Débat final, lors du colloque « Quelles institutions pour demain ? » du mercredi 22 septembre 2021
Les interventions étaient passionnantes.
Je voudrais seulement vous interpeller sur un élément de l’intervention de Bertrand Mathieu sur le débat démocratique : libéralisme, illibéralisme, pouvoir du juge, pouvoir du politique, équilibre entre sphères nationale et européenne.
Vous imputez ce processus de dessaisissement qui affaiblit la démocratie à l’« illibéralisme ». Ne faut-il pas y voir un effet du néolibéralisme ? En écho avec ce qu’écrit Alain Supiot (qui est souvent intervenu à la Fondation Res Publica) dans La gouvernance par les nombres [1], je pense que le néolibéralisme est au fond l’idée que la globalisation pourrait faire prévaloir l’efficace du chiffre, du nombre, l’efficace juridique, l’efficace financière, numérique sur les us et coutumes de chacun des peuples. En un mot, le cours des choses et de l’Histoire ne serait plus le prolongement des échanges entre des peuples qui articulent chacun différemment le bon, le juste et l’efficace mais la résultante d’un efficace commercial, juridique, numérique, économique, qui emballerait les marchés contre le gouvernement des Hommes. Une administration juridique, des choses, heurterait, bousculerait les cohérences imaginaires de chacun des peuples au point que, au bout d’un certain temps, ces peuples refuseraient ce mode d’administration. D’où ce qu’on appelle l’illibéralisme qui est plutôt un « illinéolibéralisme ». Alain Supiot rappelait que dès les Lumières ce débat opposait Condorcet et Montesquieu, ce qui fait qu’il y a des néolibéraux de gauche comme de droite. Quand Condorcet, au nom du Progrès, conteste la version – libérale selon moi – de Montesquieu qui invoque les us et coutumes des peuples à respecter, il est porteur d’une conception néolibérale, certes progressiste, certes de gauche, mais qui déconnecte l’efficace du bon et du juste. Pour moi le néolibéralisme est l’inverse du libéralisme et suscite en réaction ce qui à tort est appelé communément l’illibéralisme.
Bertrand Mathieu
Merci beaucoup pour cette remarque tout à fait essentielle.
Permettez-moi de dire par boutade que le pouvoir politique est limité à la fois par Montesquieu et par Condorcet. Montesquieu conçoit un pouvoir modéré. Il faut donc limiter le pouvoir. Mais on finit par le corseter tellement que ce pouvoir ne peut plus s’exprimer. C’est le déséquilibre dans la limitation du pouvoir. D’ailleurs Montesquieu ne fait aucun lien entre la démocratie et le libéralisme. Son système est un système aristocratique. Or le libéralisme se développe dans les sociétés démocratiques. En réalité le libéralisme recouvre des choses différentes, bien qu’elles puissent se rejoindre, d’une part politiquement, les mécanismes de limitation du pouvoir, d’autre part socialement, la liberté d’agir de l’individu, notamment dans sa vie personnelle et ses activités économiques. Mais j’aurais tendance à penser, sans pousser très loin ma réflexion, sans hiérarchiser leur importance, ce que je ne saurais pas faire, que les deux phénomènes, s’additionnent, contribuant à corseter le pouvoir.
Jean-Pierre Duport
Que devient le droit de dissolution, point que l’on n’a pas évoqué, dans cet équilibre nouveau entre le pouvoir présidentiel et le pouvoir législatif ? Faut-il le supprimer ? Faut-il l’encadrer ? c’est à mon avis une condition importante dans ce rééquilibrage auquel vous aspirez tous.
Marie-Françoise Bechtel
En ce qui me concerne je pense fermement qu’il faut le maintenir parce que c’est un point majeur dans l’équilibre nouveau des pouvoirs que nous dessinerions entre le président de la République et le Parlement, surtout si nous admettons une cohabitation. On ne peut pas se passer de la dissolution sans désarticuler très largement ce que doivent être les rapports entre le Président et le Parlement. Autant je suis pour la rénovation du débat parlementaire par tous les moyens possibles, sans exclure le référendum, autant je crois que le président de la République, qui est quand même le premier personnage auquel la Constitution attribue les fonctions régaliennes proprement dites, doit garder cette « arme atomique ».
Jean-Pierre Duport
Cela signifie que le Président nouvellement élu pourra continuer à dissoudre pour essayer d’avoir une majorité à l’Assemblée nationale, ce qui est quand même une petite fragilité dans le dispositif que vous envisagez.
Marie-Françoise Bechtel
Je comprends ce que vous dites. On n’est d’ailleurs jamais trop prudent quand on regarde les possibilités de ce que l’on propose sur le papier. Mais ce serait pour quatre ans ou cinq ans, un temps de deux ans moins long que son propre mandat.
Bertrand Mathieu
Et c’est peut-être une manière d’engager sa responsabilité devant le peuple. La dissolution est aussi une forme d’engagement de responsabilité. Ce qui est quelque chose d’assez sain, me semble-t-il.
Marie-Françoise Bechtel
C’est une vérification du véritable contenu des choix politiques du peuple.
Benjamin Morel
Je crois que cela ne peut se marier qu’avec un mandat parlementaire relativement court (trois ou quatre ans). C’est-à-dire que l’on engagerait une politique portée, via la dissolution, par une majorité soutenue par le Président – si l’on rejette l’option de la proportionnelle – mais pour un temps relativement court, ce qui déconnecte réellement le temps présidentiel, qui est le temps long, du temps parlementaire, qui doit être le temps d’une politique à court terme.
Dans la salle
Nous avons actuellement un double quinquennat sans possibilité de refaire un troisième quinquennat. Ne pourrait-on avoir une réflexion sur un seul mandat de sept ans ? Le Président pourrait se consacrer complètement à son projet et se déconnecter des partis politiques.
Marie-Françoise Bechtel
Vous avez raison de soulever cette question souvent évoquée à propos du septennat. Elle me rappelle un souvenir ancien : au comité Vedel, où je siégeais, Pierre Mauroy nous avait détournés de l’idée d’un mandat non renouvelable en arguant que l’on ne peut pas priver l’électeur de sa liberté de choix. Il voyait dans le mandat unique une forme d’atteinte à la liberté électorale. Et, à tort ou à raison, il nous avait convaincus et, pour ma part, je n’ai pas changé d’opinion depuis lors. Mais il peut y avoir des voix divergentes.
Bertrand Mathieu
En effet le mandat non renouvelable a des avantages et des inconvénients. Marie-Françoise Bechtel met en exergue un inconvénient majeur. Mais d’abord on peut estimer qu’il ne s’agirait que d’interdire deux mandats consécutifs, ce qui permet éventuellement au « sauveur de la Patrie » de revenir. Et puis l’idée d’un Cincinnatus qui retourne à sa charrue après avoir sauvé sa patrie peut en effet être un modèle.
Anne-Marie Le Pourhiet
Que peuvent les meilleures institutions sans la volonté politique de ceux qui les font vivre ?
Un exemple : la Cour de justice de l’Union européenne vient de rendre un arrêt célèbre concernant le temps de travail des militaires. Je constate que seuls ont réagi contre cette ineptie de la CJUE un ancien Premier ministre, Édouard Philippe, deux anciens ministres, Jean-Pierre Chevènement et Jean-Louis Borloo et un ancien conseiller d’un Président de la République précédent, Aquilino Morelle. Pas un mot à l’Élysée ni à Matignon. M. Le Drian, qui pleure sur tous les plateaux de télévision contre les Australiens, n’a rien eu à dire non plus contre cet arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne !
C’est systématique. Nos gouvernants, quels qu’ils soient, ne disent pas un mot contre les abus de pouvoir caractérisés de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme. Nous avons au Parlement la possibilité de nous opposer à la violation du principe de subsidiarité par les actes en préparation dans l’Union européenne. Mais cette opportunité n’est jamais saisie, rien n’est fait, personne ne dit rien ! Les commissions aux Affaires européennes des Assemblées sont d’ailleurs composées d’eurolâtres qui jamais ne diraient qu’un projet d’acte européen est contraire au principe de subsidiarité…
Nous avons véritablement un problème de volonté de récupération de la souveraineté.
À moins que tout le monde ne se complaise dans l’impotence ?
Marie-Françoise Bechtel
Nous en terminerons donc sur cette effraction de la volonté politique, sujet que, en effet, aucun colloque ne peut résoudre. Sujet pourtant essentiel : les institutions sont une coquille vide si ceux qui sont appelés à les faire vivre ne s’en saisissent pas. Ce n’est pas à mes yeux une raison pour ne pas réfléchir sur les bonnes institutions car si à elles seules elles ne garantissent pas une volonté qui les fera vivre, du moins sont-elles une condition nécessaire : que dire de plus ?
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[1] La gouvernance par les nombres est le titre d’un livre paru chez Fayard en 2015, qui rend compte d’une série de deux cours prononcés au Collège de France par Alain Supiot : le premier s’intitulait « Du gouvernement par les lois à la gouvernance par les nombres » (2012) et le second « Les figures de l’allégeance » (2013).
Le cahier imprimé du colloque « Quelles institutions pour demain ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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