Crise de la Représentation, crise de la souveraineté
Intervention de Benjamin Morel, maître de conférences à l’Université Paris II, auteur de Le Sénat et sa légitimité (Dalloz, 2018), président du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du colloque « Quelles institutions pour demain ? » du mercredi 22 septembre 2021
Merci à tous de vous emparer de ce sujet absolument essentiel.
Nous sommes à la veille d’une élection présidentielle où la question du politique et des institutions va évidemment se poser. Cette question n’est pas forcément au premier plan, mais elle est lancinante dans les crises que nous avons vécues durant ce quinquennat (crise des gilets jaunes, etc.).
En effet, nous vivons une crise de la représentation. Mais, comme cela a été fort bien dit, il ne faut pas entendre « crise de la représentation » comme, d’abord, essentiellement une crise de la représentativité ; c’est-à-dire de la ressemblance entre les gouvernants et les gouvernés. Généralement, quand on parle de crise de la représentation, on observe la sociologie des parlementaires et on constate que le Parlement n’est pas à l’image de la société française, catégorisée selon tel et tel critère (femmes, ouvriers, minorités, etc.).
Cette conception de la crise de la représentation me paraît en grande partie erronée. D’abord parce qu’elle n’épuise absolument pas la définition de la crise de la représentativité, qui existe, mais qui est probablement beaucoup plus liée à une crise des identités politiques. Si les citoyens ne se reconnaissent plus dans un courant politique, le Parlement censé incarner leur diversité entre en crise. Pour que le citoyen se sente représenté, encore faut-il qu’entre lui et son représentant existe au moins un lien d’attache politique qui aujourd’hui est loin d’être évident alors que la signification du clivage – je rejoins ce que disait Stéphane Rozès sur ce point – n’est plus aujourd’hui aussi claire, n’est plus tout à fait aussi évidente.
Toutefois notre crise de la représentation est d’abord une crise de « l’agir au nom de… ». Dans le concept de représentation, il y a cette idée de la capacité du peuple à confier un pouvoir qui doit être exercé et qui, parce qu’il est exercé de manière efficace, donne le sentiment d’une unité collective qui agit sur le réel. C’est là le fondement de la souveraineté : être capable, collectivement, d’agir sur le réel et pouvoir changer ce qui n’aurait pu l’être par l’action d’un seul. C’est pour une communauté politique la capacité à modifier le cours de son histoire.
Cette crise de « l’agir au nom de… », cette crise de la représentation a plusieurs aspects, plusieurs causes. Nous avons organisé il y a environ un an un colloque sur l’État [1]. Nous vivons aujourd’hui une crise de l’État comme instrument d’action. C’est une crise portant sur la capacité de l’État à agir sur le réel, aujourd’hui en grande partie grevée par le juge et par l’agencification de l’État. On a parlé des autorités administratives indépendantes, mais il y a également une crise de la décentralisation et de la manière dont on répartit aujourd’hui les compétences et dont on dissout les responsabilités.
Il y a également une crise du débat et, à travers la crise du débat, une crise de la loi. Récemment on m’interrogeait sur la question des lois dont on ne parle pas. Si, sur la plupart des lois votées, les Français ont un sentiment de dépossession, c’est que la plupart des lois débattues au Parlement ne font l’objet que d’une couverture médiatique résiduelle. Ces lois sont pourtant essentielles. C’est le cas de la loi « EGAlim 2 » [2] sur l’agroalimentaire, sujet dont nous allons parler à l’occasion du prochain colloque de la Fondation Res Publica. [3] Pourtant la souveraineté alimentaire, la question de l’agriculture et comment nous pensons notre souveraineté agricole pour demain sont des vrais sujets. Mais ils sont absolument inaudibles. On a fait passer durant ce quinquennat des lois qui parfois ont modifié les paradigmes fondamentaux dans une indifférence générale. De là résulte ce sentiment de dépossession.
En revanche, sur certains sujets, on observe un « bégaiement » du politique. Cette année, trois lois concernent la sécurité et la justice… et Emmanuel Macron a annoncé une nouvelle loi de programmation ! Non pas que ce sujet ne soit pas essentiel, mais s’il apparaît extrêmement traité – et en grande partie inutilement – c’est parce que chaque loi est présentée comme une manière de changer le réel, de modifier profondément la situation pour régler un problème de long temps identifié. Or, évidemment, aucune de ces lois ne règle tout à fait le problème. Elles améliorent de manière marginale la situation, mais les vrais sujets leur échappent en grande partie. Les sujets sont budgétaires et, pour les raisons de contraintes européennes déjà évoquées, trouver de l’argent est compliqué. Les sujets sont aussi diplomatiques. Comment, par exemple, traite-t-on avec le Maroc pour endiguer le trafic de drogue ? Compliqué… Les sujets sont également normatifs et on en revient à la place du juge, notamment la place de la Convention européenne des droits de l’homme, etc. Traiter ces sujets est évidemment beaucoup plus complexe que prévoir une nouvelle loi qui permettra de montrer à l’opinion que le politique agit, qu’il va résoudre les problèmes. Le politique peut jouer cette carte-là quelquefois, mais au bout d’un moment un phénomène d’usure démocratique se manifeste. Une partie des sujets traités ne sont pas publicisés ; une partie des sujets qui apparaissent traités de manière dysfonctionnelle sont surmédiatisés, ce qui entraîne également cette crise.
Le troisième aspect qui conduit à cette crise de « l’agir au nom de » est une crise de la souveraineté qui aujourd’hui est pendante. Selon un sondage IFOP paru pour Les Échos le 1er juillet dernier 57 % des Français réclament que le Gouvernement soutienne clairement l’objectif de « moins d’Europe » et demandent un rapatriement de certaines compétences au niveau national. Ils étaient 34 % à dire la même chose en 2017 selon le même institut. L’évolution est donc réelle. Pas seulement en France, mais particulièrement dans notre pays, une partie de l’opinion aspire à un pouvoir politique national qui puisse à nouveau agir. En même temps, en cette pré-campagne présidentielle – qui ne volera peut-être pas très haut, mais essayons tout de même de l’imaginer constructive – nous assistons à une sorte de « course à l’échalote ». L’ancien commissaire européen Michel Barnier, nous explique ainsi que dans certains domaines il faut suspendre la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme et de la CJUE ! Un certain nombre de candidats, à droite comme à gauche, qui parlent de clauses de sauvegarde en matière de traités européens donc de remise en cause du principe de primauté du droit européen.
L’évolution du paradigme est intéressante à noter. Jusqu’à présent, la Constitution était vue comme un instrument qui entravait l’intégration européenne. Aux moments où l’on souhaitait faire avancer la construction européenne, on proposait donc d’amender la Constitution pour qu’elle soit en accord avec ces évolutions. C’est peut-être temporaire, mais on voit que le paradigme s’inverse. Aujourd’hui on veut utiliser la réforme constitutionnelle pour se protéger des intrusions du droit européen. C’est assez nouveau et assez intéressant. Évidemment, une telle évolution pose problème et interroge sur les solutions pratiques que l’on peut trouver pour que cela se matérialise tant en droit qu’en fait. On ne peut guère remettre en cause le principe de primauté, au-delà des fanfaronnades non suivies d’application de la Cour allemande, sans sortir de l’ordre juridique européen. C’est ce qui se passe en Pologne et aucun des candidats évoqués n’assume pour l’instant les conséquences de leur nouvelle radicalité.
Pour arriver à penser ce sujet et comprendre l’enquête d’opinion que j’évoquais, il faut sortir d’une vision unifocale de la souveraineté. On a généralement une conception matérielle de la souveraineté : lorsqu’il pense les rapports entre niveau national et niveau européen, le Conseil constitutionnel décrit ce qui relève du niveau européen et ce qui relève du niveau national. Si jamais nos compétences heurtent la définition de la souveraineté telle que la conçoit le Conseil constitutionnel, celui-ci demande au constituant de modifier telle ou telle disposition. C’est une manière d’évider le concept même de souveraineté qui est vue comme une somme de compétences auxquelles nous pourrions renoncer au fur et à mesure des réformes constitutionnelles. À quel moment ne reste-t-il plus rien ? À quel moment la notion de souveraineté perd-elle même son sens ? Ce rapport profondément incrémental à la souveraineté est en soi assez contradictoire.
Revenons à l’origine et pensons la souveraineté à l’aune de Bodin. La souveraineté est d’abord et avant tout une puissance absolue et perpétuelle d’agir sur le réel. La question porte moins sur les domaines dans lesquels il faut agir que sur la capacité d’agir du peuple dans le domaine qui, lors des élections, est considéré comme relevant de la substantifique moelle de ce qu’il considère comme étant une question politique. Sachant qu’il n’y a pas de question politique ou non politique en soi. Une question économique ou technique peut être fondamentalement politique dès lors qu’elle est politisée et dès lors qu’elle est considérée comme telle par le peuple. Prétendre qu’un sujet n’est pas politique parce qu’il relève des traités, c’est tuer la souveraineté et, au bout du compte, tuer la démocratie.
Il y a donc à mon avis une réflexion à avoir sur ce que l’on entend par protection de la souveraineté au niveau français par rapport au droit de l’Union européenne.
Constitutionnellement nous disposons à cette fin de deux garde-fous.
Le premier est le président de la République. Cette protection est pour le moins en carton… Un article du Figaro du 10 septembre dernier expliquait qu’Emmanuel Macron, à la recherche d’un effet « Waouh » en vue de la présidence française de l’Union européenne [4], s’interrogeait sur les possibilités qui s’offraient à lui : partager la dissuasion nucléaire ? partager le siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU ? Peut-être un peu trop « Waouh » … concluait l’article. La composition du Conseil de sécurité dépend de la charte de San Francisco, ce qui signifie que si dans l’avenir nous gardons un siège permanent au Conseil de sécurité, quels que soient les présidents qui seront élus, ce ne sera pas grâce à l’action présidentielle, mais grâce à Joe Biden… et à tous ceux qui ne veulent pas toucher à la charte. Quant à la dissuasion nucléaire, les Allemands n’en veulent pas. Le pacifisme foncier d’une grande partie de la classe politique allemande fait apparaître l’idée de partager la dissuasion nucléaire comme absolument taboue. Nous devons donc plus aux Grünen de ne pas partager notre dissuasion nucléaire qu’au président de la République. Imaginons que demain une grande partie de la classe politique allemande dise vouloir partager la dissuasion nucléaire et mette dans la balance une mutualisation de la dette, il n’est pas certain que la France dise non. Et il n’est pas certain que nous ayons à l’intérieur du pays des contre-pouvoirs suffisants pour empêcher un président d’accepter. Peut-être jugerez-vous que je fais de la provocation. Mais qui peut affirmer qu’avec une tentation pour le « Wahou », l’institution présidentielle soit un garde-fou suffisant de notre souveraineté ? Le président de la République incarne une sorte d’action collective et cette capacité d’incarner l’agir en commun est nécessaire à la fois dans notre imaginaire national et dans la manière dont nous concevons la politique. Rien n’est plus efficace pour incarner l’action collective qu’un homme. C’est l’avantage comparatif du modèle bonapartiste sur le modèle parlementaire. Le problème est que cette capacité d’agir d’un seul homme peut amener à des écueils, ce qui, en termes de souveraineté, est fondamentalement dangereux. Si le Président peut tout, il peut aussi sacrifier l’essentiel.
Deux champs de réformes peuvent permettre de conserver cette souveraineté.
J’évoquerai rapidement le premier qui a déjà été abordé et dont Marie-Françoise Bechtel parlera. C’est la question de la place du juge et du Conseil constitutionnel.
J’évoquais la question d’un rapport matériel à la souveraineté : Que met-on dans la souveraineté ? On peut aider le Conseil constitutionnel à avoir là-dessus une jurisprudence plus volontariste. On peut donner un contenu substantiel aux notions de « conditions essentielles à l’exercice de la souveraineté » et d’« identité constitutionnelle » pour faire en sorte que, après examen d’une loi constitutionnelle ou d’une loi transposant une directive, le Conseil la déclare anticonstitutionnelle parce que contraire à ce qui fait le fondement de notre identité constitutionnelle.
Attention toutefois à ne pas accorder trop de foi dans l’action du juge. D’abord parce que le Conseil constitutionnel n’est pas toujours saisi, ensuite car il n’est pas toujours compétent et enfin car il ne se sent pas toujours la légitimité de dire non au politique. Le Conseil constitutionnel n’est pas la Cour de Karlsruhe. Dans l’imaginaire collectif, la légitimité du juge n’est pas la même en Allemagne que chez nous. Or la légitimité conditionne non seulement le pouvoir, mais la manière dont celui qui l’exerce conçoit ce pouvoir.
Preuve en est que l’article 54 [5]de la Constitution n’a pas conduit à freiner certaines évolutions. Celui-ci, qui permet au Conseil constitutionnel de contrôler les engagements internationaux de la France, a été pensé par les gaullistes comme une réponse au traumatisme du traité de Rome, voté par le biais d’une simple loi. Ce traité était tellement fondamental qu’il aurait dû faire l’objet d’une procédure renforcée selon eux. Dans l’examen de la loi relative à l’élection du Parlement européen, François Goguel disait que l’article 3, alinéa 3 de la Constitution [6], qui porte justement sur cette notion de souveraineté, avait été fait pour que ce type d’assemblée n’existe pas, ce qui ne l’a pas empêché d’advenir. Donc le juge peut être un garde-fou, mais il ne saurait être un garde-fou unique et efficace.
À mon sens, les bons garde-fous demeurent d’abord et avant tout le peuple et le Parlement. C’est vers ces deux pouvoirs, vers ces deux acteurs qu’il faut nous tourner pour arriver à redonner demain du sens à la souveraineté et, peut-être, concernant le peuple, à redonner de la signification à cette notion de souveraineté dans le débat public. C’est sur eux qu’il faut parier pour contrer le prochain « effet Wahou » venu de l’Élysée, plus que sur Joe Biden ou les Grünen…
Concernant le Parlement, des solutions ont été évoquées dans lesquelles je me retrouve. Telle l’idée d’une clause de sauvegarde, un peu sur le modèle britannique. Quand le Parlement juge que, sur tel ou tel thème, son mandat lui permet d’aller au-delà du droit européen et de faire primer sa vision des choses sur le droit européen, il doit pouvoir l’imposer au juge. Reste là encore la question de la cohésion de l’ordre juridique européen et de la capacité à assumer une telle position sans assumer une sortie de l’Union. Le Parlement (cela rejoint le débat septennat/quinquennat) doit être conçu aussi comme une forme de contre-pouvoir politique.
Raccourcir le mandat des parlementaires serait une manière d’instaurer une forme de contrôle politique. La campagne, on le voit actuellement, est une façon de politiser ce sujet, d’expliquer que l’application du droit européen doit faire l’objet d’une négociation. C’est un sujet politique que l’on ne peut éluder en considérant que, les élections étant dans quatre ans, il est beaucoup plus facile de faire discrètement passer la pilule que de se lancer dans un bras de fer avec la Commission européenne ou avec la CJUE. La régularité et la fréquence des élections est une façon de permettre la politisation de ces sujets.
Il faut donc décorréler les élections présidentielles et les élections législatives pour retrouver le sens du régime, en la matière en tout cas. Le président de la République doit être un instrument de garantie de la souveraineté à travers les outils juridiques dont il dispose : la saisine du Conseil constitutionnel, la possibilité de soumettre un texte à référendum.
On peut toujours, se gargarisant de mots, parler de « souveraineté européenne », de « partage de souveraineté », la réalité est bel et bien la délégation de notre souveraineté aux institutions européennes. Il est donc fondamental que le président de la République retrouve son rôle de contre-pouvoir, de gardien, de garde-fou, un rôle indépendant qu’il ne peut exercer s’il apparaît comme le chef informel de la majorité parlementaire. Aucun président de la Ve République, aucun, garant de l’indépendance de la France, n’a terminé son mandat sans avoir capitulé sur quelques monceaux de souveraineté. Il faut que quand le Parlement veut capituler sur la souveraineté, il trouve devant lui le Président. Quand le Président veut capituler sur la souveraineté, il doit trouver le Parlement.
La cohabitation, dont parlait Jean-Pierre Chevènement, a peut-être été un traumatisme pour un certain nombre de politiques. Je pense que Bertrand Mathieu ne me contredira pas si je dis que les juristes, à l’époque, ne voyaient pas dans le quinquennat l’idée du siècle issue d’une volonté politique. Le peuple, quant à lui, était tellement enthousiaste que le référendum sur le quinquennat représente le record absolu d’abstentions pour ce type de scrutin ! L’idée qu’il y aurait eu une demande populaire pour le quinquennat et pour le télescopage des calendriers est évidemment fausse. Le Gouvernement et le président de la République n’ont jamais été aussi populaires que pendant les périodes de cohabitation. Il n’y a donc pas de rejet par principe de la cohabitation qui réalise une forme d’équilibre des pouvoirs.
J’irai peut-être un peu plus loin en suggérant d’aller jusqu’à la proportionnelle. Une idée tellement terrible que tous nos voisins l’ont adoptée sauf les Anglais ! Comme quoi on peut arriver à vivre avec ce mode de scrutin qui a même plusieurs effets positifs. Selon les enquêtes macro en sciences politiques, elle augmente de 7 points le taux de participation des jeunes, voire + 12 points selon les études de Arend Lijphart [7]. Et le sentiment d’un engagement et d’une adhésion aux politiques publiques est également largement élevé [8]. On peut avoir un débat sur ce mode de scrutin, mais la diabolisation de l’idée de proportionnelle m’apparaît assez problématique. Je ne suis pas sûr que l’Allemagne, où Angela Merkel a connu quatre présidents français, soit plus instable que la France. Cela peut être un instrument pour autonomiser le Parlement d’une logique singulièrement présidentielle et pour redonner en partie foi dans la démocratie. Nous pourrons en débattre.
J’ajouterai un dernier point. Il n’est pas certain que la concentration du pouvoir dans les mains du président de la République nous serve au niveau européen. Dans un sommet européen, Emmanuel Macron peut tout lâcher, tout négocier alors qu’Angela Merkel peut dire non, arguant que le Bundestag ou la Cour de Karlsruhe s’opposeront à la décision prise. C’est une des raisons pour lesquelles l’Europe se fait aux conditions de l’Allemagne. En Allemagne, avancer sur les dossiers qui apparaissent fondamentaux aux intérêts allemands est impossible. Les autres États peuvent faire des concessions, l’Allemagne ne peut pas en faire. Lors d’un sommet des chefs d’État européens, chacun sait que tout ce qui est à nous est négociable, mais que ce qui est à l’Allemagne ne l’est pas parce que la Chancelière doit en référer au Bundestag. Le fait d’avoir de réels contre-pouvoirs internes serait également une façon de faire avancer une vision et une conception françaises de l’Europe. Pour cela je crois qu’il faut sortir de notre vision monolithique du pouvoir confondant personnalisation et efficacité.
La question fondamentale, essentielle, de l’inclusion du peuple m’apparaît devoir passer d’abord et avant tout par une manière de repenser le référendum. Dès lors qu’un texte voté apparaît attentatoire à la souveraineté le peuple doit impérativement être consulté sur l’abandon d’un pan entier de sa souveraineté. J’évoquais tout à l’heure la question du rôle du président de la République dans la convocation du référendum, défini dans l’article 11. Un référendum lancé sur une question concernant la souveraineté par un président de la République qui aurait une forme de distance avec le Gouvernement redonnerait du poids à la fois au président de la République et au peuple qui, pour le coup, pourrait trancher ce conflit essentiel parce qu’il porte sur sa souveraineté. L’idée que le référendum est forcément un plébiscite pour ou contre le président de la République est infirmée par le référendum de 2005. Au mois de novembre 2004, selon une enquête TNS, Jacques Chirac était à 36 % de cote de popularité tandis que le « Oui » était à 55 % dans un sondage concurrent du CSA. Au mois de mars 2005, la cote de Jacques Chirac était toujours à 36 % selon le même baromètre TNS et, selon le même baromètre CSA, le « Non » était à 55 %. Le « Non » était passé en tête avec + 10 points alors que la cote de Jacques Chirac n’avait absolument pas bougé. Quand il est politisé sur des enjeux fondamentaux, quand une vraie campagne laisse le temps de l’argumentation – ce qui avait été le cas en 2005 – le peuple ne se prononce pas que sur un casting, il ne se prononce pas que sur des colères. Certes un électorat résiduel votera systématiquement pour ou contre le président de la République. Mais sur ce type de sujet, la campagne change les choses et, en politisant l’opinion, débouche sur un vote en conscience. Il est donc radicalement, fondamentalement, faux d’affirmer que les Français auraient voté en 2005 contre Jacques Chirac et que leur vote n’aurait donc aucun sens. D’où l’intérêt de redonner au peuple, sur ce type de sujet, un rôle fondamental et central.
Le référendum devrait s’imposer également en matière constitutionnelle. Cela a été évoqué et je laisserai Marie-Françoise Bechtel développer cette idée, qui était celle du général de Gaulle. La procédure du Congrès devait convenir pour modifier quelques virgules ou aspects formels qui ne méritent pas que l’on dérange le peuple (comme la faute d’orthographe qui subsiste aujourd’hui encore dans la publication officielle de l’article 16). Toutefois des réformes majeures de la Constitution sont passées par voie de Congrès, la dernière étant celle de 2008. On ne peut ainsi ignorer le référendum. Or il n’est pas seulement ignoré, il est foulé au pied. En matière de souveraineté, le traité de Lisbonne ne fait que reprendre les dispositions du TCE. Tous les référendums précédents avaient déjà été foulés aux pieds. Après chaque référendum local (Alsace, Corse, Notre-Dame des Landes), ou national (2005, etc.) le législateur ou le constituant est revenu sur la décision prise par le suffrage universel. Cela a provoqué une sorte de traumatisme. Certes Nicolas Sarkozy avait été élu sur un programme, mais voter pour un président de la République n’implique pas que l’on approuve chaque point de son programme et le mandat présidentiel confère le devoir de défendre la souveraineté nationale, non de la brader. Pour toute modification constitutionnelle, une consultation du peuple s’impose, plus particulièrement quand elle attente à la souveraineté.
J’irai même plus loin. Les conditions fondamentales de la souveraineté font que le peuple doit avoir la compétence de sa compétence. Le Conseil constitutionnel refuse certes de contrôler en amont les révisions constitutionnelles, mais, sur ce point-là, devrait être consacrée une forme de supra-constitutionnalité. En effet, l’idée qu’une partie du peuple, fût-elle majoritaire, décide pour l’ensemble du peuple de mettre fin à ce qui fait l’essence de la souveraineté, donc de sa liberté, est un problème. La souveraineté n’est pas uniquement populaire, elle est aussi nationale. Le fait qu’une génération d’électeurs, un jour, décide de brader la souveraineté des électeurs de demain est également un problème. La souveraineté, pour une nation politique c’est ce qui lui permet d’exister. Une nation ethnique peut exister sans souveraineté. Pour une nation politique, il n’y a plus de nation s’il n’y a plus d’action collective, il n’y a plus de nation s’il n’y a pas de souveraineté politique.
Une seconde question tient dans l’initiateur du référendum… si l’on considère encore une fois que tout parier sur le président de la République est pour le moins, contrintuitif au vu de l’histoire. Le référendum d’initiative partagée est selon moi une absurdité telle qu’elle a été pensée. Le seuil est totalement inatteignable et la procédure a été pensée pour ne jamais être appliquée. Concernant, le référendum d’initiative citoyenne, celui-ci dysfonctionnel dès lors que l’on considère qu’il nécessite la proposition d’un texte. En effet – je rejoins ce qui a été dit – il peut être l’instrument de minorités et de lobbies, seuls à être suffisamment organisés pour produire un texte et trouver les signatures. Cela pose donc problème.
En revanche l’idée d’un référendum d’initiative citoyenne veto, sur un certain nombre de sujets, ne m’apparaît pas un gros mot. C’est une vieille idée. L’article 59 de la Constitution « montagnarde », en 1793, évoquait déjà ce type de disposition (Quarante jours après l’envoi de la loi proposée, si, dans la moitié des départements, plus un, le dixième des Assemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formées, n’a pas réclamé, le projet est accepté et devient loi.)
À l’époque on ne parle pas de référendum, mais si jamais l’Assemblée va visiblement à l’encontre de la volonté générale, un dixième des Assemblées primaires dans la moitié des départements, peut demander une consultation du pays. La formulation de la volonté générale ne se délègue pas, dans la tradition rousseauiste, mais on peut considérer que le Parlement peut tenter de la deviner. S’il se trompe, si le représentant va clairement contre la volonté de l’ensemble de la nation, le peuple peut lui manifester et lui faire pièce. Il conviendrait ensuite de prévoir les modalités… Il ne faut pas fixer un quorum de votants, mais un quorum d’inscrits… on pourrait rentrer dans les détails techniques, mais je pense qu’il y a là un élément à creuser.
Donc la crise de l’impotence du politique est en effet – mais pas seulement – une crise de la souveraineté. La manière dont on peut juguler cette crise de la souveraineté n’est pas forcément de donner toujours plus de pouvoir à celui qui semble l’incarner le mieux, mais, parfois, de produire un certain nombre de garde-fous pour éviter que cette souveraineté soit bradée. Si jamais on progresse sur ce type de voie, on n’évitera probablement pas la guerre des juges. On n’évitera probablement pas non plus un rapport de force au niveau européen. Mais on aura au moins la capacité politique de mener ce rapport de force. Pour conclure, ce qui nous manque aujourd’hui est la capacité à nous sentir un peuple qui agit collectivement à l’international et qui, au niveau européen, incarne une aptitude à refuser, à s’opposer et à proposer. Incarner, c’est projeter volonté collective, ce faisant, on sert la France, on fait nation. On sert également l’Europe, parce qu’une Europe, qui ne pense qu’à travers les intérêts allemands, comme c’est le cas aujourd’hui, est une Europe par définition hémiplégique.
Je vous remercie.
Marie-Françoise Bechtel
Merci, Benjamin Morel.
Vous avez fait quelques propositions dont certaines un peu décoiffantes.
Je vous mets en garde, quand même, contre les fausses fenêtres. Le partage du contrôle de ce qui relève des relations diplomatiques avec le Parlement, qui existe en Allemagne, s’ajuste assez mal avec la vision française du président de la République et le temps long que nous voulons lui donner par ailleurs. Si nous voulons lui donner ce temps long – puisque nous sommes tous d’accord pour reconstituer un septennat ou un sexennat – c’est précisément pour qu’il ait la capacité de porter une vision du pays à long terme, notamment dans les enceintes européennes. L’idée selon laquelle cette capacité pourrait être bridée par le Parlement ne me semble pas cohérente avec ce que nous disons du retour à un pouvoir présidentiel un peu épuré, dégraissé, mais sur un temps long.
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[1] « Le retour de l’État, pour quoi faire ? », séminaire organisé par la Fondation Res Publica, le 06 octobre 2020.
[2] Cette proposition de loi, qui entend assurer une plus juste rémunération des agriculteurs, en rééquilibrant les relations commerciales entre les différents maillons de la chaine alimentaire et agro alimentaire, complète la loi du 30 octobre 2018, dite EGAlim. [3] La Fondation Res Publica a organisé, le jeudi 21 octobre 2021, un colloque intitulé « La souveraineté alimentaire, un enjeu pour demain ».
[4] Arthur Berdah, François-Xavier Bourmaud, « De président à candidat, comment Macron entame sa mue », Le Figaro, vendredi 10 septembre 2021.
[5] ARTICLE 54.
« Si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l’une ou l’autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de ratifier ou d’approuver l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution. »
[6] Alinéa 3 de l’article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret »
[7] Lijphart A., Patterns of democracy: government forms and performance in thirty-six countries, 2nd éd., New Haven: Yale University Press. 2012 ; Youth participation in national parliaments, Rapport de l’Union interparlementaire, 2016.
[8] Blais, A., Loewen, P.J., « Electoral systems and evaluations of democracy », dans Cross, W. (dir.) Democratic Reform in New Brunswick, Toronto: Canadian Scholars Press, 2007, pp. 39–57; Blais A., Morin-chassé A., Singh S., « Election outcomes, legislative representation and satisfaction with democracy », Party Politics. Vol. 23 n° 2, 2017, pp. 85–95; Plescia C., Blais A., Högström J. « Do people want a “fairer” electoral system? An experimental study in four countries’ European Journal of Research, 2020.
Le cahier imprimé du colloque « Quelles institutions pour demain ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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