L’avenir de la science dans notre société : quel dialogue entre science, technologie et industrie ?
Intervention de Didier Roux, physico-chimiste, délégué à l’Information Scientifique et à la Communication de l’Académie des sciences, lauréat de la médaille d’argent et de la médaille de l’innovation du CNRS, président de l’Asia Centre, lors du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » du jeudi 26 novembre 2020
Pour cela je préciserai ce que j’entends par recherches, inventions et innovations.
Quand je dis « recherche », je pense essentiellement à la recherche fondamentale dont les découvertes fournissent des éléments d’explication sur le fonctionnement du monde qui nous entoure.
Le terme « invention » désigne pour moi la construction d’un dispositif nouveau qui fonctionne (je pense surtout à des inventions technologiques). Qu’il serve ou non à quelque chose : ce qui compte c’est qu’il fonctionne.
Les « innovations » technologiques sont, d’un point de vue technologique, des inventions qui, d’un point de vue économique, ont trouvé leur marché, sont fabriquées, vendues et achetées par des consommateurs, ou, du point de vue de la société ou du politique, des inventions utiles à la société.
Dans une approche linéaire de la relation entre recherches et innovations, le contribuable finance la recherche fondamentale avec comme objectif sa contribution à l’innovation. En effet, cette recherche fondamentale conduit à des inventions parmi lesquelles quelques-unes deviennent des innovations qui contribueront au développement de l’économie du pays. Donc, de façon indirecte, à travers ce modèle linéaire, la recherche fondamentale contribue à la richesse du pays.
Ce modèle linéaire conduit à bien des méprises et bien des accidents. Je tenterai de démontrer que ce modèle est doublement dangereux : il est un contresens historique et, dans les faits, il est contreproductif.
Pourquoi ce modèle est-il un contresens ?
Une découverte, telle que je l’ai définie, est avant tout une réponse à un questionnement : comment le monde fonctionne-t-il ? Comment peut-on expliquer ce qui se passe autour de nous ? Ce sont ces questions auxquelles la science doit répondre. Ces questionnements conduisent à créer de la connaissance, que ce soit en physique, en biologie, en chimie ou dans d’autres domaines. Exemple typique : les lois de la relativité restreinte et généralisée d’Einstein ont fait progresser la connaissance sur la gravitation et de nombreux domaines très importants de la cosmologie. On comprend donc mieux le monde qui nous entoure à travers ces découvertes. De même, la radioactivité artificielle, découverte à la fin des années 1930, a permis de comprendre la nature intime des atomes et cette compréhension a ensuite débouché sur un certain nombre d’applications.
Il paraît logique de dire que de la connaissance, des découvertes, vont découler des innovations qui vont ensuite participer au fonctionnement de l’économie. Mais, si je défends fortement l’idée que les découvertes correspondent à des questionnements pour interpréter et comprendre le monde qui nous entoure, je pense que les innovations ne sont pas le résultat linéaire des découvertes. Elles découlent même extrêmement rarement de découvertes scientifiques et il est très souvent impossible d’identifier les travaux fondamentaux à effectuer pour conduire à de nouvelles innovations. Si, dans les deux exemples précédents, les découvertes scientifiques ont précédé leurs applications technologiques personne n’aurait pu prédire à l’époque de leur découverte les applications auxquelles elles ont contribué.
Les innovations répondent avant tout à un besoin du marché ou de la société. Ce qui procède de l’innovation n’est donc pas un questionnement sur le monde qui nous entoure, ni même sur nos connaissances, mais un questionnement sur nos besoins. Et le fait de se questionner par rapport à nos besoins est très différent de celui de se questionner sur la façon dont le monde fonctionne.
Par une simple réflexion de bon sens à partir des définitions, je vais essayer de défendre l’idée que ces processus, tous deux très intéressants, ont des moteurs différents. Le moteur de la découverte est essentiellement la curiosité tandis que le moteur de l’innovation est essentiellement de trouver une réponse à un besoin. Faute de respecter ces différences, on se retrouve dans des situations difficiles.
Quand on étudie les innovations on s’aperçoit très rapidement qu’elles répondent à des besoins de la société ou du marché mais qu’elles sont très rarement le résultat direct de recherches programmées pour répondre à ces besoins. Généralement les innovations résultent d’une découverte accidentelle que personne n’avait pu programmer ou, plus fréquemment, de ce que j’appelle la « convergence » : une fois que l’on a identifié un besoin, on va chercher les « briques » élémentaires dans différents domaines (parfois des domaines qui n’ont rien à voir avec le sujet qui nous intéresse) et on les assemble pour aboutir à une réponse. Cette convergence de connaissances n’est mise en place que si le besoin auquel on essaye de répondre a été bien exprimé. Exemple typique, le téléphone portable actuel, convergence de l’ordinateur, de la téléphonie et d’internet, est une sorte de résultat hybride de tous ces domaines d’innovation dont chacun a contribué de façon importante à l’évolution des sociétés du XXème siècle et du début du XXIème siècle.
Donc le modèle linéaire est un contresens parce qu’il arrive rarement que l’on puisse identifier les recherches fondamentales à effectuer pour répondre à un besoin du marché ou de la société. La croyance selon laquelle en orientant la science fondamentale sur un domaine qui correspond à un besoin on augmente les chances de répondre à ce besoin est contredite par l’histoire des innovations.
Ce modèle est aussi contreproductif.
Focaliser la recherche fondamentale sur les domaines censés répondre à des besoins du marché est contreproductif parce que, ce faisant, on réduit le champ des possibles. Comme je l’ai dit, un bon nombre d’innovations résultent de découvertes accidentelles. C’est un des arguments développés par Yves Bréchet dans son introduction. Donc, très souvent, la recherche fondamentale conduit à des connaissances et à une compréhension de choses dont on ne perçoit pas l’utilité mais qui se révèleront un jour indispensables pour, dans un esprit de convergence, développer une innovation utile.
Donc, en voulant répondre à des besoins par l’innovation, en orientant les choix de la recherche fondamentale vers un système utilitaire, on réduit le champ des possibles et on diminue les chances d’innover !
Je ne pouvais, en quelques minutes, vous livrer qu’un raccourci sommaire de ma démonstration. Mais je voulais que vous ayez en tête l’impropriété de ce modèle linéaire. Quand le politique demande au scientifique pour le financer à quoi serviront ses recherches en termes d’innovation, et en quoi il va contribuer à répondre à des besoins de la société, il commet une erreur. Mais le scientifique commet une plus grande erreur en répondant à cette question car il n’est pas vrai qu’il sache réellement en quoi sa compréhension du monde servira d’un point de vue économique. La communauté scientifique pâtit de ce genre d’erreur.
Laissons les chercheurs chercher, laissons les entreprises innover, chacun chez soi et les moutons seront bien gardés ! … Là n’est évidemment pas ma conclusion. Il y a un rapport très fort entre l’innovation et les découvertes. Je veux dire qu’il ne faut pas que l’une (la recherche) soit conduite par l’autre (l’innovation). Il ne doit pas y avoir de relation de causalité entre les besoins d’innovation et la recherche fondamentale. Par contre une grande perméabilité entre l’une et les autres est indispensable. Cette perméation entre le chemin qui conduit à la découverte et celui qui, en parallèle, conduit à l’innovation, doit se faire à tous les niveaux et de façon transversale et pas de façon « hiérarchique ».
Le lien très fort entre la recherche fondamentale et l’innovation est un lien de perméabilité intellectuelle constante, de perméabilité des connaissances et de très fortes interactions humaines.
Yves Bréchet
Un philosophe a écrit un magnifique livre intitulé Distinguer pour unir [1], exigence que Didier Roux vient de démontrer en distinguant très clairement les différences pour pouvoir unir sans assujettir.
Nous n’avons évidemment pas fait le tour de la question mais nous avons essayé de réfléchir à ce qui rend une loi de programmation pour la recherche possible, utile et surtout à ce qu’il ne faut pas lui demander.
Jean-Pierre Chevènement
Il s’est passé beaucoup de choses. Nous nous sommes beaucoup instruits en écoutant chacun des intervenants.
Par exemple, d’un point de vue épistémologique, le propos de Mme Virginie Tournay m’a fait progresser.
Je retiens surtout le propos d’Alain Supiot : la recherche est « l’art du jardinier », non « l’art du berger ». Et l’art du jardinier consiste à créer les conditions de possibilité de développement des connaissances, c’est un état d’esprit général dans la société.
Didier Roux a insisté à juste titre sur la perméabilité entre la recherche fondamentale et les besoins d’innovation.
Ce débat a été très riche, il est difficile de le résumer. Je pense qu’il faut maintenant nous donner le temps de la décantation et prévoir un débat ultérieur à partir de ces contributions remarquables.
Je veux remercier tous les intervenants, tous extrêmement brillants, qui nous ont vraiment enrichis de leurs réflexions passionnantes. Merci particulièrement à Yves Bréchet et à Pierre Papon qui sont à l’origine du colloque et qui ont conduit les débats des deux tables rondes. Le débat d’aujourd’hui, limité par le temps en raison de la pandémie, sera repris dans le cahier.
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[1] Jacques Maritain, « Distinguer pour unir ou les degrés du savoir », Desclée de Brouwer, 1932.
Le cahier imprimé du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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