Débat final lors du séminaire « Enseigner la République » du mercredi 20 janvier 2021
J’ai été très frappée par l’ensemble des interventions. Je les ai trouvées pertinentes, souvent magnifiques. Et, vraiment, elles frappaient juste là où elles devaient frapper.
Je dirai quelques mots d’abord sur l’éducation civique, ensuite sur sa réception par les élèves et pour finir sur la position parfois ambiguë de l’enseignant.
Quand Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Éducation nationale, a rétabli l’éducation civique j’étais à son cabinet où je m’occupais de tout autre chose, la question, à l’époque délicate, de la relation entre enseignement public et établissements privés. Mais je m’étais dit alors, et je crois même l’avoir suggéré lors d’une réunion informelle, qu’il serait utile de faire de l’éducation civique non seulement un enseignement obligatoire mais une discipline à part entière faisant l’objet d’une épreuve du BEPC. Cela posait, il est vrai, la question de la formation des maîtres à ce que sont les institutions et, comme l’a si bien dit Natacha Polony, à la République. Formation qui elle-même peut entraîner, on l’a vu par son exposé, une re-légitimation du maître dans son rôle. Nous aurions peut-être renoué avec une spirale vertueuse. Bien entendu, le contenu de l’éducation civique n’en aurait pas moins été frappé, Jean-Pierre Chevènement l’a dit, par la bombe à fragmentation multiple qui a fait tout éclater sous la pression d’une société aux valeurs libérales devenue antagonique aux intérêts de l’école, comme l’a montré Souâd Ayada. Tout est démocratie, tout est République, ce sont plus des mots que des concepts et le mot même d’État disparaît des discours scolaires. Or, comme le rappelait fort justement Souâd Ayada, la République n’est pas autre chose que l’État : mais qui le dit ?
J’ai été émue par l’exposé d’Amine El Khatmi démontrant la nécessité de réinventer un monde commun et de ne pas jouer sur la « séparation ». Comme l’a dit Natacha Polony, c’est la société tout entière qui est atteinte par une forme de séparatisme social et culturel, c’est l’archipellisation des classes sociales qui se traduit, sans jeu de mots, dans les classes…
Je voudrais évoquer une question qui n’est pas sans lien avec le civisme : la sensibilité plus ou moins grande des élèves à l’autorité. Lorsque j’étais élue nationale, souvent invitée dans des écoles d’une circonscription un peu défavorisée (en Picardie), je voyais les élèves, frais et proprement habillés, se lever à mon entrée. « Le font-ils systématiquement ? » demandai-je un jour à leur instituteur. « Non, on leur apprend à se lever mais ils le font quand même volontiers », m’avait-il dit. Posant un jour la même question dans un collège, je m’entendis répondre : « Les élèves ne se lèvent que si on leur ordonne de le faire. Ils ne se lèvent spontanément que si c’est un uniforme qui entre dans la classe. » Voilà pour le lien à l’autorité… Quant à l’apprentissage civique proprement dit, je n’ai jamais quitté les classes devant lesquelles je me suis exprimée sans leur dire : « Chacun et chacune d’entre vous peut être un jour à la place où je suis aujourd’hui. Chacun et chacune d’entre vous peut être le représentant au Parlement de la volonté nationale dont vous êtes un fragment et qui ne serait rien sans votre diversité et encore moins rien sans votre union, votre unité. » Ce sont des messages que, peut-être, de par leur statut social, les professeurs sont aujourd’hui moins bien placés pour porter que ne le sont les élus.
Sur cette position de l’enseignant, on a très justement parlé de la perte du sentiment de sa légitimité… C’est aussi peut-être que le rapport du professeur à l’État n’est pas clair. Les professeurs sont des fonctionnaires, oui, bien sûr. Mais l’anecdote rapportée par Natacha Polony sur la levée de boucliers contre la tentative de Xavier Darcos est très significative. Les professeurs revendiquent la tradition française libérale quant à leur position vis-à-vis du savoir et leur liberté dans sa diffusion. Et il y a bien dans notre pays une définition libérale dans la caractérisation des droits et les devoirs de l’enseignant, qu’on retrouve d’ailleurs au niveau des enseignants du supérieur par décision du Conseil constitutionnel et qui, avec moins de conséquences statutaires mais dans le même esprit, touche l’enseignant du secondaire et même du primaire : il y a une forme de liberté d’esprit qui doit absolument être préservée dans le message qu’ils délivrent. Je me souviens en avoir fait l’expérience lorsque, jeune agrégée de philosophie, sortant des séminaires de Lacan et de Lévi-Strauss, j’avais débarqué pour la première fois dans le lycée d’une petite ville de la Gironde et je m’étais trouvée devant des classes qui d’ailleurs ne posaient pas de problème. Mais en cette même année qui vit la mort du général de Gaulle, nous avions reçu du ministre de l’Éducation nationale la directive impérieuse de lire un passage – choisi par le ministre – des Mémoires de guerre. Ma réaction avait été de refuser de le faire parce que selon moi l’autorité supérieure n’avait pas le droit de dire à un professeur – surtout un professeur de philosophie- ce qu’il devait enseigner aux élèves. Mais, sensible en même temps à l’importance de l’évènement, j’avais interrompu mon programme et consacré tout mon cours à « l’idée de nation », en expliquant aux élèves pourquoi j’avais fait ce choix : le professeur doit être libre de ce qu’il dit mais le lycée n’est pas une tour d’ivoire et l’évènement avait une grande portée… C’est une manière de dire que, même aux temps paisibles où les questions de société n’avaient pas fait effraction dans les salles de classe, la position de l’enseignant a toujours pu être ressentie comme ambiguë. Et c’est pourquoi sans doute il n’est pas facile de recréer pour l’enseignant le sentiment de sa légitimité sociale. Nous retrouvons d’ailleurs ce sujet avec les juges. Dites à un juge qu’il est un membre de l’État, il tombe des nues ! Il se vit comme une sorte de corpuscule séparé dans le cosmos que constituent l’ensemble des institutions de la République. Nous n’en sommes pas à ce point-là, sans doute, avec les enseignants, mais une formation des maîtres digne de ce nom devrait prêter quelque attention à ce sujet…
Christian Hutin
Je ne suis pas un spécialiste du sujet bien que mon père ait été inspecteur d’académie.
Jean-Pierre Chevènement rappelait en introduction que l’éducation civique, lors de sa réintroduction, restait étroitement corrélée à l’environnement local, à la vie municipale notamment, le département étant déjà plus lointain. C’est ce que j’ai pu constater en tant que maire pendant vingt-trois ans.
Aujourd’hui député, pour un troisième mandat, je pense que le Parlement des enfants, à l’Assemblée nationale, ne fonctionne pas si mal.
Mais je me suis toujours posé la question de la continuité du lien entre les élèves et les élus locaux, base de l’apprentissage de la République.
Le maire a un lien direct avec les écoles maternelles et primaires, publiques et privées, avec lesquelles la commune a des relations contractuelles. Les cantines, notamment, sont un lieu de socialisation pour chacun dans le respect des normes alimentaires dictées par l’appartenance cultuelle des familles.
Mais le lien est coupé dès que les élèves entrent en classe de Sixième. Les collèges sont de la compétence des départements dont les moyens sont parfois extrêmement limités, ce qui engendre des difficultés. Les interventions du Conseil départemental sont essentiellement sociales. L’espèce de contrat républicain qui liait les élèves du primaire à la municipalité n’existe plus, même s’il peut parfois se renouer dans le cadre d’activités sportives.
Un deuxième fil se casse quand l’élève passe au lycée (de compétence régionale). Les élus régionaux n’interviennent quasiment jamais dans les lycées, si ce n’est dans les conseils d’administration. Le fossé se creuse entre les établissements d’enseignement général et les lycées techniques et professionnels qui concentrent les catégories sociales les moins favorisées. Le « séparatisme » est à l’œuvre.
Donc le fil de la République se coupe deux fois. C’est quelque chose qui m’a toujours désolé.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le maire de Saint-Pol-sur-Mer, Monsieur le député.
Merci à tous pour ces débats passionnants.
—–
Le cahier imprimé du colloque « Enseigner la République » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.