à diversifier ses importations pour ne pas être dépendante. Jusqu’en 2013-2014, 90 % du maïs importé par la Chine provenait des États-Unis, adversaire potentiel. Il fallait donc trouver d’autres sources. Et la Chine a soudain découvert que le maïs qu’elle importait des États-Unis n’était pas homologué en Chine ! Ces importations ont donc été interrompues pendant un an et la Chine s’est tournée vers l’Ukraine où elle a beaucoup investi dans des terres et dans des entreprises. Et 80 % du maïs qui rentrait en Chine avant la crise Covid venait d’Ukraine.
Encore un exemple qui montre que la Chine cherche à limiter sa dépendance en produisant davantage sur place et en essayant de maîtriser au maximum ses importations. Elle diversifie ses fournisseurs pour limiter sa dépendance alimentaire, une perte de souveraineté qui, dans la tête des dirigeants chinois, constitue un frein à l’émergence de la Chine sur la scène internationale et surtout à sa conquête du pouvoir dans le monde puisque la Chine veut devenir première puissance mondiale en 2050 ou 2049.
Je vous remercie.
Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup.
Nous venons d’entendre un exposé des faits fascinant. Les deux grands ensembles géostratégiques que sont les États-Unis et la Chine ont l’un et l’autre une mémoire historique extrêmement forte qui porte leur aspiration à l’autosuffisance. Les États-Unis la recherchent depuis les années 30, ce qui a donné lieu à cette extraordinaire loi quinquennale, imitée, si j’ai bien compris, d’un grand pays de l’Est qu’on ne saurait nommer. Si, me semble-t-il, les États-Unis ont plutôt choisi la production nationale, la Chine vous l’avez très bien montré a hésité selon les phases entre favoriser la production nationale et favoriser les échanges, avec tout ce que vous avez développé dans la dernière partie de votre exposé.
Que peut et que fait là-dedans, l’Union européenne qui, faut-il le rappeler, n’est pas un État ? Cette question sera l’objet de la dernière intervention.
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Le cahier imprimé du colloque « La souveraineté alimentaire, un enjeu pour demain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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