Entretien au Figaro Vox : «L’autonomie stratégique européenne est-elle illusoire ?»

Entretien accordé par Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica, et Joachim Sarfati au Figaro Vox à la suite de la parution de l’étude « L’Europe de l’armement, vecteur de puissance ou braderie des moyens de notre indépendance ? ». Propos recueillis par Léo Satgé, vendredi 1er octobre 2021.

Le Figaro Vox : L’étude de la Fondation Res Publica déplore une «européanisation de la BITD» (Base Industrielle et Technologique de Défense) française impulsée par le haut pour des motifs idéologiques. Pouvez-vous préciser l’idéologie en question ? D’autres facteurs sont-ils en jeu ?

Joachim Le Floch-Imad : La principale explication de cette européanisation de la BITD française demeure à mon sens économique. Les entreprises d’armement françaises considèrent que les Européens doivent travailler ensemble pour faire face à la concurrence internationale sur les marchés d’exports et assumer la hausse des dépenses de Recherche et Développement qu’implique la production de générations d’armement toujours plus sophistiquées. L’essor des coûts unitaires rend ainsi les économies d’échelle nécessaires. Le triomphe du néolibéralisme depuis les années 1980 a également eu des conséquences. Le lien indéfectible avec la nation s’est étiolé dans certains groupes de défense et les chaînes d’approvisionnement se sont internationalisées, ce qui a favorisé les coopérations européennes.

Ces coopérations ont également profité de la conjoncture politique européenne récente, que l’on pense au Brexit ou à l’élection de Donald Trump. À cette occasion, beaucoup d’Européens ont pris conscience du danger d’une dépendance trop forte aux États-Unis. Néanmoins, ce sursaut tenait à une mauvaise raison : le rejet viscéral de la personnalité de l’ancien président américain. Les Européens auraient dû se saisir de ce moment historique pour penser la constante historique que représente l’unilatéralisme américain et s’interroger sur les nouveaux rapports de force à l’œuvre dans le monde. Mais beaucoup s’imaginaient qu’avec Joe Biden tout allait redevenir comme avant, vision fort illusoire…

Le dernier problème est en effet idéologique et concerne notre classe dirigeante. Celle-ci estime majoritairement que la nation n’est qu’un vestige d’un passé révolu et que l’approfondissement européen correspond au sens de l’histoire. Elle s’inscrit ainsi dans la lignée du célèbre mot de François Mitterrand : « La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir. » Problème, l’Union européenne n’a jamais cherché à développer d’ambition de puissance. Elle s’est révélée un projet de dissolution du politique à travers la production toujours démultipliée de normes et de règlements, la soumission au marché et à la concurrence extérieure et la mise au pas des intérêts au profit des valeurs. Sous l’effet de ces phénomènes, les Européens ont été marginalisés des affaires du monde. La radicalisation de la rivalité sino-américaine au cours de la dernière décennie a aggravé cette tendance.

Le Figaro Vox : Les Allemands investissent dans notre industrie (comme l’atteste récemment la cession de Lapeyre à un fond allemand) mais sont des partenaires difficiles sur les enjeux de défense. Sont-ils aujourd’hui plus souverainistes que nous ?

Joachim Sarfati : Il existe un décalage assez flagrant entre l’idée d’«autonomie stratégique européenne», mantra actuel de la France, et la vision minimaliste de la puissance qui prévaut en Allemagne depuis 1945. L’attachement des dirigeants allemands à l’idée d’«Europe puissance» se limite à quelques déclarations d’intention. Malgré la position dominante de l’Allemagne en Europe, sa vision stratégique se cantonne à la défense d’intérêts mercantiles et de l’ordolibéralisme. Le camouflet infligé par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe à la BCE en 2020 montre l’opposition de principe des Allemands à un dépassement de cet agenda.

En définitive, les perspectives fédéralistes promues par la France sont incompatibles avec la position allemande, dans le champ économique comme dans le domaine des affaires stratégiques. La préférence communautaire en matière d’acquisition d’armement défendue par la France s’est par exemple heurtée à l’intransigeance allemande. Cette réticence s’explique évidemment aussi par l’attachement allemand à l’alliance atlantique. Le décalage entre le réalisme mercantile allemand et l’idéalisme fédéral français explique l’inquiétante direction prise par les programmes d’armement franco-allemands comme le SCAF ou le MGCS. Outre-Rhin, la classe politique s’échine à renforcer la place des industriels allemands face aux Français. Si ces programmes représentent pour nous le moyen d’une bascule vers l’autonomie stratégique de l’Europe, ils sont avant tout pour les Allemands des opportunités de développement pour leurs industriels. Ceux-ci ne se privent d’ailleurs pas de l’occasion pour récupérer à moindres frais nos savoir-faire et technologies.

Le Figaro Vox : Selon vous, l’élargissement de l’Union européenne vers l’Est complique la réalisation de l’idéal d’une autonomie stratégique européenne. Pourquoi ?

Joachim Imad : L’élargissement de l’UE aux anciens satellites de l’URSS avait essentiellement vocation à préparer leur entrée ultérieure dans l’OTAN. Les pays baltes et ceux du groupe de Visegrád n’ont pas la même perception des menaces que nous. Pour des raisons historiques évidentes, ces pays se conçoivent comme des nations fragiles, risquant sans cesse de disparaître, ce que nous rappelle l’historien hongrois István Bibó : «Parler de la mort de la nation ou de son “anéantissement” passe pour une phrase creuse aux yeux d’un Occidental. Alors que pour les nations d’Europe de l’Est, c’est une réalité tangible».

Dans ces pays, la russophobie est en outre structurante. Dans un souci de se trouver un protecteur, ils sont davantage enclins à faire confiance aux États-Unis qu’à l’Europe. Il peut y avoir des coopérations militaires entre les Européens de l’Ouest et ces puissances, voire des ventes d’armements (la République tchèque vient de signer un contrat avec Nexter sur l’acquisition de 52 Caesar 8×8), mais elles demeurent marginales.

Derrière ces clivages se dessine la vieille équation de la relation euro-américaine. Les Européens devraient concevoir leurs liens avec les États-Unis sur le mode «amis, alliés, mais pas alignés», selon la formule d’Hubert Védrine, mais préfèrent majoritairement le leadership et le parapluie nucléaire américain. Ces problèmes ne sont pas nouveaux. Le préambule atlantiste imposé le 15 juin 1963 au Traité de Paris par le Bundestag avait déjà rendu le général de Gaulle furieux. Aujourd’hui encore, l’Allemagne se sait redevable vis-à-vis des États-Unis, pays qui contribue largement à l’excédent de sa balance commerciale. Une telle dépendance entache la fiabilité allemande. Il n’y a qu’à voir comment celle-ci, en acquérant cinq avions P-8A Poseidon, a torpillé le programme franco-allemand MAWS.

Le Figaro Vox : Au regard des difficultés inhérentes aux programmes d’armement en coopération, la France doit-elle compter sur ses propres forces ? Avons-nous également des marges de manœuvre au niveau européen ?

Joachim Sarfati : Les parties prenantes de ces programmes ont souvent des intérêts divergents, ce qui complexifie leur gouvernance. Le politique tient à assurer la plus grande charge de travail possible à ses industriels nationaux, les différents états-majors expriment des besoins techniques hétérogènes, et les industriels eux-mêmes peinent à rationaliser la chaîne de production pour obtenir les économies d’échelle recherchées. Ce constat doit mener le politique à estimer les coûts et bénéfices au cas par cas. C’est là l’une des propositions de notre étude : le lancement d’une mission impartiale d’évaluation des coopérations d’armement engagées par la France en Europe. Nos parlementaires transmettraient leurs conclusions au pouvoir exécutif, qui pourrait ensuite décider du rapatriement de certains programmes.

Les industriels de défense français ont prouvé par le passé leur capacité à assurer par eux-mêmes des programmes ambitieux. Le succès du Rafale à l’exportation montre que le choix fait en 1985 de privilégier une solution nationale au projet d’Eurofighter était judicieux. Nous plaidons en faveur de cette orientation qui renforce l’indépendance de nos armées et sécurise l’activité de nos industriels. Pour autant, nous devons être lucides sur les lacunes de notre BITD. La France compte de nombreuses PME innovantes, mais trop peu d’entreprises de taille intermédiaire. Les PME peinent à placer les activités de défense au cœur de leur stratégie de croissance, quand elles ne font pas l’objet d’opérations d’acquisition venant de l’étranger. Une autre faiblesse réside dans la dépendance aux États-Unis ou à la Chine pour certains composants, qui nous rend vulnérables à leurs lois extraterritoriales. L’Europe pourrait avoir là un rôle à jouer. Il y a actuellement un certain «moment réaliste», mis en scène par la Commission von der Leyen, dont nous devrions profiter pour mettre fin à ces dépendances.

Le Figaro Vox : Vous affirmez que l’on ne peut pas espérer de la seule décision politique qu’elle assure le succès d’un programme d’armement en coopération. Est-ce à dire que les entreprises privées doivent prendre le relais du politique dans la définition de la marche à suivre pour ces programmes ?

Joachim Sarfati : L’équipement des armées est une mission fondamentale de l’État, et l’on ne saurait dissocier la stratégie des firmes des orientations définies par le politique. Cependant, ces entreprises sont confrontées à des logiques de marché qui dictent leur politique d’investissement, d’innovation et de croissance. Il n’est pas raisonnable d’engager ces entreprises dans des coopérations approfondies avec leurs concurrents, à rebours de toute logique industrielle. Croire que l’assertion politique suffit à dépasser les divergences entre industriels revient au pire à offrir les atouts de nos entreprises à leurs concurrents européens les plus pragmatiques, au mieux à nous condamner à des retards et dépassements de coûts déjà dénoncés par la Cour des comptes dans un rapport de 2018.

Il revient donc au politique de n’engager de coopérations industrielles de défense avec d’autres pays que lorsqu’il existe un terrain favorable pour les entreprises concernées. Le cas de MBDA, leader franco-britannique des missiles en Europe, doit montrer la voie. Cette entreprise s’est bâtie, accompagnée par le politique, sur la base d’une coopération engagée par BAe Systems et Matra en réponse à des appels d’offres des armées françaises et britanniques. Les gouvernements doivent identifier les opportunités de ce type, ou, a minima, discuter avec les industriels pour faire correspondre leurs stratégies respectives. Il semble justement que les trop nombreuses coopérations engagées en Europe ces dernières années l’ont été à marche forcée, avec les résultats que l’on connaît pour nos industriels : Dassault Aviation lutte pour préserver sa propriété intellectuelle, Nexter cède du terrain à Rheinmetall, tandis que Naval Group ne voit toujours pas les fruits de sa coopération avec Fincantieri.

Le Figaro Vox : À l’aune de ces conclusions, comment appréhendez-vous la crise récente liée à l’annulation du contrat de vente de sous-marins à l’Australie ?

Joachim Imad : Au-delà des pertes financières lourdes mais absorbables pour Naval Group, cette crise a démontré que le temps de l’idéalisme était révolu. Le durcissement de la stratégie américaine envers la Chine et le revirement australien peuvent se comprendre. La méthode unilatérale et sournoise employée n’est cependant pas tolérable. À nouveau, les clivages intra-européens sont apparus au grand jour. Nos «alliés» européens sont pour l’essentiel restés muets sur la rupture du contrat de Naval Group. Suédois et Allemands sont même allés jusqu’à se livrer à un lobbying anti-français en Australie. Quant aux Britanniques, ils ont trahi les engagements pris au moment des Accords de Lancaster House.

Une clarification s’impose. Il ne s’agit pas de remettre en cause nos alliances historiques mais d’examiner avec réalisme nos intérêts, de réajuster nos ambitions et de définir les éventuelles mesures de rétorsion à prendre. Dans l’Indo-pacifique, la France n’a pas une politique à la hauteur de ses intérêts (1,6 million d’habitants, concentration des 2/3 de sa ZEE, etc.). Dans cette zone comme ailleurs, il lui faut une politique étrangère imaginative, à la hauteur de l’idéal d’indépendance qu’elle a si souvent chéri dans son histoire. La France, «soldat de la liberté» selon Clemenceau, n’est le féal de personne. Si elle est en apparence de plus en plus isolée, elle peut toujours s’appuyer sur des puissances d’équilibre, désireuses d’exister dans un monde bipolaire et soucieuses de ne pas se laisser entraîner dans des conflits qui ne seraient pas les leurs. Encore faut-il avoir le courage de cette politique alternative…

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