Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, lors du séminaire « Enseigner la République » du mercredi 20 janvier 2021
Messieurs,
Chers amis,
Bienvenue à tous.
Je remercie les intervenants d’être présents en dépit des circonstances difficiles. Je remercie aussi tous ceux qui nous ont aidés dans la préparation de ce colloque, perturbée par le fait que, dans la crise sanitaire que nous vivons, deux intervenants manquent à l’appel : Régis Debray, que remplacera Natacha Polony qui a bien voulu remettre d’autres obligations, et Régis Marcon qui nous a envoyé sa contribution.
Natacha Polony, agrégée de Lettres, a été enseignante. Elle dirige l’hebdomadaire Marianne qui contribue beaucoup à l’animation de la vie démocratique. Je connais Natacha depuis quelques années et je sais qu’elle n’a rien perdu de la fougue que je lui connaissais.
Souâd Ayada, agrégée de philosophie, préside le Conseil supérieur des programmes (CSP) du ministère de l’Éducation nationale, un poste hautement stratégique qui manifeste la confiance que lui fait Jean-Michel Blanquer que nous soutenons dans son combat pour promouvoir une éducation fondée sur le savoir, les valeurs de la connaissance et l’esprit critique (et non l’esprit de critique) qui est la capacité de juger par soi-même. Je veux aussi saluer M. Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie au collège Pierre de Geyter à Saint-Denis (93), membre du Conseil des sages de la laïcité du ministère de l’Éducation nationale, consultant pédagogique et formateur pour le Mémorial de la Shoah. Son dernier ouvrage s’intitule Sortir de l’ère victimaire, Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse (Odile Jacob, 2020). Enfin, Amine El Khatmi, président du Printemps républicain, auteur de Combats pour la France : moi, Amine El Khatmi, Français, musulman et laïc (Fayard, 2019).
L’assassinat dont a été victime Samuel Paty, professeur d’histoire et de géographie, qui nous a tous bouleversés, montre que les enseignants sont vraiment en première ligne du combat républicain.
Lorsque j’ai rétabli l’éducation civique dans le programme de l’Éducation nationale en 1985 (elle avait été supprimée en 1968 par Edgar Faure, alors ministre de l’Éducation nationale), ce n’était pas dans la perspective de la lutte contre l’islamisme qui, s’il se manifestait déjà dans la guerre Irak-Iran, ne touchait pas encore vraiment la France. Sa première manifestation publique, liée à l’affaire du foulard de Creil en 1989, avait rouvert des débats qui ont connu plusieurs rebondissements sur lesquels je ne vais pas m’étendre inutilement. À l’époque il s’agissait pour moi d’opérer un ressourcement de l’école dans l’idée républicaine. L’homme qui m’accompagnait et m’inspirait était l’historien Claude Nicolet [1], rédacteur en chef des Cahiers de la République (la revue de Pierre Mendès France), conseiller officieux à mon cabinet et chargé de mission sur l’éducation civique. Plus tard, en 1999, en tant que ministre de l’Intérieur, je lui confiai la charge de préparer une brochure à destination des 800 000 jeunes inscrits d’office chaque année sur les listes électorales « Pour faire votre métier de citoyen » [2]. Je garde beaucoup de reconnaissance au compagnon que fut pour moi Claude Nicolet.
J’avais donc voulu réintroduire l’éducation civique afin de procéder à un ressourcement républicain rendu nécessaire par l’abandon par les socialistes, depuis une dizaine d’années, des valeurs qu’ils avaient portées.
Ce retour aux sources, avec la réintroduction de l’éducation civique, prenait sens aussi par rapport à la vague néolibérale que l’on sentait monter et qui allait continuer à monter dans les années suivantes : l’Acte unique est signé en 1986 ; 1990 voit la libération des mouvements de capitaux en Europe et vis-à-vis des pays tiers, en dehors de toute harmonisation préalable de la fiscalité sur l’épargne.
Et puis il y avait chez moi, très profondément ancrée, l’idée que la démocratie implique un vif sentiment d’appartenance et que l’appartenance nationale, qui justifie l’acceptation du fait majoritaire – qui ne va pas de soi, est le meilleur cadre pour l’exercice de la démocratie. Exercice beaucoup moins évident quand le sentiment d’appartenance est beaucoup plus dilué. Par exemple, au niveau européen, ce que pense un habitant de Vilnius des événements de Biélorussie n’a pas forcément d’impact sur ce que l’on ressent à Paris ou à Madrid.
À cette idée que la nation est le cadre privilégié de la démocratie s’ajoutait la conviction que l’éducation civique et l’apprentissage de la citoyenneté seraient le meilleur moyen de lutter contre les fractures sociales qui commençaient à se manifester. Le chômage s’est développé dès la fin des années 1970 mais les premiers craquements ont été enregistrés peu après 1981. La Marche pour l’égalité et contre le racisme (« Marche des beurs » de 1983) était encore une contestation très corrélée avec les valeurs républicaines. Ce n’est que plusieurs années plus tard que l’on a ressenti l’ethnicisation des questions sociales.
Le rétablissement de l’éducation civique, dans ce contexte, n’avait pas de rapport immédiat avec l’islamisme qui ne s’est manifesté que beaucoup plus tard. J’ai évoqué l’affaire du foulard (1989), il faudra attendre quinze ans (2004) pour voir l’interdiction des signes ostentatoires d’appartenance religieuse à l’école et, quelques années de plus (2010), celle de la burqa (voile intégral) qui, à mon avis, a moins à voir avec la laïcité qu’avec la sécurité (interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public). Nous avons subi quelques attentats islamistes, liés au GIA (Groupe islamiste armé, basé en Algérie), mais c’était encore dans un contexte très régional : prise d’otages à bord d’un Airbus A300 sur l’aéroport de Marseille-Marignane (décembre 1994), attentat du RER B à Saint-Michel (juillet 1995), etc. Les attentats islamistes fomentés par Al Qaïda et Daech commenceront dans les années 2000 et pour la France, à partir de mars 2012, avec l’affaire Merah, suivie de la vague d’attentats, que nous avons tous à l’esprit : Charlie Hebdo, le Bataclan (2015) et Nice (2016), Samuel Paty (2020), etc. Tout cela n’a fait que conforter les raisons que nous avions de rétablir l’éducation civique mais n’en est en aucune manière la cause.
Néanmoins, dans ce bref propos introductif, je voudrais dire que comme ministre de l’Éducation nationale ayant pris cette initiative, je ne suis pas pleinement satisfait.
D’abord parce que toutes les enquêtes ont montré que cette éducation civique n’a été que partiellement rétablie à l’école, où des plages horaires très courtes, de l’ordre de la demi-heure, lui ont été consacrées. De plus, en général, on explique aux enfants ce qu’est le bien commun en leur désignant le matériel scolaire… Cette idée de la Res publica est mieux que rien mais elle est un peu pauvre. On pourrait faire mieux ! Au collège où un horaire de trois heures a été consacré à l’histoire, la géographie et l’éducation civique, il y a eu quelques avancées parce que, incontestablement, l’éducation civique répondait à des questions que les élèves se posaient. Néanmoins, cela restait étroitement corrélé à l’environnement local, à la vie municipale notamment. On a reçu des classes en conseil municipal ; le département c’était déjà plus lointain ; la région n’avait pas l’importance qu’elle a prise aujourd’hui… Quant à l’État, la nation, la Constitution, les principes républicains, c’était vraiment très loin ! Néanmoins, il faut le dire, l’apprentissage des principes républicains qui se faisait dans le cadre d’autres matières a contribué à une certaine identité républicaine dans nos classes (plus de 12 millions d’élèves à l’Éducation nationale). Des rapports de l’inspection générale révèlent qu’en Angleterre le sentiment d’appartenance nationale est étroitement corrélé à la fierté de parler l’anglais, une langue mondiale, fierté aussi d’être le pays qui a inventé le sport. En France, c’est la fierté d’être le pays qui a donné forme aux valeurs républicaines (Liberté, Égalité, Fraternité…). C’est quand même assez vague et je ne peux pas dresser un bilan de complète autosatisfaction.
Les raisons de ce relatif échec sont de plusieurs ordres :
D’abord au niveau de la conception. J’ai accepté, sur les instances de Claude Nicolet, que l’on utilise le droit positif comme support de l’éducation civique pour éviter tout effet d’endoctrinement. C’était un bon parti. Hélas, en France, dans le magma que créent la démocratie, la République, l’État de droit et la confusion des notions qui s’ensuivent, on ne peut plus aujourd’hui tirer des idées claires du droit positif. Il faudrait bien sûr remonter au discours de Bayeux, à la Constitution, et même à 1789. Mais cela n’a pas été fait parce qu’on ne voulait pas donner le sentiment d’un militantisme civique que l’on qualifiait à tort d’« excessif ».
Autre raison, plus importante encore, l’éducation civique a été réintroduite juste avant le début de la première cohabitation (1986 à 1988), quand d’autres enjeux occupaient le devant de la scène. Puis à partir de 1988, on vit l’entrée dans le néolibéralisme : l’application de l’Acte unique, la libération des mouvements des capitaux, le traité de Maastricht, une monnaie unique sans boussole politique, tout cela au nom d’une « concurrence libre et non faussée » qui permet une déréglementation généralisée. Ce contexte, celui de l’optimisation des choix sociaux par le marché, était peu propice au développement de l’éducation civique !
Néanmoins, le ton républicain était donné, grâce au dévouement des professeurs et au fait qu’on a commencé à voir, avec les premiers attentats, les effets de la montée de l’islamisme. La réaction de Jacques Chirac a été positive. Dans le gouvernement de Lionel Jospin – dont le père était un enseignant chargé de redresser l’éducation déficiente d’un certain nombre de jeunes à problèmes – la référence à la République était très présente. On se souvient du colloque de Villepinte [3]. J’ai essayé de faire vivre cette référence républicaine à cette occasion et comme ministre de l’intérieur puis comme candidat à l’élection présidentielle en 2002. Jacques Chirac a repris la balle au bond en mettant en place la commission Stasi en 2003 et en faisant voter en 2004 la loi sur les signes ostentatoires [4]. Ce mouvement ne s’est pas perdu, d’autant que la montée des périls rendait la chose particulièrement angoissante et qu’il fallait réduire la menace de manière ordonnée. On se souvient des réactions de François Hollande au lendemain des attentats de Charlie hebdo et du Bataclan. On se souvient mieux encore des réactions du président Macron après l’assassinat de Samuel Paty, du discours prononcé au Panthéon pour le 150ème anniversaire de la proclamation de la Troisième République, du discours des Mureaux contre le séparatisme identitaire, du discours de la Sorbonne en hommage à Samuel Paty. Ces trois discours forment un ensemble. Le cadrage a été donné. Il va donner lieu à la discussion de plusieurs projets de loi dont le prochain, le projet de loi visant à conforter les valeurs républicaines, est déjà à l’examen de la Commission des lois de l’Assemblée nationale.
Ce petit historique m’a paru nécessaire pour dessiner le contexte de la réintroduction de l’éducation civique dans les programmes.
Je me tourne vers les intervenants.
Je vais donner la parole à M. Iannis Roder qui va nous parler de la situation des enseignants face aux contestations de la laïcité, de l’autorité des professeurs, des valeurs républicaines. M. Roder, qui a travaillé sur ce sujet pour la Fondation Jean Jaurès [5], va nous instruire sur cette question absolument essentielle. Je rappelle que plus d’un million d’enseignants font face à 12 millions d’élèves.
Ensuite je me tournerai vers M. Amine El Khatmi, président du Printemps républicain, qui nous fera part de ses réflexions sur le processus de l’intégration. On parlait autrefois d’assimilation. Il y a une querelle sémantique (mais est-elle sémantique ?) sur ce sujet. Comment les choses peuvent-elles se réengager d’une manière positive si tant est que ce combat pour l’intégration est quand même lié à l’universalisme républicain ?
Après vous avoir écoutés je donnerai la parole à Natacha Polony sur le thème de la crise de l’école républicaine et du moyen de remédier à cette crise.
Puis je conclurai en donnant la parole à Souâd Ayada dont je veux dire qu’elle est pour nous un espoir et qu’elle est un fort symbole dans la société française. C’est un orgueil pour beaucoup de Français de voir une personne de sa qualité présider le Conseil supérieur des programmes.
Nous attendons beaucoup de ce colloque dont le sujet s’inscrit au cœur de nos préoccupations. Nous avions déjà organisé un colloque sur « Le moment républicain en France ? » [6] et un autre sur « L’école au défi de l’intégration républicaine » [7]. Nous sommes toujours à pied d’œuvre mais, heureusement, vous êtes là pour nous aider et je tiens à vous remercier très sincèrement du concours que vous nous apportez.
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[1] Claude Nicolet était intervenu lors du colloque « Une éducation civique républicaine au XXIe siècle » organisé par la Fondation Res Publica le 10 janvier 2005. (NDLR)
[2] Ce texte, petit chef d’œuvre de simplicité et de sobriété républicaine, commençait ainsi : « Vous avez dix-huit ans. Vous êtes français. Vous accédez à votre majorité. Vous êtes désormais responsable de vos actes pour le bien comme pour le mal ». Suivait un énoncé des droits puis des devoirs des citoyens et une description des institutions de la République. Le livret se concluait par un appel à la responsabilité : « C’est à vous de définir l’intérêt général qu’on appelle aussi le bien public. Là est votre responsabilité de citoyen. » (Extrait de : Jean-Pierre Chevènement, « Un historien dans la cité. Hommage à Claude Nicolet », Cahiers du Centre Gustave Glotz, année 2011 / 22 / p 166). (NDLR)
[3] « Des villes sûres pour des citoyens libres », actes du colloque de Villepinte, 24-25 octobre 1997. (NDLR)
[4] LOI n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. (NDLR)
[5] Iannis Rodder, « Les enseignants de France face aux contestations de la laïcité et au séparatisme », Fondation Jean Jaurès, 6 janvier 2021. (NDLR)
[6] « Le moment républicain en France ? », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 11 décembre 2017. (NDLR)
[7] « L’École au défi de l’intégration républicaine », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 27 novembre 2017. (NDLR)
Le cahier imprimé du colloque « Enseigner la République » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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