Intervention de Lucien Bourgeois, économiste, spécialiste des politiques agricoles et alimentaires, membre de l’Académie d’agriculture, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du colloque « La souveraineté alimentaire, un enjeu pour demain » du jeudi 21 octobre 2021.

Merci, Madame la présidente.

Pourquoi avoir choisi ce sujet ?

La souveraineté alimentaire est la capacité et le droit pour un pays ou un groupe de pays de rester maître de sa politique agricole et alimentaire, commerce extérieur des produits alimentaires inclus, sans nuire aux autres pays. Elle doit être distinguée de la sécurité alimentaire, qui nécessite que la demande des consommateurs soit assurée sans pénurie, et de l’autosuffisance, à savoir la capacité de la production nationale à satisfaire l’ensemble de la consommation intérieure.

Ce concept de souveraineté a été la ligne de conduite de tous les gouvernements de tous les pays du monde depuis des temps immémoriaux. Il faut en effet manger trois fois par jour et les pénuries sont sources d’instabilité politique.

Mais ce concept a été enterré depuis trente ans, après la chute du mur de Berlin, par les adeptes de la « mondialisation heureuse » qui pensaient que la France pouvait se spécialiser dans les services et se reposer sur la « Ferme brésilienne et l’atelier industriel chinois ».

L’alimentation de la planète n’est pas un problème d’offre

La mondialisation mise en place dans les années 90 a permis une certaine abondance. Depuis la campagne 2013-2014, nous avons vécu une série de neuf années de records mondiaux de production de céréales à plus de 2 milliards de tonnes, et même 3 milliards si l’on ajoute le riz et le soja. La production a augmenté de 600 millions de tonnes en dix ans. C’est un rythme plus rapide que celui de l’accroissement de la population mondiale, donc des besoins alimentaires. La récolte totale mondiale en blé, maïs, autres céréales, riz et soja de la prochaine campagne est estimée par le Conseil international des céréales à 3,2 milliards de tonnes. Chacun des 7,9 milliards d’humains peuplant actuellement la planète pourrait disposer de 400 kilos de céréales par an, ce qui suffit largement à assurer une diète alimentaire satisfaisante.

Mais il y a encore 700 millions de personnes en état de sous-nutrition et ce nombre a tendance à augmenter depuis les cinq dernières années. Il s’agit dans la grande majorité des cas de personnes habitant dans des pays en guerre avec leurs voisins ou en guerre civile. Cela est dû aussi à des phénomènes de pauvreté dans certains pays riches. Dans tous les cas, il ne s’agit pas d’un problème de pénurie due à une incapacité technique de l’humanité à assurer sa subsistance mais d’un problème de répartition des richesses. Rappelons par exemple que l’on affecte cette année à la production d’éthanol 369 Mt de céréales qui, consacrées à l’alimentation, suffiraient à nourrir plus d’un milliard de personnes.

Mais si cette mondialisation des échanges a favorisé une augmentation de la production, elle n’a pas empêché les crises comme celle de 2008 avec un développement des émeutes de la faim. Mais surtout cette mondialisation a favorisé la généralisation de techniques peu durables et qui ne permettent pas de réduire le réchauffement climatique.

Des accords multilatéraux au point mort

Pour résoudre ces problèmes de répartition entre pays riches et pays pauvres, il aurait été nécessaire de parvenir à des accords internationaux visant à équilibrer les rapports de force. De nombreuses réunions d’instances internationales se sont tenues depuis l’accord de Marrakech qui, en 1994, avait permis la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). L’institution d’un organisme de règlement des différends a permis un certain nombre de procès qui ont facilité la prise de conscience des distorsions de concurrence. Mais de nombreux pays se sont opposés à la libéralisation croissante des échanges, en particulier l’Inde et les États-Unis.

Une alerte sévère, en 2008, avec une très importante hausse des prix des produits agricoles, a entraîné de nombreuses émeutes de la faim. Mais les règles n’ont pas été changées. En attendant, on assiste à la généralisation des accords bilatéraux entre les grandes puissances et les pays pauvres avec un rapport de force très défavorable. La prochaine rencontre de l’OMC aura lieu à Genève fin novembre. Les enjeux de cette réunion ne sont pas clairs. Difficile de croire que l’on puisse parvenir enfin à un accord de qualité.

La mondialisation mise en place ne semble pas durable car elle n’évite pas les crises ; elle ne permet pas non plus de prendre les mesures nécessaires pour limiter le réchauffement climatique et stopper la diminution de la biodiversité. L’accord de Paris sur le climat date de 2015. Mais les COP [1] se suivent et le CO² augmente. La prochaine COP climat va se tenir à Glasgow début novembre, tandis que la dernière COP biodiversité vient d’avoir lieu en visioconférence depuis la Chine.

L’irruption de la pandémie COVID

La pandémie COVID a obligé les gouvernements de tous les pays du monde à innover en prenant des mesures inhabituelles. Elle a montré aussi l’importance pour chaque pays d’avoir une marge d’autonomie pour la santé et l’alimentation.

Concernant la santé, nous avons pris conscience de notre dépendance pour les masques, les vaccins et les médicaments. En 2008, on enregistrait 40 signalements de pénurie pour les médicaments indispensables pour certaines maladies, c’était 800 en 2016 et 2400 en 2020 ! Le Gouvernement français vient de réagir en obligeant les laboratoires à avoir deux mois de stocks à partir du 1er septembre 2021.

Concernant l’alimentation, les gouvernements se sont inquiétés de l’approvisionnement de la population confinée. La production agricole a montré une résilience certaine bien que l’Union européenne eût poursuivi sa politique de libéralisation des marchés en supprimant les quotas pour le lait et la betterave à sucre et en diminuant fortement les stocks stratégiques de céréales, tombés ces dernières années à 33 millions de tonnes, soit environ 10 % de la consommation annuelle. Par comparaison les stocks chinois sont 15 fois plus importants et correspondent à un an de consommation humaine et animale.

Dans un premier temps la pandémie avait ralenti les échanges et permis d’éviter les crises sur les produits. Mais l’effet se produit au deuxième semestre 2021 avec une flambée des prix. Les prix des produits agricoles à la production viennent d’augmenter de plus de 10 % en douze mois en France. Il en est de même des prix des engrais qui ont dépassé leur pic de 2008 en Amérique du Nord. Paradoxe suprême, on pourrait même manquer de glyphosate cet hiver car 40 % de la production mondiale provient de Chine !

L’immobilisme européen

La PAC aura 60 ans en 2022 et cela fera 30 ans qu’elle a été réformée après la chute du Mur de Berlin. De nombreuses critiques ont ciblé un système d’aides directes qui encourage la concentration des exploitations. Mais ce système vient d’être reconduit malgré une nouvelle Commission favorable à une plus grande prise en compte de la santé et de l’environnement.

Les contradictions américaines

La longue tradition interventionniste de la politique agricole américaine, qui date de la crise de 1929 et des mesures prises par Roosevelt en 1933, a été reconduite récemment. Elle est partagée entre une vision assurantielle plus souple, des subventions très importantes pour les consommateurs les plus pauvres et une utilisation de plus d’un tiers de la production céréalière de ce pays pour fabriquer de l’éthanol (165 Mt).

La montée en puissance de la Chine

Tout au long de son histoire millénaire, la Chine a été très attentive à sa souveraineté alimentaire. Le fait nouveau est l’irruption dans les marchés mondiaux de la Chine, de loin le premier pays producteur du monde avec 30 % du total soit plus que les États-Unis, l’Union européenne et le Brésil réunis. La souveraineté est un objectif clair. La Chine est le premier producteur mondial de céréales et garde en stock l’équivalent d’une année de consommation intérieure.

Les crises sur le marché chinois de la poudre de lait et de la peste porcine ont des retombées de plus en plus nettes sur les évolutions du commerce mondial. On l’a vu avec la décision de ne plus acheter de soja aux États-Unis ou la polémique avec l’Australie. Les Chinois sont venus acheter leur orge en Europe mais cela a conduit l’Australie à renforcer son alliance avec les États-Unis.

Attention aux instruments d’observation

Les instruments d’observation des évolutions en cours sont souvent insuffisants. Il en est ainsi de l’indicateur du PIB qui ne permet pas une bonne appréciation de l’amélioration ou de la détérioration du patrimoine aussi bien concernant la qualité des terres que la biodiversité.

La mondialisation a favorisé la montée en puissance des grandes entreprises et le commerce mondial devient de plus en plus un commerce intra-firme. Les statistiques du commerce extérieur deviennent obsolètes.

Il est étonnant de constater que malgré la mondialisation de nos échanges, nos appareils statistiques sont restés très nationaux et ne permettent pas une comparaison facile des économies.

Les Cours des comptes française et européenne regrettent l’absence de procédures d’évaluation des mesures prises, en particulier les aides directes au revenu qui ne semblent pas améliorer l’environnement.

Marie-Françoise Bechtel

Je remercie Lucien Bourgeois qui a dressé un panorama de l’ensemble des problèmes qui vont se poser, à charge pour chacun des intervenants de cadrer ces problèmes dans une zone ou un secteur lui-même fort large comme on va le voir tout de suite avec Matthieu Brun.

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[1] COP : Conférence des Parties signataires de la Convention Climat. En anglais Conference of the parties.

Le cahier imprimé du colloque « La souveraineté alimentaire, un enjeu pour demain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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