Débat final, lors du colloque « La souveraineté alimentaire, un enjeu pour demain » du jeudi 21 octobre 2021.
Merci beaucoup.
Je vous avoue que je peine un peu à comprendre quel est le véritable enjeu pour l’Europe à travers les nouvelles négociations de la PAC. La définition du Green Deal ? La renationalisation des politiques agricoles ? J’avoue que j’ai un peu de mal à situer cet acteur international par rapport aux deux autres grands acteurs dont il a été question tout à l’heure.
Et la France dans tout cela ?
Nous avons ici un émissaire du haut-commissaire au Plan, bien connu de la Fondation Res Publica et j’aurais envie de lui demander son point de vue sur cette question pour ne pas évacuer la France de notre réflexion.
Baptiste Petitjean
Bonsoir.
Je suis un peu « à la maison », ce soir, après avoir organisé ici chaque mois, pendant dix années, les colloques de la Fondation Res Publica avec Jean-Pierre Chevènement, Marie-Françoise Bechtel, Alain Dejammet, Lucien Bourgeois et tous les autres membres du Conseil scientifique… Nous avions d’ailleurs déjà travaillé sur la dimension stratégique de l’agriculture, il y a dix ans [1].
Les constats de l’époque se sont aggravés si on parle de la France.
La France, puissance agricole et agroalimentaire [2], a de nombreux atouts qu’il faut souligner : premier exportateur mondial de vin, 3ème exportateur mondial de céréales, grand exportateur de semences (secteur stratégique !), de produits laitiers, de malt (la consommation mondiale de bière augmente), excédentaire chaque année de 300 millions d’euros sur les pommes…
Nous rencontrons aussi de très grandes difficultés et ne pouvons ignorer de sérieux points noirs. En 2019, l’année précédant la crise sanitaire, l’excédent agricole et agroalimentaire français atteignait 7,8 milliards d’euros. Mais si l’on retire de cet excédent les Champagnes (3 milliards d’euros d’excédent), le Cognac (3,3 milliards d’euros d’excédent) et les vins rouges de Bordeaux (2 milliards d’euros d’excédent) qui, cumulés, font 8,3 milliards d’euros d’excédents, la France est déficitaire. La France est également déficitaire, tous produits confondus, vis-à-vis de ses partenaires de l’Union européenne. On pourrait dire que c’est une vue de l’esprit de retirer un produit d’une balance commerciale. Ceci dit, même au regard du Nutri-score qui est imparfait, il est difficile de se maintenir en bonne santé en se nourrissant intégralement de vin !
L’érosion de la puissance commerciale de la France est finalement assez rapide. Je crains qu’après le repli industriel (la Fondation Res Publica a beaucoup traité de la désindustrialisation) nous ne soyons entrés dans une phase de « désagricolisation » de la France. En 2000, la France avait des parts de marché à l’export au niveau mondial à hauteur de 8 %. Aujourd’hui on est autour de 4,5 %. En vingt ans nous avons divisé par deux nos parts de marché à l’export. La surface des vergers, en France, en 20 ans a chuté de presque 40 % si on exclut les fruits à coque. La surface des pêchers-nectariniers, par exemple, a baissé de près de 60 %, autant dire qu’il n’en reste plus grand-chose. Aujourd’hui, 50 %, voire plus, des fruits et légumes consommés en France sont importés. Selon un rapport sénatorial datant de 2019 [3] 20 % de l’alimentation française est importée.
On peut parler d’une atteinte à notre « souveraineté alimentaire ».
Se posent aussi les questions de sécurité alimentaire.
Comment résoudre l’équation alimentaire mondiale ? C’est la question que pose le club DEMETER, et plus particulièrement Matthieu Brun et Sébastien Abis. « La France va nourrir la planète », entendait-on dans les grandes années du productivisme agricole français. Non, la France ne va pas nourrir la planète mais elle peut contribuer à résoudre une partie de l’équation alimentaire mondiale. Elle le fait déjà au Moyen-Orient et au Maghreb où l’on consomme beaucoup de blé français.
Ceci me permet de faire une incise sur les pénuries de farine. L’année dernière les Français ne trouvaient plus de paquets de farine de 1 kg dans les rayons. Je me suis renseigné auprès des meuniers. Ce n’était pas la farine qui manquait mais les paquets ! En effet, en France, seulement quatre entreprises industrielles mettent la farine dans des paquets de 1 kg. 50 % des paquets de farine de 1 kg consommés en France sont importés d’Allemagne, d’Italie, de Turquie (Turquie qui mène d’ailleurs une grande géopolitique de la farine).
M. Choplin, je vous ai écouté attentivement parler de la politique agricole commune. J’ai eu l’impression que vous étiez en train de décrire une PAC qui n’était plus commune, qui n’était plus agricole… et vous vous demandiez même si elle était une politique ! Vous n’avez pas cité le rapport du Centre commun de recherche (JRC, Joint Research Centre [4])[5] – manifestement bouclé vers janvier-février, donc avant la finalisation des négociations sur la PAC [6] – selon lequel les stratégies que vous avez citées (« De la ferme à la fourchette », « Biodiversité 2030 »), auront des conséquences sur les niveaux de production qui pourraient aller jusqu’à -10 %, voire -15 % en fonction des produits. Une baisse de la production qui entraînera une augmentation de nos importations depuis les pays tiers. À quoi bon être toujours plus vertueux si nous importons toujours plus de mauvais produits, en tout cas des produits qui ne respectent pas nos standards, venus des pays tiers ?
Je travaille maintenant auprès du Haut-commissaire au Plan. À travers nos publications, notamment la dernière, sortie aujourd’hui [7], nous essayons de mettre en regard l’évolution de la consommation au niveau mondial et au niveau national avec nos forces et nos faiblesses. Au-delà de la souveraineté alimentaire, au-delà de la résilience alimentaire, la vision que nous essayons de proposer est celle de la puissance agricole et agroalimentaire. Je sais que cette notion de puissance agricole et agroalimentaire n’est pas forcément consensuelle. C’est en tout cas le cap que nous essayons de fixer à la France car c’est en se projetant qu’elle conservera sa capacité de production.
Nous avons cessé de nous projeter dans l’industrie. Le résultat se lit dans le niveau de désindustrialisation de notre pays. Voulons-nous la même chose pour nos industries agroalimentaires, pour notre activité agricole ?
Depuis un an, nous essayons de mettre en avant un cadre général : Au cœur du contrat social français tel qu’il a été imaginé au lendemain de la Seconde guerre mondiale avec le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) et à partir des ordonnances de 1945 sur la sécurité sociale, on trouvait le lien entre les forces productives du pays et le modèle social. Aujourd’hui une partie des termes du contrat ne sont plus tenus. La production sur notre sol est de plus en plus faible. Bien qu’un léger rebond ait eu lieu en 2017, 2018 et 2019 (le solde des créations et des destructions d’emplois industriels a été positif ces années-là), les emplois industriels ont diminué de moitié depuis 1980 (- 2,2 millions), pour s’établir à environ 12 % de l’emploi total aujourd’hui [8], ce qui pose un problème dans un pays dont le modèle de protection sociale s’appuie sur les cotisations salariales. Nous essayons donc de remettre en avant l’idée de produire, et de bien produire, en France. S’agissant de l’agriculture il faut changer de paradigme et passer d’une société de consommateurs de produits à une société de consommateurs mais aussi de producteurs. C’est la vision que nous essayons de partager.
Les trois autres exposés, sur la politique de la Chine, la politique des États-Unis, les tensions géopolitiques en Afrique, étaient vraiment édifiants. L’Afrique est un continent où vont s’affronter les puissances agricoles et agroalimentaires, où elles s’affrontent déjà. Le challenge, pour l’Europe et singulièrement pour la France, est de ne pas fuir les défis géopolitiques, mais de les relever. Je pense même que les standards de production que l’on s’impose en Europe méritent d’être davantage mis en avant sur le plan international.
Thierry Pouch
Je suis très content de voir enfin Baptiste Petitjean avec lequel je me suis souvent entretenu au téléphone.
Votre propos est fondamentalement intéressant. Le silence dans la salle témoigne de la gravité du problème.
Juste un point : je ne partage pas votre avis sur la façon de décompter les postes dans la balance commerciale agroalimentaire. Je me suis souvent opposé aimablement et cordialement au sénateur Duplomb qui, dans son rapport d’information (La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps encore ? 28 mai 2019), avait justement écrit que, si l’on retire telle et telle production, on va dans le mur. C’est un non-sens économique : pour quel motif retireriez-vous le vin, les céréales, les produits laitiers, les bovins vivants, notamment les broutards, tout ce qui constitue les excédents ? Si nous faisons l’opération inverse, en retirant les produits de la pêche, les fruits et légumes, les oléagineux et tous les produits transformés, les conserves notamment, nous sommes largement excédentaires !
Sur notre balance commerciale en produits manufacturés, lourdement déficitaire pour les raisons que vous évoquiez de désindustrialisation, de choix politiques faits dans le passé, il y en aurait des choses à dire sur les bilans d’un certain nombre de gouvernements et sur le bilan de l’Europe. Mais si nous retirons ce qui subsiste de la force de notre industrie, même si c’est contesté aujourd’hui, l’industrie de l’armement, une partie de l’industrie chimique, les cosmétiques… vous verrez que notre solde déficitaire en produits manufacturés va exploser ! En termes d’analyse économique il faut quand même être raisonnable et, pour ma part, j’enseigne à mes étudiants qu’une balance commerciale intègre une nomenclature de produits. Vous ne pouvez pas pour justifier la catastrophe retirer tel ou tel produit d’excellence parce qu’il tire vers le haut l’excédent.
Je vous rejoins sur un point. Depuis les années 60-70 l’Union européenne, où nous étions particulièrement excédentaires, était notre débouché naturel et les pays tiers constituaient un supplément. Aujourd’hui nous sommes déficitaires sur l’Union européenne. Même si ce déficit est pour l’instant relativement modeste c’est un signal intéressant. Le croisement des deux courbes entre l’Union européenne et les pays tiers se situe au moment de la crise économique et financière de 2008-2009. Nous avions profité du fait que les pays émergents et la Chine – qui n’est pratiquement plus un pays émergent – n’étaient que très peu touchés par les récessions que nous connaissions en Occident pour exporter davantage vers les pays tiers. C’est alors que les courbes se sont croisées. L’élargissement de l’Union européenne à des pays qui pour le moment n’ont pas rattrapé le niveau de vie a poussé les consommateurs de ces pays de l’Est à se tourner vers les produits à bas prix que leur fournissent les Allemands ou les Polonais. De même les politiques d’austérité infligées, au moment de la crise de la zone euro, à des pays comme le Portugal, l’Espagne ou la Grèce, ont amené les consommateurs de ces pays à faire des arbitrages sur les produits alimentaires qui nous ont été préjudiciables. Il faut donc aussi tirer le bilan de la politique de l’Union européenne qui a fait des choix qui n’allaient pas dans le bon sens.
Vous avez évoqué le Green Deal et ses conséquences. Outre l’étude que vous avez mentionnée, il faut citer celle qui l’a précédée aux États-Unis (États-Unis qui en profitent pour appuyer là où ça fait mal !) et les deux autres, de Wageningen et de l’université de Kiel [9]. Il est frappant de voir qu’elles convergent toutes pour dire que l’application du Green Deal débouchera sur des diminutions de production. L’étude qu’avait produite l’IDRI en 2019 sur la transition écologique horizon 2050 [10] prévoyait jusqu’à 30 % de baisse de la production qui pourraient être compensés par le fait que, produisant plus sur place, on importerait moins.
Les États-Unis n’attendent que ça pour reprendre la main sur une Union européenne vis-à-vis de laquelle ils sont déficitaires alors que partout ailleurs dans le monde ils sont excédentaires ! L’un des objectifs cachés du traité de libre-échange transatlantique (TAFTA) était d’ailleurs de récupérer le marché européen qu’il avait perdu avec la PAC. Donc nous sommes dans une situation de combat. Mais, du fait de ce qui s’est passé sur le territoire européen lors des deux guerres mondiales, le combat est pour l’Union européenne une notion étrangère. Le philosophe allemand Axel Honneth, successeur de Jurgen Habermas à l’école de Francfort, explique dans un texte retentissant publié il y a quelques mois (« La reconnaissance : Histoire européenne d’une idée ») que l’Union européenne ne peut plus s’appuyer sur sa mémoire pour avancer. On ne peut plus considérer que les guerres passées exigent de nous des compromis. Il développe aussi des idées assez intéressantes sur la justice sociale.
Je préconise que l’Union européenne renoue avec l’esprit de combat parce que nos adversaires ne nous feront aucun cadeau.
Jean-Pierre Chevènement
Je fais une observation au passage, qui est d’abord d’ordre méthodologique, celle de notre critériologie.
Quels sont les critères en vertu desquels nous considérons qu’il faut aller dans cette direction plutôt que dans celle-là ?
M. Pouch a fait une réponse amusante à Baptiste Petitjean en se plaçant sur le terrain de l’économie politique alors que Baptiste, me semble-t-il, se plaçait sur un terrain purement pédagogique. Il voulait montrer simplement que notre déficit était latent s’il n’était dissimulé par l’excédent des vins. Mais c’était une façon de parler, pour se faire comprendre.
J’aimerais poser une question à M. Pouch. En 2000 nous avions un excédent agricole plus important qu’aujourd’hui. Cet excédent tend à fondre. Mais je n’isole pas l’agriculture du reste. Nous avons un déficit commercial annuel de 80 milliards d’euros tandis que nos voisins allemands accumulent un excédent de 250 milliards d’euros. Cela aboutit à une Europe soumise à une influence prépondérante, celle de l’Allemagne, tandis que la nôtre doit raser les murs.
Nous n’avons pas la vue d’ensemble de ce qu’est la position de la France en Europe. Ne parlons pas de la position de l’Europe : je n’ai pas vu que l’Europe avait elle-même une critériologie. Les institutions européennes ont produit deux documents qui vont à l’envers l’un de l’autre : la PAC et l’étude du JRC sur les conséquences du « Green Deal ».
Où est l’intérêt de la France lié à l’intérêt de l’Europe ? Telle est la question qui me paraît devoir nous guider. En effet je ne distingue pas les deux. Je pense que la France – avec Aristide Briand, Jean Monnet, Robert Schuman, etc. – est très largement à l’origine de la construction européenne. La question est de savoir comment nous posons aujourd’hui le problème politiquement. Considérons-nous qu’il faille rétablir un équilibre que nous avons laissé compromettre ? C’est quand même très grave pour le pays car tous ces déficits qui s’accumulent aboutissent évidemment à une position nette négative. La France doit donc chaque année payer davantage et voir ses entreprises rachetées. Tout cela est quand même préoccupant. Et l’agriculture n’est qu’une petite partie du problème et de la réponse.
Il faut savoir dans quel cadre nous raisonnons, quels sont nos critères, notre critériologie. L’intérêt national a-t-il encore un sens ? Comment le concilier avec l’intérêt européen ? Comment voyons-nous les choses au plan mondial ? Dans l’immédiat, où voulons-nous que l’Europe aille ? Quel rôle pensons-nous que la France peut jouer à cet égard ?
Ce sont des observations faites au passage. Elles ont un caractère méthodologique.
Mais la méthodologie rejoint la politique…
Thierry Pouch
Par rapport à ce que je disais à Baptiste Petitjean je suis tout à fait d’accord pour faire de la pédagogie. Il ne faudrait pas pour autant que cette pédagogie conduise à alarmer les populations en les convainquant que notre agriculture n’est pas performante. C’était dans ce sens-là que je le disais, au-delà de mon propos, plus méthodologique, sur la signification de retirer tel ou tel produit.
Marie-Françoise Bechtel
Mais je crois que vous étiez l’un et l’autre dans une optique volontariste. Et c’est ce qui compte.
Lucien Bourgeois
Quelques observations par rapport à ce débat.
Dans la position européenne comme dans la position française je déplore l’immobilisme dont je parlais dans l’introduction. Depuis plus de trente ans nous fonctionnons avec des aides directes dont nous savons qu’elles font augmenter le prix des hectares et qu’elles ne servent pas à grand-chose pour orienter la production. « Au bout de sept ou huit ans il faut changer de politique si ça ne marche pas ! », avait coutume de dire Pisani. Il ne faut pas attendre trente ans ! Mais on ne change pas…
On se plaint que les importations ne doivent pas obéir aux mêmes critères environnementaux que les productions européennes. Mais il n’y a pas de douaniers européens ! Les seuls douaniers qui pourraient, à Rotterdam ou Anvers, contrôler les produits importés sont des douaniers hollandais ou belges. Or ni la Belgique ni la Hollande n’ont intérêt à être sévères pour les importations qui font vivre les ports. Les Pays-Bas, avec un excédent de 30 milliards d’euros pour un pays dont le territoire agricole couvre 1,87Mha, en tirent grand bénéfice !
Je pense que nous avons des marges de manœuvre.
Le vin français, dont vous avez parlé, est une réussite absolument extraordinaire qui nous a permis de conquérir environ un tiers du marché mondial du vin. Les vins partant de France sont en moyenne à 7 euros du litre, contre 39 centimes du litre pour les vins importés d’Espagne ! Ce « génie français » qui nous permet de vendre des bouteilles de vin (et du Comté et un certain nombre de produits d’exception) à des prix absolument extraordinaires dans l’ensemble du monde devrait pouvoir s’appliquer à d’autres productions agricoles. Mais une rente de situation s’est établie du fait des aides aux producteurs de céréales qui, tous, avouent qu’on ne peut pas distinguer un kilo de blé d’un autre kilo de blé alors que les productions de vin sont extrêmement différentes selon les terroirs.
Quand l’Allemagne basculait les cotisations d’assurance chômage sur la TVA, ce qui favorise l’emploi et la neutralité du financement de la sécurité sociale, nous continuions à crier au scandale à la seule évocation d’une TVA sociale considérant qu’une telle réforme acterait le fait que le futur accroissement des dépenses sociales ne pourrait être financé que par une augmentation des cotisations sans voir que cela nous désavantageait vis-à-vis de l’Allemagne. Il y a un moment où il faut quand même être un peu réaliste !
Nous vantons nos « remarquables » chaînes de supermarchés sans considérer les dégâts causés par la pression démentielle qu’elles font peser sur les industries alimentaires, sur les PME françaises. Ne nous étonnons pas de la disparition de nos PME : on a sauvé l’indice des prix mais on n’a pas sauvé l’emploi !
Dernier exemple. En France la détaxation du gasoil pour les tracteurs coûte 1,3 milliard d’euros, plus que tout ce que l’on consacre au soutien de la montagne. Est-il bien raisonnable, des années après le Grenelle de l’environnement, de continuer à détaxer le fuel agricole ?
Ce ne sont que quelques exemples qui révèlent qu’on n’ose rien changer, au point de nous retrouver dans des impasses. Si, par exemple, nous avions mis une partie de l’argent consacré à la production céréalière sur les fruits et légumes nous aurions probablement une meilleure balance des fruits et légumes.
Ce n’est pas impossible, c’est une question de volonté politique au niveau de la France comme au niveau de l’Europe. Nous sommes encore le premier producteur agricole en Europe, il n’est donc pas impossible pour les gouvernants français de se faire entendre à Bruxelles afin que nous sortions enfin de l’immobilisme.
Dans la salle
M. Petitjean a évoqué la compatibilité entre l’autosuffisance alimentaire et la transition écologique. Réduire les aides à l’hectare et renforcer le pilier 2 de la PAC risque de favoriser les importations. Voyez-vous des solutions à cela ? Que proposez-vous ?
Matthieu Brun
Je reviens à cette puissance qu’est le consommateur. Thierry Pouch a justement mentionné les deux études sur la transition écologique en Europe. Des changements de régime alimentaire ont lieu. Je ne sais pas dans quelle mesure les autres études ont pris en compte ces changements systémiques dans leurs analyses et leurs scénarios. C’est là toute la difficulté de l’ambition européenne d’un Green Deal qui n’est peut-être pas assez géopolitique pour imposer ses normes à l’international, dans la « philosophie de combat » prônée par Thierry Pouch. Nous sommes face à un enjeu de changement de système alimentaire certainement insuffisant et de prise en compte de l’économie circulaire, ce qui nous ramène au gaspillage alimentaire. J’insiste sur la notion de consommateur, de « consom-acteur » qui n’est pas une vue de l’esprit dans la mesure où les comportements alimentaires, la capacité à payer plus cher son alimentation sont aussi au cœur de la transition telle que vous l’avez décrite.
Thierry Pouch
L’Union européenne veut fixer des normes environnementales, notamment pour les produits importés, avec la perspective de « clauses miroirs ». Au moment où notre production industrielle et notre agriculture commencent à décliner allons-nous pouvoir asseoir sur les normes le pouvoir qui nous reste au point de l’imposer aux autres ? C’est une question que je me pose.
Je pense que nous allons au-devant de conflits de souveraineté. En effet, les pays visés par les « clauses miroirs » ou les mécanismes d’ajustement-carbone aux frontières auront loisir d’adopter des mesures de rétorsion, voire de déposer plainte auprès de l’OMC, arguant que ces « clauses miroirs » constituent des sources de distorsions concurrence.
Les États-Unis ont développé un concept intéressant de « productivité durable ». Le terme de « productivité » révèle qu’ils ne vont pas renoncer à produire pour peu que l’environnement ne vienne pas trop marcher sur les plates-bandes des producteurs mais ils affichent quand même la notion de durabilité.
Le consommateur a exprimé des « attentes sociétales ». Mais peut-être faudrait-il informer ce consommateur aussi des enjeux plus géostratégiques du moment. Le monde est dangereux, instable. Au-delà de l’aspect qualité du produit et de son inscription dans la durabilité, il faut peut-être susciter la prise de conscience que ceci s’inscrit aussi dans une écosphère particulièrement dangereuse
Gérard Choplin
Je ne partage pas tout ce qui a été dit. Il faut savoir ce que l’on veut.
Les enjeux globaux géostratégiques vont être dominés dans les années qui viennent par le réchauffement climatique et par l’extinction de la biodiversité.
À propos de performances agricoles ou de productivité, si on n’inclut pas les externalités négatives, si on enlève les aides directes à l’hectare et l’aide au gasoil dont a parlé Lucien Bourgeois on peut reparler de la compétitivité des céréaliers français. S’ils sont si compétitifs que ça ils n’ont pas besoin d’aides. Or ce sont eux qui empochent le maximum.
Bien sûr un meilleur respect de l’environnement et des conditions sociales peut diminuer le rendement brut. Il en est de même pour l’agriculture biologique. Mais il ne faut pas regarder cela sur le très court terme. Les sols céréaliers de la Beauce s’appauvrissent, les nappes phréatiques y sont de plus en plus contaminées, on va chercher l’eau potable de plus en plus loin. Cela pose des problèmes de résistance à la sécheresse, de résistance au réchauffement climatique et de réserves en eau des sols. Un reportage sur la sécheresse des sols diffusé sur Arte montrait les dégâts catastrophiques provoqués par les pratiques agricoles en Allemagne de l’Est où on a des déserts. Donc, effectivement, nous exporterons peut-être moins de céréales parce que nous aurons beaucoup diversifié notre production en faisant de l’agroécologie et de l’agroforesterie. Restaurer les sols est une des priorités.
Il faut considérer les moyen et long termes car le réchauffement climatique va beaucoup plus vite qu’attendu. Pour moi il n’y a pas aucune contradiction entre le Green Deal et l’autosuffisance alimentaire de l’Europe.
Il ne faut pas oublier qu’un tiers de la production alimentaire est gaspillée en Europe (dans le Sud il y a moins de gaspillage mais beaucoup plus de pertes après récolte). Donc on peut produire moins !
Il ne faut pas oublier non plus que les productions très intensives, où j’inclus l’élevage (il faudrait parler de ce que l’élevage industrialisé coûte au consommateur, au contribuable et à notre santé), nécessitent des importations massives. La seule fabrication des engrais azotés, surtout produits avec du gaz, représente 20 % de toute l’énergie consommée en agriculture. Si nous voulons réduire les gaz à effet de serre il va bien falloir diminuer l’utilisation des engrais azotés de synthèse. Cela figure aussi dans le Green Deal. Il y a dans le sol des bactéries qui font le travail gratuitement. Encore faudrait-il les favoriser.
Nous assistons en ce moment à une offensive très forte contre le Green Deal pour ne rien bouger. Nous savons bien d’où elle vient. Mais si on ne bouge rien c’est la catastrophe assurée. Elle est déjà en route. Il suffit de voir les nappes phréatiques dans le sud de l’Espagne, qui sont de plus en plus salées.
Lucien Bourgeois a cité le Comté et le vin, très largement sous appellation d’origine en France. Or ce sont deux systèmes de production régulés. C’est bien ce qui nous manque dans les autres productions. Or, depuis 1992, l’Europe a abandonné les régulations des marchés, au détriment surtout du revenu des agriculteurs. Beaucoup de céréales ne sont pas de bonne qualité, au point qu’on n’arrive pas à en faire du pain. Et nous importons nos lentilles et notre blé dur du Canada où les herbicides sont de plus en plus utilisés, notamment dans la Saskatchewan.
Si on veut redonner de la valeur et de la qualité aux produits il faut changer complètement les modes de production agricoles, condition nécessaire mais largement insuffisante, et il faut une régulation des marchés agricoles. On peut la faire différemment de ce qu’elle était dans la première PAC.
Marie-Françoise Bechtel
Merci. Nous avons bien compris que pour vous le Green Deal se heurte aux lobbies. Il reste à prouver qu’il n’y a pas de lobby derrière le Green Deal tel qu’il a été fabriqué !
Jean-Marc Chaumet
Quand on parle du changement d’alimentation du consommateur il faut insister sur la distinction entre citoyen et consommateur. Il arrive que le citoyen veuille quelque chose que le consommateur ne va pas forcément acheter. Selon les sondages, les citoyens veulent plus de « bio », plus de « produits durables » mais le consommateur n’achète pas toujours « bio ». On voit aujourd’hui les difficultés du lait « bio », entre les vagues de conversions poussées par les pouvoirs publics et une consommation de lait « bio » qui tend à plafonner.
Certains changements de méthodes de production sont voulus par le citoyen qui s’en détourne en tant que consommateur.
Thierry Pouch
À propos des lentilles qui proviennent du Canada, je rappelle que l’Union européenne a signé un accord de libre-échange avec le Canada… Il y a certainement une contradiction entre les objectifs du Green Deal et le fait que jusqu’à présent l’Union européenne a fait son cheval de bataille du libre-échange et croit encore à une politique commerciale qui, certes, va nécessairement évoluer avec les problèmes climatiques.
Marie-Françoise Bechtel
Je remercie les intervenants.
Nous avons traité trois ou quatre questions fondamentales :
La question de l’autosuffisance alimentaire remonte très haut et très loin dans l’histoire, y compris, étonnamment, pour des pays comme les États-Unis.
L’enjeu géostratégique vient percuter simultanément les questions de l’autosuffisance alimentaire et de la souveraineté agricole.
Il y a une contradiction qui ne peut pas être résolue entre nous tous, entre ce que j’appellerai la « puissance » et la « vertu ». La « puissance » agricole nécessaire pour un pays comme le nôtre, reste un enjeu d’autant plus fondamental que, comme cela a été rappelé, nous avons perdu beaucoup d’industries, et « vertu » qui serait naturellement l’idéal qui réconcilierait le consommateur et le citoyen.
Sans oublier la nécessité de lutter pour la transition énergétique tout en nourrissant la planète. Vous avez rappelé que l’Afrique aura bientôt 1,3 milliard d’habitants que l’on veut précisément faire vivre dans les zones rurales.
Je crois que toutes ces questions ont été traitées, rebattues et nous n’irons pas plus loin ce soir.
Il me reste donc à remercier infiniment tous les participants et le public.
—–
[1] La dimension stratégique de l’agriculture, colloque organisé par la Fondation Res Publica le 7 novembre 2011.
[2] Pour aller plus loin sur le commerce extérieur agricole et agroalimentaire de la France, lire la note d’ouverture n° 7 intitulée « La France est-elle une grande puissance agricole et agroalimentaire ? », série L’agriculture : enjeu de reconquête, Haut-Commissariat au Plan, juillet 2021.
[3] « La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps encore ? », Rapport d’information de M. Laurent DUPLOMB, fait au nom de la commission des affaires économiques n° 528 (2018-2019) 28 mai 2019.
[4] « Le Centre commun de recherche est le service scientifique interne de la Commission européenne. Il réalise des recherches et fournit des conseils scientifiques indépendants, fondés sur des éléments factuels, qui contribuent à étayer l’élaboration des politiques de l’UE. »
[5] Modelling environmental and climate ambition in the agricultural sector with the CAPRI model, JRC Technical Report, 2021.
[6] “Commission sat on Farm to Fork report for months, published quietly in August”, Euractiv, 6 octobre 2021.
[7] Note d’ouverture n°9 « Consommation et pratiques alimentaires de demain : quelle incidence sur notre agriculture ? », série L’agriculture : enjeu de reconquête, Haut-Commissariat au Plan, octobre 2021.
[8] « Les politiques industrielles en France – Évolutions et comparaisons internationales », France Stratégie, novembre 2020 / Chiffres Eurostat ; Emploi salarié par secteur, série longue depuis 2014, Insee, septembre 2021.
[9] Selon une étude d’évaluation de l’impact du Green Deal dirigée par le professeur Christian Henning de l’Université de Kiel (CAU) et publiée en septembre 2021, le plan européen Green Deal Farm to Fork saperait les objectifs de durabilité environnementale sans aucun bénéfice économique significatif.
[8] « Les politiques industrielles en France – Évolutions et comparaisons internationales », France Stratégie, novembre 2020 / Chiffres Eurostat ; Emploi salarié par secteur, série longue depuis 2014, Insee, septembre 2021.
[9] Selon une étude d’évaluation de l’impact du Green Deal dirigée par le professeur Christian Henning de l’Université de Kiel (CAU) et publiée en septembre 2021, le plan européen Green Deal Farm to Fork saperait les objectifs de durabilité environnementale sans aucun bénéfice économique significatif.
[10] Une Europe agroécologique en 2050 : une agriculture multifonctionnelle pour une alimentation saine Enseignements d’une modélisation du système alimentaire européen, Xavier Poux (AScA, Iddri) et Pierre-Marie Aubert (Iddri)
Le cahier imprimé du colloque « La souveraineté alimentaire, un enjeu pour demain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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