Les spécificités de l’État à l’heure de la mondialisation

Intervention de David Djaïz, normalien, ancien élève de l’ENA, auteur de Slow Démocratie (Allary, 2019), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du séminaire « Le retour de l’État, pour quoi faire ? » du mardi 06 octobre 2020.

Merci Monsieur le Président, cher Jean-Pierre.

J’ai donc la difficile tâche de conclure. Après les propos très politiques tenus par les différents intervenants dans des registres très différents, je m’excuse par avance si mon intervention vous paraît un peu « rond de cuir ».

Quelques remarques historiques et philosophiques sur ce qu’est l’État me semblent nécessaires avant de nous interroger sur « l’État pour quoi faire ? » ou sur « l’État en 2030 », conformément à l’intitulé de la soirée.

Beaucoup d’intervenants ont insisté sur le caractère abstrait, difficultueux, parfois difficile à appréhender de la question de l’État. Je prendrai un peu le contrepied parce qu’il me semble que trop arrimer l’État à un discours sur la souveraineté entendue juridiquement comme la compétence de la compétence ou, sociologiquement, comme « le monopole de la violence légitime » (Weber), c’est peut-être un peu manquer ce qui fait la spécificité de l’État.

Pour essayer d’expliquer cela, je voudrais convoquer une image que vous connaissez peut-être : le frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes (1651), dont Horst Bredekamp, un historien iconologue allemand, a donné un commentaire très stimulant qui a ensuite inspiré beaucoup de grands esprits, à commencer par Derrida et Agamben.

C’est sur les instructions précises de Hobbes que cette gravure fut réalisée (probablement à Paris par le graveur Abraham Bosse). Cette image qui illustre le Léviathan est donc partie intégrante du discours de Hobbes.

Ce frontispice montre un géant, le souverain, qui se tient en suspension audessus d’une cité, semblant léviter. Ses pieds ne touchent pas terre, ce qui peut renvoyer à l’origine marine du monstre Léviathan qui apparaît dans les Psaumes ou dans le Livre de Job. Ce souverain tient entre ses mains une épée, qui signifie le pouvoir temporel, et une crosse, qui symbolise le pouvoir spirituel.

Il faut se souvenir qu’en 1651, l’Europe sort de 150 années de guerres civiles confessionnelles où chaque camp prétendait détenir une vérité absolue qui lui donnait le droit d’exterminer l’autre sans ménagement. Au cours des guerres de religion, on a coupé des têtes et des mains en France au XVIe siècle (bien avant Daech). L’opération conceptuelle à laquelle se livre Hobbes ici n’est pas du tout la neutralisation du religieux, comme on l’a souvent bêtement écrit, mais sa captation par l’autorité politique qui, ce faisant, s’en arroge le monopole. N’oublions pas que la construction de l’État date d’avant la Révolution française. C’est un des traits marquants de la Réforme. Comme le disait l’historien Lucien Febvre, le littéralisme est une insurrection nationale autant qu’une insurrection spirituelle. Et la Church of England, l’Église d’Angleterre, symbolise parfaitement la symbiose entre Église et État qu’a voulu instaurer Henri II.

Ce frontispice illustre selon moi les quatre fonctions de l’État qui ont été mises à mal par la mondialisation libérale et qui mériteraient, à nouveaux frais, d’être réhabilitées.

La première fonction est évidemment la garantie de la paix civile, de la sécurité publique, la garantie de la vie. L’État garantit la paix civile à l’intérieur de ses frontières et la « non-guerre », selon le mot de Jean Baechler, à l’extérieur. Et s’il est agressé, il répond par la force.
Mais quand il garantit la paix civile et la vie collective il garantit aussi la vie individuelle de chacun de ses sujets. On voit sur l’image que la cité dominée par le souverain est absolument déserte, à l’exception de deux personnages : un gendarme armé d’une arquebuse, qui garantit la sûreté, et un médecin reconnaissable par son masque à bec, masque utilisé au Moyen-âge et au début de la Renaissance pour se prémunir – très mal d’ailleurs – contre la peste. L’État est donc garant de la paix civile, de la vie commune mais aussi de la vie individuelle.

Voyant cette cité déserte on peut se demander où sont passés les hommes et les femmes censés la peupler. Observant de plus près la multitude d’homoncules formant le corps du souverain, on voit que c’est le peuple qui constitue le corps du souverain. Voici que la multitudo dissoluta de Hobbes, agrégat inconstitué d’individus qui se livrent une guerre civile perpétuelle, est devenue un populus, un peuple, qui produira plus tard, la démocratie aidant, une nation. L’État a donc une fonction instituante. Il est, comme le disait Pierre Bourdieu, « le champ des champs », le champ qui institue les autres champs. Cela rejoint ce qui a été dit sur l’expression des rapports sociaux.

On pourrait dire aussi, même si cela n’apparaît pas sur ce frontispice, que l’État est ce qui institue le marché. En effet, pour qu’un marché fonctionne – je vous renvoie aux économistes de la régulation –,il faut des règles de droit. L’économie et le marché c’est d’abord du droit, des règles du jeu, en quelque sorte. On ne joue pas au Monopoly si on ne s’entend pas sur un corpus minimal de règles, sinon ce n’est plus le Monopoly c’est la jungle. Il en est de même pour le marché. L’État a donc une fonction instituante.

La troisième fonction est illustrée par le fait que le souverain se tient en suspension, en hauteur. J’emprunterai à Machiavel une comparaison éloquente : le Prince, comme un archer, doit voir plus haut et plus loin. Le mauvais archer, n’ayant pas conscience de la poussée d’Archimède, de la force du frottement de l’air, vise tout droit et sa flèche se fiche dans le sol. Le Prince, le bon gouvernant, vise en hauteur parce qu’il sait qu’avec la résistance de l’air, la flèche va retomber au cœur de la cible. Cette hauteur, l’art du temps dont a parlé Marie-Françoise Bechtel, est la capacité à voir plus loin et plus haut. Dans ses Mémoires d’espoir, De Gaulle écrit : « L’État qui répond de la France est en charge à la fois de son héritage d’hier, de ses intérêts d’aujourd’hui et de ses espoirs de demain. » [1]

La quatrième fonction de l’État, qui n’est pas directement visible dans son frontispice, dérive de la première, celle de la protection de la vie, c’est l’État social, l’État garant de la cohésion sociale. L’État protège la vie humaine entendue comme une vie « nue » (santé, sûreté), mais, mieux que cela, il protège la qualité de la vie sociale, prise dans des rapports sociaux.

À mesure que le capitalisme s’est accru au XIXe siècle, durant ce qu’on a appelé la première mondialisation, à mesure que les inégalités se sont creusées, que la question ouvrière s’est posée avec acuité, on a fait rentrer dans le corpus de l’État ce qu’on appelle aujourd’hui l’État social qui prend plusieurs figures historiques (sur lesquelles Alain Supiot a dit des choses tout à fait définitives), que ce soit le droit du travail apparu dans l’Allemagne bismarckienne, notamment le droit sur la responsabilité en cas d’accident du travail, la protection et la sécurité sociales apparues en Angleterre, un pays qui se méfie de l’État central mais la protection sociale entendue comme sécurité sociale est une composante de la puissance publique, ou les services publics en France.

Cet excursus historique et philosophique était destiné à introduire l’actuel changement de cycle, la sortie, ou en tout cas l’épuisement du paradigme de la mondialisation libérale dont on mesure les effets dévastateurs dans un certain nombre de sociétés occidentales. Les zones géoéconomiques vivent leur rythme propre. La Chine par exemple est en train de vivre ses « Trente glorieuses ». J’ai donc conscience que ce que je dis là est particulièrement applicable aux pays occidentaux.

Dans ce contexte les quatre fonctions de l’État sont en crise. Mais elles peuvent être réhabilitées d’une autre manière.

S’agissant de la protection de la vie il me semble évident que nous faisons face aujourd’hui à un certain nombre de défis (multiplication des attentats terroristes, montée de la violence dans la société) qui justifient un repositionnement de notre appareil régalien, militaire, policier et judiciaire.

Le paradigme de la guerre n’est plus le polémos (guerre codifiée entre deux instances équivalentes, deux armées régulières) qui était central dans l’imaginaire de l’État depuis les traités de Westphalie. Il emprunte beaucoup plus à ce que les Grecs appelaient stasis, des conflits beaucoup plus difficiles à définir, asymétriques. Lorsqu’elles sont projetées à l’étranger, nos propres armées ne mènent plus de guerres régulières entre États mais effectuent ce qu’on pourrait appeler des opérations de gendarmerie internationales (Barkhane, Sangaris, etc.).

La protection de la paix civile n’est pas simplement la sûreté, c’est aussi la sécurité. C’est ici que l’écologie intervient : protection contre les risques industriels (tel l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen), protection de la santé, etc. Il faut quand même dire qu’en France nous pâtissons d’une absence totale de politique de santé publique. On ignore ce qu’est le concept de santé publique. Il suffit d’aller voir dans les démocraties asiatiques ce qu’est la santé publique, ce qu’est la démocratie sanitaire qui s’y attache pour mesurer la différence.

La deuxième fonction à réhabiliter est la fonction d’institution et de régulation.

L’enjeu est bel et bien de réencastrer le marché dans la puissance publique. Ces quarante dernières années, nous avons démantelé l’État et la puissance publique par un certain nombre d’outils juridiques, de réglementations, de directives, d’accords de libre-échange qui ont bridé la puissance publique. Il est indispensable de retrouver un meilleur équilibre.

Je prendrai un exemple très simple qui n’est pas celui de l’État entendu comme État central mais celui de la puissance publique européenne. Tout le monde peut accéder au marché unique européen (500 millions de consommateurs) dans n’importe quelles conditions. Pourquoi, demain, ne pas conditionner l’accès à ce marché au respect d’un certain nombre de normes sociales, sanitaires, environnementales ? Ce serait une façon de réencastrer les marchés dans la puissance publique.

Troisième élément, la réinvention de l’État social.

Ces trente dernières années ont vu se multiplier les fractures sociales et territoriales. Il y a un besoin évident de réinvention de nos services publics, à commencer par les services élémentaires (éducation, santé) qui ont été très fortement ébranlés par le néolibéralisme, le nouveau management public, l’imposition d’un certain nombre de règles venues du marché dans des domaines qui étaient auparavant démarchandisés. Mais il est aussi un certain nombre de domaines qui méritent aujourd’hui une extension de la puissance publique. Je pense à la dépendance (on a parlé du « cinquième risque »). Je pense à la formation professionnelle et à la question des compétences. Je pense d’une manière générale à tout ce qui touche à ce que Robert Boyer appelle « l’économie anthropogénétique ». Nos sociétés ont atteint une relative prospérité matérielle. Tout le monde ou presque a un pavillon, un frigo, une voiture. La boussole économique et sociale de nos sociétés ne sera plus l’équipement ou le bien-être matériel mais tout ce qui touche à la vie et à la qualité de la vie : la santé, l’éducation, la formation professionnelle, les loisirs, la culture. Il y a là de gigantesques réservoirs de biens communs.

On peut imaginer que demain une partie de ces biens communs soient pris en charge par des services publics, idéalement complétés par de petits opérateurs privés de proximité dans les territoires. Je pense en effet qu’un dialogue fécond peut être établi entre les services publics et les opérateurs privés. Le contremodèle absolu en la matière est ce qui se passe aux États-Unis où on voit à quel point la privatisation de la santé, par exemple, fait exploser les coûts. Dans la classe moyenne américaine, les parents doivent choisir entre équiper leur enfant d’un appareil dentaire et soigner sa scoliose. Le McKinsey Global Institute a très bien mesuré l’explosion des prix des services de base (santé, éducation) due, aux États-Unis, à la privatisation et à la concentration.

Je termine par ce qui est pour moi le plus important, la hauteur de vue, la vision stratégique de « l’archer » dont je parlais tout à l’heure.

Nous faisons face à des mutations anthropologiques, sociales, absolument considérables. La première est évidemment le réchauffement de la planète et l’extinction de la biodiversité, la catastrophe environnementale que nous vivons. Une autre mutation considérable est le vieillissement de nos sociétés. Il faut encore parler du changement technologique, de la désindustrialisation, de l’élévation du niveau de diplômes qui ne se traduit pas toujours par une offre d’emplois adaptée à ce niveau, de la participation de plus en plus importante des femmes au marché du travail, pas toujours dans de bonnes conditions. S’y ajoute la métropolisation. 75% de la population mondiale vivra en ville dans trente ou quarante ans (50% aujourd’hui). La liste n’est pas exhaustive.

Tous ces défis ne sont aujourd’hui en France ni anticipés, ni organisés ni accompagnés par la puissance publique, sinon de manière purement réactive et au coup par coup. En témoigne l’impréparation à la pandémie, en France comme dans le reste de l’Occident, à l’exception peut-être de l’Allemagne qui a fait montre d’une résilience exceptionnelle dans la crise Covid.

Toutes ces mutations considérables ne sont pas anticipées, ne sont pas accompagnées.

Il est intéressant de noter que beaucoup de libéraux, à commencer par les libéraux américains, ont pris appui sur la crise du coronavirus pour affirmer que l’État était dépassé. C’est pourquoi il me semble un peu prématuré de dire que cette crise signe le retour de l’État. Ces libéraux s’appuient sur les fonds de venture capital (capital risque), des fonds de capital investissement qui, fortement connectés au marché asiatique, avaient vu la crise Covid arriver deux mois auparavant. Deux mois, c’est « la myopie du marché », c’est-à-dire que le marché a une capacité d’anticipation de deux mois. D’ailleurs les cours de bourse se sont littéralement effondrés deux mois avant le grand confinement en Europe de l’ouest et aux États-Unis. Si le marché a deux mois d’avance, dans cette crise l’État a eu deux mois de retard. Or il devrait avoir dix ans d’avance !

Cela nécessite un effort d’organisation, de planification, absolument considérable. On ne peut donc pas faire l’économie d’une réflexion très profonde sur la réforme de l’État ! Aujourd’hui, en ayant supprimé le commissariat général au plan (on verra ce qu’il advient de la nouvelle créature annoncée durant l’été), en ayant supprimé la DATAR, en ayant supprimé à Bercy la direction de la Prévision, en s’étant privé d’un certain nombre de talents, l’État s’est coupé d’un certain nombre de compétences stratégiques et intellectuelles. De ce point de vue je mets en garde contre un discours qui consiste à vouloir vider les grands corps, les juridictions, les corps d’inspection, en envoyant leurs membres dans l’opérationnel. En effet c’est précisément dans ces endroits-là que devraient s’élaborer des réflexions stratégiques qui permettent à l’État stratège, anticipateur, planificateur, de jouer son rôle. Il est vrai que depuis vingt ou trente ans c’est de moins en moins le cas. Il y a un problème de compétences intellectuelles absolument majeur dans l’État aujourd’hui. Toute la haute fonction publique souffre d’embolie et, dans beaucoup d’endroits, se conçoit comme une simple exécutante.

Il y a vraiment une capacité d’anticipation stratégique à reconstruire et cela nécessite une réflexion très ambitieuse sur la réforme de l’État.

J’aurais aimé ajouter une dernière brique sur l’articulation État-collectivités territoriales et sur l’Europe mais ce sera pour un autre colloque.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, David Djaïz, de cet exposé, toujours brillant.

Merci à tous les intervenants. Nous avons pu apprécier la diversité de ton, presque de sujets, de chacune de leurs interventions.

Néanmoins je retiens le besoin de l’État, sa nécessité reconnue d’une part et, d’autre part, le rejet de l’État ou, à tout le moins, la crise de l’État. Comment remédier à cet abîme qui s’est creusé ? Faut-il s’en remettre à une crise brutale ou, au contraire, privilégier les médecines douces ?

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[1] Charles de Gaulle, Mémoires d’Espoir, Le renouveau (1958‑1962), Plon, Volumes, 1999, p. 1. (NDLR)

Le cahier imprimé du séminaire « Le retour de l’État, pour quoi faire ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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