Débat final, lors du colloque « États-Unis : Crise de la démocratie et avenir du leadership américain » du mardi 9 mars 2021

Alain Dejammet

Retour au multilatéralisme mais réalisme, ont dit Renaud Girard et Hubert Védrine.

Retour au multilatéralisme, oui. En réalité, Trump, lui aussi, avait fait du multilatéralisme. Il est allé aux réunions. Il a négocié à plusieurs (Mexique, Canada). Il n’a pas voulu faire exploser l’OTAN. Il a réclamé, comme tous ses prédécesseurs, le partage du « fardeau » financier, c’était du réalisme. Mais il n’utilisait pas le mot « multilatéralisme ». Lors de son premier discours de politique étrangère, le 5 février, Joe Biden n’a pas mentionné le multilatéralisme mais, c’est un fait, il y revient, tout en insistant aussi sur le « réalisme ». Il explique que l’Amérique revient à la diplomatie parce que « it is in our self naked interest ». Si Donald Trump avait utilisé ces derniers mots, il aurait déclenché des critiques virulentes ! Mais voilà comment s’exprime Biden. Intérêt pour quoi ? Comme l’a très bien souligné Hubert Védrine, le multilatéralisme sert en fait l’idée d’oligarchie.

Trump, dans ses discours, n’utilisait pratiquement jamais le mot « leadership ». Il parlait de l’intérêt des États-Unis, appliquant la morale de Huntington : occupez-vous de vos propres affaires mais laissez nous nous occuper de nos affaires (« in our naked self interest », dira le successeur de Trump).

En revanche, dans les quelques pages du discours prononcé par Joe Biden le 5 février, on relève douze fois le mot « leadership ». Comme l’a très bien souligné Hubert Védrine, le multilatéralisme c’est magnifique à condition que les partenaires des États-Unis aient une conduite tout à fait aimable, « réaliste », comme dit Renaud Girard.

Roosevelt a fourni un quadrimoteur au général de Gaulle pour aller aux États-Unis en juillet 1944 mais il n’a pas invité le chef de la France libre à envoyer un représentant à la conférence de Dumbarton Oaks qui a jeté les bases de l’Organisation des Nations Unies. Notre représentant à Washington, Hoppenot, en était réduit à lire la presse et à envoyer des coupures de journaux au Quai d’Orsay pour expliquer ce qui se passait à Dumbarton Oaks …

Jean-Pierre Chevènement

Hubert Védrine nous dit qu’il n’y a pas d’espace pour une autonomie stratégique européenne. Que répondez-vous à cela ?

On pourrait répondre qu’en réalité il y a un espace parce que les Américains étant aspirés par la Chine, par l’Asie, le discours sur une certaine autonomie européenne retrouve une validité.

Alain Dejammet

Cet espace est très bref et très étroit. En effet, les Américains sont intéressés par l’OTAN et par ce qu’ils peuvent faire d’un nouveau multilatéralisme qui fait une large place aux États-Unis et très peu à d’autres pays.

Avant son premier voyage en Europe, George W. Bush, alors président, avait par politesse consulté Joe Biden (président démocrate de la Commission des Affaires étrangères du Congrès) sur ce qu’il allait bien pouvoir dire aux Européens. Parlez leur de « l’expansion nécessaire de l’OTAN », lui avait répondu Joe Biden, parce que, dans l’OTAN, nous sommes une « puissance européenne ». On peut donc bien plaider pour l’autonomie stratégique de l’Europe mais, dans la vision de Biden (qui a raconté l’épisode dans son livre), au sein de l’OTAN les États-Unis sont également une puissance européenne (et de quel poids !). C’est tout à fait conforme à la notion de « leadership » si présente dans la bouche du président américain. Où sera, avec un tel participant, l’autonomie des Européens ?

Le multilatéralisme accommodé à la recette du « leadership » américain se concilie également assez mal avec le multilatéralisme onusien, la fameuse « communauté internationale ». Celle-ci a déplu à Madeleine Albright. Elle a appris à avoir du respect pour certaines résolutions de l’ONU mais elle n’aimait pas vraiment ce monde où il y avait des Russes, des Chinois et, à propos de l’Irak, des Français. Elle a donc eu très vite l’idée d’une communauté de pays beaucoup plus raisonnables, la « communauté des démocraties. » Elle s’est mise à faire son marché à l’intérieur des Nations Unies. Elle a recruté la Pologne (qui, vue d’Europe, n’est pas vraiment le modèle tout à fait exemplaire de la démocratie). C’est cette idée qui est reprise des années plus tard avec le projet de « sommet des démocraties ».

M. Biden parle donc, en ce début d’année, de convoquer un « sommet de la démocratie » afin de rallier les meilleures des nations pour défendre la démocratie, pour faire reculer « l’illibéralisme ». Ce sera, selon le Président, l’un des premiers grands rendez-vous, l’une des premières grandes démonstrations de la diplomatie concrète des États-Unis.

Il y a déjà une petite organisation de 29 pays dont le secrétariat se trouve à Varsovie. Lorsqu’en juin 2000, les représentants d’une centaine de pays s’étaient réunis en Pologne pour constituer cette « communauté des démocraties », sous la co-présidence de Madeleine Albright et de Borislav Geremek, Hubert Védrine, notre ministre des Affaires étrangères, avait refusé de signer la déclaration finale. Sage geste d’indépendance.

Hubert Védrine

Pour ne pas être lié par les conclusions j’avais quitté Varsovie avant la fin, non sans instruire l’Ambassadeur d’Aboville de rester, mais de ne pas participer à un vote quelconque et, surtout, de ne faire aucune déclaration. B. d’Aboville avait fait à l’inverse une déclaration tonitruante, déclamant que tout cela était absurde, contreproductif (ce que je pensais mais que je n’avais pas dit) ! Le lendemain le New York Times avait titré : « Au pique-nique de la démocratie, les Français ont apporté les fourmis. »

Jean-Pierre Chevènement

La solution n’est-elle pas dans le long terme ? L’évolution du monde, qui s’accélère, ne va-t-elle pas vers un rééquilibrage vers l’Asie qui mettra l’Europe un peu à l’écart ? Mais avons-nous intérêt à rentrer dans cette mécanique qui nous broiera ? N’avons-nous pas à garder un minimum d’indépendance, sur un certain nombre de sujets, et à le rappeler ? Ce serait en effet défendre nos intérêts, notre façon de voir le monde que de rester fermes sur cette position qui n’a pas besoin d’être agressive mais qui, si elle est maintenue assez longtemps, montrera sa pertinence.

Laurence Nardon

Il me semble que l’objectif de notre discussion a changé. Nous parlions des États-Unis et nous sommes passés à la question de l’attitude que l’Europe devrait avoir par rapport à l’exigence américaine que l’on sent venir d’un alignement avec eux contre la Chine. Sur ce point je vous trouve très pessimistes même si je ne suis pas sûre que vous ayez tort.

Sur ces deux sujets l’opposition à la Chine risque d’être structurante. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ?

Pour ce qui concerne la politique intérieure américaine c’est peut-être une bonne chose. Nous avons parlé de la polarisation entre les Républicains et les Démocrates et des délires woke de certains démocrates progressistes. Il me semble que tout ceci pourrait s’aplanir, que le pays pourrait « refaire nation », s’unir de manière très classique contre une ennemi chinois. Ce serait une évolution positive pour la société américaine.

La question est : L’OTAN peut-elle refaire alliance contre la Chine ? Vous semblez dire que c’est un piège pour les Européens.

Hubert Védrine

L’Alliance atlantique ne s’est pas organisée elle-même. Elle l’a été par les Américains. D’ailleurs, le Secrétaire général Stoltenberg (à la demande de Joe Biden ?) a déjà envisagé un sommet de l’OTAN dans le Pacifique ! La question ne peut donc porter sur les intentions de l’Alliance elle-même mais sur ce que les Américains veulent en faire. Il faut alors se demander qui est en mesure de corriger le projet américain pour l’OTAN et au moins de préserver une certaine autonomie.

André Kaspi

On évoque toujours l’hostilité entre les États-Unis et la Chine. Mais il faut rappeler que bon nombre d’entreprises américaines travaillent avec la Chine. Elon Musk, avec Tesla, est très présent en Chine. On peut penser que ces entreprises vont militer – ou militent déjà – en faveur d’une hostilité modérée. En effet, la Chine est un marché considérable.

D’autre part, comme le souligne Laurence Nardon, il me semble quand même que l’Union européenne ressemble à un mythe parce qu’il n’y a pas d’unité européenne vis-à-vis de la Chine. On voit par exemple que l’attitude de l’Allemagne diffère de celle de la France. Comment les Américains pourraient-ils compter sur une Europe aussi divisée, qui n’a pas de projet commun vis-à-vis de la Chine alors que les États-Unis, eux, défendent à la fois des intérêts stratégiques, politiques, économiques ?

Hubert Védrine

Mais les États-Unis ne veulent pas que l’Europe ait un projet commun. Ils ont besoin de neutraliser une politique européenne éventuellement divergente. Ils peuvent tolérer de petites divergences mais voudront s’assurer que ce soit verrouillé.

Renaud Girard

Tout l’enjeu de la diplomatie américaine et même de la diplomatie européenne pour les quatre prochaines années est l’émergence d’une grande alliance, d’un « grand TPP ». Cela apparaît dans certaines déclarations d’Ursula Von der Leyen ou d’autres à Bruxelles. C’était apparu aussi dans les discussions et dans les programmes des Démocrates avant et pendant la campagne.

Le Trans-Pacific Partnership (TPP), le traité d’Auckland, était une super construction d’Obama qui permettait de combattre la Chine à l’aide de normes. Ce qui est recherché aujourd’hui est un grand traité de libre-échange Europe-États-Unis qui fixerait des normes pouvant être étendues à des règles moins techniques et plus politiques (travail des enfants, des prisonniers politiques etc.). C’est tout à fait possible et ce pourrait être la grande œuvre transatlantique des quatre prochaines années.

André Kaspi

En Europe, l’Allemagne fait bande à part sur le Nord Stream, ce qui est difficilement supportable pour les Américains. Les intérêts ne sont pas communs.

Jean-Pierre Chevènement

On ne peut pas demander à l’Allemagne de produire moins de gaz carbonique (elle en produit deux fois plus par habitant que la France) si on ne lui donne pas un substitut. Elle ne veut pas du nucléaire. Il reste donc les énergies intermittentes, le vent et le soleil. Et puis le gaz émet quand même deux fois moins de gaz carbonique que le charbon ou le lignite. Nous qui sommes les alliés de l’Allemagne, nous acceptons très bien cette position. Voilà un sujet d’opposition.

Renaud Girard

Nous allons voir pendant le mandat de Biden la consolidation de la partition technologique du monde. Les Américains ont gagné la grande bataille de Huawei. Et on peut être sûr que Biden va la poursuivre. C’est-à-dire qu’il y a maintenant deux mondes technologiques. La technologie chinoise, dont les Européens ne veulent pas, et la technologie américaine ou européenne.

André Kaspi

Nous sommes déjà envahis par la technologie chinoise !

Renaud Girard

Non ! Sur la 5G l’Angleterre est revenue en arrière. Londres avait ouvert la porte à l’installation d’équipements Huawei pour déployer le réseau 5G sur une portion limitée du réseau (pas plus de 35 % et sur des zones n’étant pas considérées comme stratégiques). Elle est revenue là-dessus. Boris Johnson, envisagerait un détricotage progressif des installations de Huawei dans les deux ou trois années qui viennent.

Hubert Védrine

Faut-il en déduire que les Américains vont obtenir l’alignement complet des Européens là-dessus ?

Renaud Girard

Je le pense. C’est crucial pour eux. La boîte à outils européenne créée par Thierry Breton est une manière polie de dire non à la Chine. C’est très clairement la politique d’Emmanuel Macron qui a nommé Thierry Breton commissaire européen (chargé de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense et de l’espace).

Je ne serais pas étonné que nous allions vers un grand accord de libre-échange assorti de normes permettant de dire : « Nous sommes vraiment désolés, vous ne remplissez pas les normes ! »

Hubert Védrine

Il n’y a là-dedans aucune tentative possible d’autonomie européenne.

Renaud Girard

Aucune !

Nous sommes tous d’accord ici pour dire que c’est l’occasion pour les Américains de rappeler et de renforcer leur « leadership ». Ils en ont les moyens : ils ont les GAFAM, ils ont les laboratoires qui ont découvert les vaccins efficaces contre le Covid, vaccins que nous achetons.

André Kaspi

Quel intérêt les États-Unis auraient-ils à négocier avec un partenaire divisé dont les intérêts divergent ? Il est plus facile de négocier avec chacun des États plutôt qu’avec une unité européenne imaginaire.

Hubert Védrine

Il n’a pas été question pour le moment d’un grand accord, comme en parle Renaud Girard.

Le « sommet des démocraties » n’est pas conçu comme un sommet avec l’Union européenne, ce serait un enrôlement des démocraties, même celles qui seraient un peu récalcitrantes… Il s’agit pour les Américains de réaffirmer leur « leadership ». Les divergences entre États européens dont parle le professeur Kaspi ne les gênent pas, au contraire. D’où l’importance du « sommet des démocraties », pour tout enrôler autour d’une stratégie antichinoise et antirusse. En tout cas on peut le craindre.

Jean-Pierre Chevènement

Mais y parviendront-ils ? Il faut avoir en vue les logiques industrielles, technologiques. L’Allemagne est le deuxième atelier industriel du monde, derrière la Chine et à égalité avec les États-Unis. Nous-mêmes pesons un peu moins de la moitié de l’Allemagne en termes industriel et commercial. Il y a bien sûr un marché européen mais l’Allemagne est le seul pays européen qui compte vraiment sur le plan industriel. Les autres apportent un petit supplément. Si l’Allemagne veut défendre ses intérêts pour son compte elle fera tout ce qu’il faudra pour donner le change mais elle persistera à maintenir une ligne de défense de la technologie allemande.

Renaud Girard

Elle l’a d’ailleurs toujours fait. Les Allemands, depuis la guerre ont toujours superbement défendu leurs intérêts. La zone euro les y a aidés.

Hubert Védrine

Avant la zone euro nous étions déjà dans la zone mark, dépendants, avec encore moins de moyens d’influence que dans l’euro.

Jean-Pierre Chevènement

On ne va pas réécrire le passé. Les choix qui ont été faits produisent aujourd’hui leurs effets. Il est difficile d’en sortir. Mais on peut essayer de négocier avec le mouvement du monde un espace pour l’Europe.

Alain Dejammet

Allons demander conseil à Kishore Mahbubani, ce Singapourien (bon disciple de Lee Kuan Yew, fondateur du Singapour moderne et inspirateur de Deng Xiaoping) qui juge que la suprématie de l’Occident n’a été qu’une « parenthèse » dans l’Histoire mondiale et qui a les mots les plus sévères qui soient pour l’état actuel de l’Europe. Certes il s’exalte quelque peu devant l’émergence monumentale de la Chine mais il a rédigé un petit lexique qu’évoque Hubert Védrine des décisions que l’Europe devrait prendre pour jouer le rôle qu’elle souhaite entre la Chine et les États-Unis.

Hubert Védrine

Kishore Mahbubani était venu me voir il y a deux ans, après avoir passé une année en Europe. Comme je lui demandais s’il défendait toujours la thèse de la « parenthèse occidentale », il me répondit : « Oui mais ça va trop vite », ajoutant qu’il en venait à redouter un monde dont le sort se déciderait entre une Chine surpuissante qui n’a plus de limites et les États-Unis. Il faudrait une Europe plus puissante qui s’affirme, et qui serait un facteur d’équilibre, pensait-il avant son séjour en Europe mais, à l’issue de celui-ci, désespéré, il venait me demander des raisons d’espérer… ! « J’en cherche moi-même, lui répondis-je, donnez-moi vos idées ». Il m’a alors suggéré deux conditions préalables à une Europe puissance. D’abord un moratoire sur l’immigration, indispensable selon lui au vu des réalités démographiques de l’Afrique et de l’Europe révélée par les chiffres ! Deuxième condition : l’Europe devrait devenir « machiavélienne », c’est-à-dire être capable de penser en tant que telle, comme un acteur, et d’avoir une stratégie à long terme.

Jean-Pierre Chevènement

Est-il possible de définir une politique machiavélienne en Europe aujourd’hui ? Serait-elle décidée au niveau de la Commission européenne ? au niveau du Conseil européen ? Quels pays concernerait-elle ?

Hubert Védrine

La Commission n’est pas faite pour ça. Au sein du Conseil européen ce sont les deux ou trois principaux leaders politiques qui pourraient se mettre d’accord sur une ligne de ce type et entraîner les autres.

Renaud Girard

Et nous savons maintenant que l’axe franco-allemand était un fantasme.

Hubert Védrine

Non, il a fonctionné un certain temps, en tout cas jusqu’à la réunification.

Jean-Pierre Chevènement

C’est une idée dont il ne faut pas désespérer. Je rappelle qu’elle a été lancée par la France après les deux guerres mondiales pour poser le problème européen dans des termes différents de l’antagonisme perpétuel entre la France et l’Allemagne. Cette volonté de dépasser cet antagonisme n’a pas perdu de son sens.

Merci à toutes et à tous.

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Le cahier imprimé du colloque « États-Unis : Crise de la démocratie et avenir du leadership américain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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