L’Allemagne a-t-elle une politique de puissance?
Intervention d’Édouard Husson, président de la Fondation Robert de Sorbon, directeur de l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes, professeur en histoire de l’Allemagne et de l’Europe à l’Université de Cergy-Pontoise, auteur de Paris-Berlin : la survie de l’Europe (Gallimard, octobre 2019), lors du séminaire « De l’arrêt du 5 mai du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe à la relance budgétaire et monétaire : les chemins d’un leadership européen ? » du mardi 22 septembre 2020.
Je donne la parole au meilleur connaisseur français de l’Allemagne à mes yeux, le professeur Husson, pour qu’il développe son point de vue en l’élargissant un peu à ce qui s’est passé depuis cinq ou six mois. On peut très bien dire que la politique allemande n’a pas changé mais quand même, elle a accepté la relance monétaire de Mme Lagarde, elle a annoncé une très importante relance budgétaire et Mme Merkel, chancelière d’Allemagne, a aussi accepté la relance européenne avec l’accord de mutualisation sur 350 milliards d’euros. Je veux bien que ce ne soit pas un changement mais il faudra m’expliquer pourquoi.
Édouard Husson
Merci.
Avant de parler de l’Allemagne, revenons aux fondamentaux, aux très grands textes de la tradition politique française, tel le testament politique du cardinal de Richelieu qui, s’adressant à Louis XIII, avertissait : « Les rois doivent bien prendre garde aux traités qu’ils font. Mais une fois pris ils les doivent garder avec religion ». Si nos dirigeants depuis trente ans s’étaient souvenus de cette maxime d’un des plus grands hommes d’État que la France ait portés nous n’aurions pas le genre de discussion qui nous occupe ce soir. Je voudrais insister sur ce fait parce que je pense que nous vivons d’abord un psychodrame franco-français.
Au moment de Maastricht les dirigeants français ont signé un traité selon des règles d’organisation monétaire, donc économique, de l’Europe dont ils n’ont pas voulu voir toute la portée ni toutes les conséquences. J’entends dire que les Allemands sont entrés dans un euro qui pour eux était sous-évalué, d’où leur avantage de compétitivité. Mais personne n’a forcé à l’époque les dirigeants français à signer cet accord selon les taux de change qui étaient ceux du traité !
En 1990 le chancelier Kohl avait remis en cause son mandat devant les électeurs allemands dans des élections parlementaires [1] (il n’y a pas de référendum en Allemagne) qui validèrent sa politique d’intégration de l’Allemagne de l’Est et de réunification. Il s’était lancé, par exemple, dans une union monétaire avec un taux de change qui, à l’époque, lui avait d’ailleurs été reproché par la Bundesbank. Qu’est-ce qui nous obligeait alors à rester dans le système monétaire européen ? Qu’est-ce qui nous obligeait, a fortiori, à aller vers l’euro ? Rien sinon une croyance française que l’Allemagne allait devenir surpuissante… Au contraire l’Allemagne a mis de longues années à absorber la réunification. Le système monétaire européen renforcé et ensuite le système monétaire des banques centrales, à savoir l’euro, ont beaucoup atténué pour l’Allemagne les coûts de la réunification puisque les taux d’intérêts élevés du système monétaire européen lui ont permis d’attirer les capitaux extérieurs pour financer la réunification.
Je comprends de moins en moins comment on peut s’étonner de cette dynamique de la politique de l’euro jusqu’au tournant des années 2010. Ce qui s’est passé était tout à fait prévisible. Nous avons dit aux Allemands que nous voulions entrer dans un système d’organisation monétaire de l’Europe selon leurs règles. « Etes-vous conscients de ce que cela implique ? » ont dit les Allemands… « Oui ! nous voulions y aller ! » ont répondu les Français sans réfléchir. A partir de là, tout s’enchaîne. Gerhard Schröder a bien mené une politique de relance de l’économie allemande par la compétitivité mais il n’a fait, en l’occurrence, qu’appliquer les règles correspondant au fonctionnement dans l’euro, ce qu’aucun dirigeant français n’a eu le courage de mettre en œuvre, en taillant dans des dépenses publiques inutiles et en contrôlant sérieusement l’immigration, une des sources de coûts les plus élevées pour les finances publiques.
L’euro n’est pas une monnaie au sens plein du terme. C’est un système européen de banques centrales qui implique que chacun tienne son rang et reste compétitif. On voit bien que deux leçons différentes en ont été tirées. L’une va dans le sens des principes, l’Allemagne a respecté les règles de la politique monétaire. Certes c’était sa politique monétaire mais d’autres avaient signé pour l’adopter. À l’inverse, les dirigeants français ont découvert les délices d’un endettement indolore. En effet si nous nous étions endettés comme nous l’avons fait sous Chirac, sous Sarkozy, sous Hollande et a fortiori aujourd’hui sous Macron dans le cadre des monnaies nationales d’avant l’euro les marchés nous auraient sanctionnés depuis longtemps. Il a été possible dans un premier temps de s’endetter absolument sans douleur. Ce fut le cas de la France ; ce fut le cas caricatural de la Grèce qui a poussé le système jusqu’à l’absurde en fraudant par rapport aux marges de manœuvre.
Lors du tournant correspondant à la première crise grecque (et cela n’a fait que se renforcer pendant toute la décennie), l’Allemagne s’est trouvée face à un dilemme car elle avait respecté les règles de l’Union économique et monétaire (les siennes), tout comme les « frugaux ». Mais certains pays, en particulier la France, ne les avaient pas respectées. Je ne porte pas de jugement moral sur le choix de telle ou telle politique économique, je dis simplement – revenant à la citation du cardinal de Richelieu – qu’on n’est jamais obligé de signer un traité mais une fois qu’on l’a signé il faut le respecter. Là est le cœur du désaccord franco-allemand.
François Mitterrand avait décidé de négocier avec ces règles en espérant obtenir un jour des mécanismes compensateurs en négociant le gouvernement économique de la zone euro. C’était ignorer que les Allemands ne reviennent jamais sur un accord qui a été signé.
« Il y a les traités et puis il y a la politique », pensait Jacques Chirac… Ce qui n’est pas possible quand on a l’Allemagne comme principal partenaire, surtout l’Allemagne d’après 1945 qui a fait de l’État de droit, du Rechtstaat, l’élément essentiel de son identité.
Arrive le moment où surgit la question (qui se pose à Mme Merkel) : Que fait-on ? On aurait pu arrêter les frais. Du point de vue des intérêts français, la crise de 2008-2010 avait offert une occasion extraordinaire de mettre fin à l’euro. La sortie de l’euro aurait alors dû être préparée, accompagnée, maîtrisée. Quelques économistes français avaient écrit d’excellents livres à l’époque sur la façon de faire, à commencer par Jean-Jacques Rosa. Mais non, nous avons voulu y rester, nous nous sommes accrochés ! Chaque fois que la France a l’occasion de sortir de l’euro elle réclame davantage d’euro !
C’est là qu’intervient Mme Merkel. Je pourrais à son propos être encore beaucoup plus dur que M. Kerber. En effet, après sa conversion à la démocratie chrétienne elle avait découvert le néolibéralisme pendant sa campagne de 2005. Elle l’a ensuite totalement abandonné. Elle était pronucléaire avant de décider de sortir du nucléaire. Elle se disait hostile à l’immigration avant d’ouvrir les vannes comme aucun gouvernant européen ne l’avait fait jusque-là … L’absence totale de principes caractérise la chancelière, qui mène une politique au fil de l’eau. Elle s’est donc alignée sur la proposition française récemment, après avoir longtemps juré qu’elle ne jurait que par l’ordo-libéralisme. Comme M. Kerber l’a souligné, ce n’est pas tellement la France qui s’est imposée, c’est M. Draghi qui a réussi à faire mettre en minorité le représentant de la Bundesbank et les membres votant avec l’Allemagne au conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne. D’où l’enchaînement qui a mené à la situation actuelle. Et Mme Merkel a accompagné ce processus.
Personne ne fait le lien entre cette situation et la crise de la démocratie qui touche l’Allemagne elle-même. Je rappelle qu’à chaque élection Mme Merkel a été réélue chancelière avec une abstention proche de 30% (30% d’abstentions pour l’Allemagne équivaut à 50% pour la France), sauf lors de la dernière échéance parce que l’AfD avait mobilisé des abstentionnistes. En réalité
Mme Merkel n’a jamais eu dans la société allemande la légitimité que certains lui prêtent. Mais c’était aussi parce qu’il n’y avait plus de fil directeur. On peut critiquer les prédécesseurs de Mme Merkel mais ils avaient encore un fil directeur. Avec la chancelière actuelle on ne sait plus où on va, ce qui n’a pas facilité la clarification des enjeux européens.
Aujourd’hui les programmes de quantitative easing s’accumulent, nous avons des plans de relance. Cela suffira-t-il à sauver l’économie européenne ? Attendons de voir.
Comme l’a dit M. Kerber, à la différence de l’Europe les États-Unis sont une fédération et la Fed représente la politique d’un État complètement intégré alors que nous avons choisi un système européen de banques centrales. La question du grand écart se pose donc de plus en plus. Plus le temps passe moins nous allons vers la fédération européenne totalement intégrée dont rêvaient certains pères de l’Europe.
Le président Macron rêve d’une « souveraineté européenne ». Est-ce le fait de l’ignorance ou du calcul ? s’interroge le professeur Sur. Je ne sais pas. Ce qui est certain c’est qu’il ne peut y avoir de souveraineté européenne sans État européen. Il ne peut y avoir de véritable union monétaire européenne sans union politique européenne. On a cru à tort que l’union monétaire ferait l’union politique. Nous ne sommes pas dans un système d’union monétaire mais dans un cartel de banques centrales nationales qui se sont mises d’accord pour une gestion partagée des compétences sur la gestion de la monnaie. Et on arrive progressivement à ce système de la mutualisation des dettes que d’aucuns déplorent ce soir. Mais cela n’a jamais été dit clairement devant les peuples. Si un référendum avait été organisé quand le chancelier Kohl a voulu engager l’Allemagne dans l’euro il n’est pas sûr qu’il aurait obtenu une majorité.
Je vais apporter ma petite réponse à la question posée par Jean-Pierre Chevènement : Que veut l’Allemagne ?
L’Allemagne veut la paix, la prospérité, la stabilité.
Elle s’est trouvée confrontée à un voisin atteint d’une forme de névrose. En effet, nous Français rêvons encore de puissance mais nous ne croyons plus que la puissance nationale soit possible. Pourtant, présents sur tous les océans, nous pourrions avoir une politique maritime bien plus active. En termes géopolitiques globaux le déséquilibre franco-allemand n’est pas si grand ! Mais nous avons voulu nous projeter sur l’Europe au nom d’une impuissance autodécrétée en proposant aux Allemands un leadership partagé. Or la grande leçon que les Allemands ont tirée des années 1871-1945 et 1933-1945 est de renoncer à toute politique de puissance. Pourquoi nous Français nous obstinons-nous à vouloir que l’Allemagne exerce un leadership sur l’Europe ? Elle ne le veut pas ! Mais nous nous entêtons à vouloir lui confier des responsabilités et finissons par l’entraîner dans quelque chose qui l’amène à nier ses propres principes.
Je crois que cette aventure ne peut que mal finir.
Je vous remercie.
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[1] Le 2 décembre 1990 eut lieu la première élection fédérale organisée depuis l’intégration de la République démocratique allemande (RDA) à la République fédérale allemande (RFA). Dix millions de nouveaux électeurs (composant les 5 Länder de l’Est intégrés) furent donc amenés à voter. (NDLR)
Le cahier imprimé du colloque « De l’arrêt du 5 mai du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe à la relance budgétaire et monétaire : les chemins d’un leadership européen ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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