La recherche française victime d’une contamination militante ?

Note de lecture de l’ouvrage de Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche (Gallimard, Tracts, 2021), par Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica.

Dans cet essai incisif, la sociologue au CNRS Nathalie Heinich étudie la crise qui frappe l’enseignement supérieur et la recherche française en sciences sociales. Elle déplore la contamination de l’université par un militantisme qui sacrifie la neutralité axiologique et la rigueur épistémique sur l’autel d’idéologies puissantes : décolonialisme, féminisme, intersectionnalisme, etc. Au-delà de la seule université, c’est selon elle notre modèle républicain et, plus largement, notre monde social qui sont mis en péril.

« L’homme blanc ne peut pas être antiraciste et, à mes yeux, il ne peut pas avoir raison contre une Noire et une Arabe. Il ne peut pas, c’est pas possible. Et ça, il va falloir que la France s’en rende compte. » Tels étaient les mots par lesquels Maboula Soumahoro, angliciste « afroféministe » et maître de conférences à l’Université de Tours, faisait l’éloge des réunions non-mixtes en juillet 2019. Cette déclaration rend compte de l’emprise croissante du militantisme dans une université française où l’étude des questions de race, de genre et des discours de domination occupe de plus en plus de place, notamment dans les départements de sciences sociales, de littérature et de philosophie. L’ouvrage de Nathalie Heinich Ce que le militantisme fait à la recherche a le mérite de décrire de l’intérieur cette dynamique et de l’illustrer par des exemples pertinents et des enquêtes statistiques robustes. Une étude de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires a ainsi récemment montré que les termes relevant de ces nouveaux courants (« décolonial », « féminin », « genre », « intersectionnel », « intersectionnalité », « racisé », « racialisé », « islamophobie », etc.) apparaissaient désormais dans la moitié des nouvelles publications, annonces de colloque et de journées d’études, des titres de séminaires, d’ateliers et d’interventions. [1]

Loin de se cantonner à une simple description quantitative de ce phénomène, Nathalie Heinich replace celui-ci dans la longue durée de l’histoire. La radicalisation de la posture critique en sciences sociales plonge en partie ses racines en France selon elle. L’auteur montre par exemple en quoi l’évolution en direction de l’engagement de Pierre Bourdieu (son directeur de thèse [2]), notamment à partir de la publication de La misère du monde en 1993, a été décisive. L’alliance nouée dans les années 1990 entre l’université et des courants de la gauche « radicale » cédant à des postures faciles de dénonciation a contribué à « la popularisation d’une conception des sciences sociales réduite à un catéchisme ». Dans le même temps, des dynamiques internes au monde universitaire anglophone ont exercé une influence majeure. Nathalie Heinich insiste par exemple sur l’importance prépondérante du courant postmoderniste développé à partir d’auteurs français (la French Theory) réinterprétés sur les campus américains dans le sens « d’une déconstruction, d’une dés-essentialisation, d’une relativisation des notions communes » qui tend à « défaire toute objectivité du savoir » et s’accommode d’un « communautarisme de campus en forme de politique des identités (identity politics) ». Si ces pages sont intéressantes, on aurait aimé que l’auteur s’attarde sur cette notion de « déconstruction ». La pratique de la déconstruction défendue sur les campus américains a en effet perdu en sens et en finesse par rapport à son acception originelle. Une approche plus généalogique de cette notion, convoquant aussi bien Heidegger qu’Husserl et Derrida, aurait pu permettre d’approfondir l’analyse. De même, si Nathalie Heinich se focalise sur le postmodernisme, celui-ci n’est pas le seul courant en cause. L’ouvrage French Theory (La Découverte, 2013) [3] de l’historien des idées François Cusset peut ainsi compléter utilement l’esquisse de contextualisation historique proposée.

Le principal intérêt de l’ouvrage de Nathalie Heinich n’est néanmoins pas là. Il réside dans la description clinique des ravages et des aberrations découlant de la contamination de la recherche par le militantisme. Sous l’effet d’idéologies radicales nouvelles et d’un brouillage entre la posture du chercheur et celle de l’acteur, l’université tend à renoncer à ses missions premières, à savoir l’éveil intellectuel des étudiants et la contribution à la connaissance du monde. Des universitaires devenus activistes confondent l’arène scientifique de la production et l’arène politique et civique de la transformation du monde social. Se faisant, ils mettent leur position, et indirectement les fonds publics, au service de l’« éveil » (woke) contre ce qu’ils identifient comme des formes d’oppression. Cette évolution interroge sur la scientificité des travaux universitaires produits. Les enquêtes empiriques d’un certain nombre de chercheurs parodient dorénavant la démarche scientifique car elles « ne sont guère plus qu’une illustration de ce qui doit être démontré ». Les tenants du militantisme académique invoquent la « scientificité » pour mieux faire passer en fraude leurs convictions, rompant avec ce que Max Weber appelait la « neutralité axiologique ». Comme le rappelle l’auteur, celle-ci ne consiste pas à s’abstenir d’exprimer des opinions personnelles ou des jugements épistémiques sur les concepts, les méthodes et les travaux des pairs. Elle implique en revanche de refuser les « jugements sur les objets relevant de valeurs morales, religieuses ou politiques » dans le cadre dédié au savoir qu’est l’université. Arguer que cette neutralité axiologique est illusoire dans la mesure où l’objectivité n’existe pas permet à certains chercheurs-militants de s’en affranchir. Nathalie Heinich souligne pourtant à juste titre que ces notions n’ont pas le même sens : « L’objectivité désigne une situation d’arbitrage où il s’agit de départager deux positions, alors que la neutralité consiste à s’abstenir de toute position. » De même, nombreux sont ceux qui invoquent la difficulté à distinguer le savoir et l’opinion, la connaissance scientifique et l’idéologie, ce à quoi l’auteur répond : « Faut-il nier l’existence d’une différence entre deux entités au motif que leur frontière serait par endroits poreuse ou floue ? »

Nathalie Heinich alerte en outre sur la dérive que constitue la mise en avant de la subjectivité comme seul critère de vérité, à l’encontre des critères de rigueur épistémique : « L’expérience individuelle est érigée en garant de la justesse du discours tenu sur le groupe auquel on appartient ou proclame appartenir. » Cette obsession de la subjectivité est au cœur de l’inflation des « studies ». Ce phénomène, né dans les années 1980 aux États-Unis et dans les années 2000 en France, participe d’une recomposition du paysage universitaire au détriment des disciplines de recherche traditionnelles. De plus en plus, celles-ci se voient remplacées par des objets définis par une étiquette communautaire : « gender studies », « race studies », « postcolonial studies », « gay studies », « disabled studies », etc. Selon l’auteur, cette mode des studies nuit à la rigueur scientifique, d’une part puisqu’elle importe des problématiques militantes dans le monde universitaire (l’objet du travail étant considéré comme « victime », il ne doit pas seulement être étudié mais bien défendu) ; d’autre part puisqu’elle interdit de former des universitaires généralistes. Elle enferme en effet étudiants et chercheurs dans un micro-domaine qui ne leur permet pas de toucher aux concepts, aux problématiques et aux méthodes essentiels des sciences sociales. Cela ne leur laisse souvent d’autre débouchés que les luttes politico-associatives et abaisse l’exigence intellectuelle de la recherche, conduisant par exemple à ce que des concepts fondamentaux se voient réduire à de simples slogans englobant l’ensemble de notre monde commun : « la domination », le « pouvoir », le « socialement-construit », etc.

Ces grievances studies (études de grief) soulèvent également selon la sociologue le problème de l’entre-soi. Bien que ses tenants s’imaginent minoritaires et subversifs, ils « exercent une domination de plus en plus appuyée au sein de l’université, notamment à travers le fléchage des recrutements et des projets de recherche ». L’emprise de ce militantisme de plus en plus conquérant dans la recherche française, notamment dans les commissions de spécialistes, pervertit l’expertise par les pairs. Commentant le processus d’expertise par les chercheurs du CNRS des candidatures de leurs pairs au concours d’entrée ou aux promotions, Nathalie Heinich regrette la surreprésentation – à hauteur des deux-tiers – d’élus de listes syndicales parmi les jurés. De son point de vue, cela « encourage le clientélisme beaucoup plus que la qualité scientifique (tout comme, du reste, le recrutement local dans les universités) ». Dans la continuité de ce problème, l’auteur juge que de nombreuses publications passent entre les mailles d’une « évaluation scientifique » complaisante, à l’image de nombreux articles burlesques qu’elle cite. Malgré ces dérives de plus en plus ostentatoires, ceux qui appellent à un durcissement des critères d’évaluation sont immédiatement suspects de complicité avec le camp réactionnaire et accusés d’entrave à la sacro-sainte « liberté académique », procès que Nathalie Heinich balaie d’un revers de main : « N’est-ce pas plutôt le fait de refuser cette contradiction qui porte atteinte non seulement aux droits mais aussi aux devoirs de tout universitaire ? »

La monomanie constitue enfin le dernier reproche qu’adresse l’auteur au militantisme académique. La sociologue pourfend en effet la tendance du militant à lire le monde à travers un seul prisme de lecture, au mépris de « la pluralité des paramètres et des causalités, et de la plasticité adaptative, qui font la complexité du monde vécu ». Cette réduction de la grille interprétative du monde à un seul paramètre (généralement le genre, la race, la classe) contrevient à une démarche scientifique fondée sur l’esprit de découverte. S’il n’exclut pas les hypothèses de départ, celui-ci doit « laisser advenir le doute sur leur validité et la possibilité d’autres hypothèses, d’autres paramètres analytiques que ceux présumés au départ ». Cette critique fait écho au constat de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel dans leur récent ouvrage Race et sciences sociales : essai sur les usages publics d’une catégorie (Agone, 2021).

Au-delà de la seule université, c’est l’ensemble de notre monde social qui se retrouve appauvri et fragilisé par cette subordination de la mission épistémique à la mission politique. Cette dérive fait en effet le lit d’idéologies qui sapent l’universalisme républicain. Là où celui-ci est fondé sur l’égalité des droits dans la sphère publique et la libre expression des particularités dans la sphère privée, le militantisme radical et ses ramifications essentialisent les identités en « ramenant autoritairement les êtres à une identité donnée, en toutes circonstances » (origines ethniques, sexe, orientation sexuelle, religion, etc.). L’individu qui échappe à cette logique et se refuse à penser le monde de la même manière que la « communauté » à laquelle on l’assigne se voit frappé d’opprobre. Cette obsession des particularismes produit en outre une société contentieuse puisque dominée par le ressentiment, sentiment dangereux qui justifie les pires violences au nom d’une lutte pour une justice fantasmée. Les créances de chaque groupe ne cessent de s’entrechoquer, au point d’évincer les notions, vitales pour toute communauté humaine, d’intérêt général et de devoir. L’autre devient ainsi un étranger, voire un ennemi potentiel, et la dispute civilisée et le pluralisme, préalables à un exercice démocratique qui suppose « l’art de se diviser » (Alfred Sauvy), abdiquent face à l’anathème et à la course à la radicalité. Cette idée de fascination par la radicalité est cruciale. Le « wokisme » s’appuie en effet sur un engrenage dangereux puisqu’il sacralise de manière mortifère l’idée de pureté, au point de prôner l’élimination, professionnelle, sociale et/ou médiatique, des impurs via la cancel culture. Problème, on trouve toujours plus pur que soi, d’où l’extension possiblement infinie des exclusions et le fractionnement permanent qui débouche in fine sur « un monde relationnellement invivable, habité par la méchanceté, la hargne et le désir de vengeance ».

Véritable appel au sursaut face à des dérives qui dénaturent la mission de l’université et menacent notre pacte social, l’ouvrage de Nathalie Heinich soulève donc des questions essentielles. L’expérience de cette directrice de recherche au CNRS rend la lecture de son plaidoyer pour un retour aux pères fondateurs des sciences sociales très agréable. Nul doute que sa critique d’une doxa de l’engagement qui « appauvrit, dégrade et stérilise » la recherche déplaira à beaucoup, en témoigne par exemple la récente controverse ayant suivi les propos de la ministre Frédérique Vidal [4] sur l’entrisme de « l’islamo-gauchisme » dans notre université. À une époque dominée par les émotions et les affects, la réhabilitation de la distanciation et de la raison critique, préalables aussi bien à l’exercice de la recherche qu’à la vie républicaine, s’avère pourtant plus que jamais impérieuse.

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[1] Xavier-Laurent Salvador, Jean Szlamowicz, Andrea Bikfalvi, « Le décolonialisme, c’est 50,4 », Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires.
[2] Nathalie Heinich a soutenu une thèse de sociologie intitulée « La constitution du champ de la peinture française au XVIIe siècle » à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) en 1981 sous la direction de Pierre Bourdieu.
[3] François Cusset, French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2013.
[4] Soazig Le Nevé, « Frédérique Vidal lance une enquête sur « l’islamo-gauchisme » à l’université », Le Monde, 16 février 2021.

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