Débat final
Débat final lors du séminaire « De l’arrêt du 5 mai du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe à la relance budgétaire et monétaire : les chemins d’un leadership européen ? » du mardi 22 septembre 2020.
Il me semble qu’une différence culturelle importante sépare la France de l’Allemagne, au moins au niveau des dirigeants, de l’élite. Les hauts fonctionnaires allemands sont très souvent des docteurs en droit. Ils ont donc une vision très juridique des choses et ne comprennent pas qu’on veuille sortir du droit. Nos énarques ont une formation juridique minimale et avant tout un mode de raisonnement politique. Ni les uns ni les autres ne sont de mauvaise foi mais ils se heurtent à une sorte d’incompréhension mutuelle, d’incompatibilité culturelle.
Marie-Françoise Bechtel
Je crois que c’est quand même un peu une question de rapports politiques. C’est ce qui ressort des propos d’Édouard Husson qui, à la question « L’Allemagne a-t-elle un projet adéquat à sa puissance ? », répond qu’elle n’a pas de projet mais un voisin névrotique. Si amusante qu’elle soit, sa réponse est quand même un peu courte. En effet, que devient l’Europe dans le monde en grand désordre de ce premier tiers du XXIe siècle ?
Je tenterai de résumer d’un mot les interventions.
Selon le professeur Kerber le substrat culturel inhérent à la constitution allemande est – aurait dû être – d’une part celui de la tradition économique allemande contre le capitalisme financier et d’autre part celui de la démocratie.
En France, nous avons la souveraineté que, selon le professeur Sur, le Conseil constitutionnel renonce à exercer. Je vous fais remarquer que nous n’avons pas les mêmes pouvoirs. Une jurisprudence permet au citoyen allemand de saisir la Cour suprême ou même les cours dans leur ensemble et, in fine, la Cour suprême lorsqu’il estime ses droits piétinés par l’évolution de l’Union européenne. En France cela n’existe pas. Il y a eu quand même une tentative, lorsque Pierre Mazeaud présidait le Conseil constitutionnel, pour dire que l’identité constitutionnelle de la France pouvait être opposée au droit dérivé, celui des directives. Mais cela n’a pas eu de lendemain.
Édouard Husson a cité la maxime de Richelieu qui énonce tout simplement le principe Pacta sunt servanda, qui, à ma connaissance, s’impose dans toutes les constitutions. Ceci ramène à ce qu’a dit le professeur Kerber. S’il faut respecter les traités il ne faut pas oublier que dans l’ordre juridique les constitutions sont supérieures aux traités. Par conséquent il est encore possible, au nom des compétences que nous n’avons pas encore transférées, de mettre en cause cette organisation internationale, l’Union européenne, qui, comme le dit le professeur Sur dans le manuel de droit international qu’il a coécrit avec le professeur Combacau [1], est sans aucun précédent. Les choses sont donc complètement ouvertes.
Ceci nous ramène à la question fondamentale : Si l’organisation internationale qu’est l’Union européenne est quelque chose d’innommé, quelque chose qui, lacunaire en transferts de souveraineté, prouve le mouvement en marchant, qu’allons-nous en faire ? Allons-nous garder ce grand corps ballant, inachevé, où l’Allemagne souhaite la prospérité et la paix tandis que la France rêverait d’une sorte de souveraineté névrotique ?
Jean-Pierre Chevènement est le seul à avoir évoqué l’indépendance européenne. En effet, l’Europe n’est pas seule dans le monde. Même si les États majeurs de l’Europe ne convergent pas (sauf, quand même, sur ce grand plan de relance qui me paraît mériter moins de critiques que celles qui ont été apportées), même si l’Europe est ballottée au gré des vents, que faisons-nous des 446 millions d’individus qui la composent (je ne compte pas la Russie) dans le monde tel qu’il vient ? Laisserons-nous le duopole Chine-États-Unis s’installer ? Tout cela est-il bien digne, non de la nation française ni de la nation allemande, mais de l’histoire européenne ?
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Marie-Françoise Bechtel.
Vous avez posé une très bonne question. Peut-être, quelques éléments de réponse pourront-ils être trouvés.
À cette tribune, quels que soient les points de vue, nous sommes d’accord pour dire que l’Union économique et monétaire a été faite dans des conditions tout à fait critiquables. En faisant une monnaie avant de faire une unité économique et politique nous avons mis la charrue avant les bœufs. Une monnaie peut-elle exister adossée à dix-neuf États ? Je remarque quand même qu’aux États-Unis la Fed a été une construction de l’histoire. L’Europe peut-elle suivre la voie des États-Unis ? Les éléments d’hétérogénéité sont tels en Europe qu’on peut penser que l’Europe a pour caractéristique d’abriter une trentaine de peuples difficilement « mixables ». Mais ils peuvent travailler ensemble, il faut voir dans quelles conditions.
Face à la situation dans laquelle nous nous trouvons, coincés entre les États-Unis et la Chine, il y aurait une logique à ce que nous défendions au moins nos intérêts communs. Comment les défendre ?
Le système européen est un bazar tel que nous ne nous y retrouvons plus ni en France ni en Allemagne.
Je ne veux pas revenir sur les erreurs et les illusions des élites françaises, elles sont aujourd’hui manifestes.
L’Allemagne s’interroge : a-t-elle besoin du système de l’euro ou pourrait-elle s’en passer ? Peut-on envisager qu’un jour l’Allemagne veuille s’autonomiser, retrouver sa propre liberté de mouvement et, en même temps, une cohérence entre ses principes constitutionnels et la réalité de la question économique ? Souhaite-t-elle aller vers un noyau dur, comme le préconisaient M. Schäuble et M. Lamers dans leur rapport de 1994, ou bien simplement retrouver le mark (qu’on pourrait appeler euromark) ?
Il serait possible d’imaginer des formules de monnaies communes avec un élément de flexibilité. Mais ne donnons pas à l’idée européenne une ambition impossible à satisfaire.
Je pense que l’Allemagne est un pays profondément pacifique qui veut la stabilité, la paix, la prospérité. Mais la paix ne s’obtient pas en rasant les murs. La France et l’Allemagne, si elles le veulent, peuvent ensemble se doter d’un système dissuasif, défensif, qui ne pourrait se faire d’ailleurs sans un partenariat avec la Russie pour éviter une course aux armements sur le continent européen qui serait ruineux pour tous.
Ce sont des objectifs relativement ambitieux mais plus modestes que l’idée de la construction d’un super-État européen qui, heurtant les principes constitutionnels de chacun, ne sera pas accepté par les peuples dans l’état actuel des choses.
Je me tourne vers le professeur Kerber pour lui demander comment il voit l’attitude de l’Allemagne vis-à-vis de l’euro. L’Allemagne va-t-elle défendre l’euro ? Comment ? Va-t-elle vouloir imposer sa conception ? A quel prix ? Quelles conséquences est-elle prête à en tirer ? Comment cela peut-il se négocier avec les autres pays, en particulier le nôtre qui n’y est pas du tout préparé mentalement ?
Markus Kerber
Vous posez des questions fondamentales. Je vais essayer d’esquisser des éléments de réponse.
La non-soutenabilité de l’euro, pour les raisons que vous avez évoquées, est imputable à un projet mal fichu, entre autres parce que la création de la monnaie unique n’avait pas été précédée de celle d’un gouvernement économique.
S’ajoutaient à cela des malentendus organisés. Les élites françaises ont vu d’abord en l’euro un moyen d’abolir le Deutsche Mark de façon irréversible, espérant renégocier par la suite. Le comportement « très perfectible » du commissaire européen Moscovici reflète cette position d’une France qui se permet absolument tout en matière de politique fiscale et d’endettement. M. Husson insiste à juste titre sur le fait que, avec plus de 100% du PIB de dette publique, la France devrait payer, si le franc était resté en vigueur, des intérêts bien supérieurs à ceux qu’elle paye actuellement.
M. Juncker a toujours dit : « Nous tolérons ces écarts de la France… parce que c’est la France ! » Les règles seraient donc applicables aux autres mais pas à la France ! Cette exception française est d’autant plus mal vue que, ni sous Hollande, ni sous Chirac, ni sous Sarkozy, ni, surtout, sous le président Macron la France ne s’est révélée un élève modèle en matière de politique financière.
Le défaut majeur de l’euro est qu’il ne permet pas de retrouver sa compétitivité rapidement. Dans un marché commun il est normal que tel ou tel pays perde sa compétitivité.
Il y a deux façons de rattraper sa compétitivité :
Soit la dévaluation des coûts internes. C’est ce que nous, Allemands, avons fait avec les réformes Hartz (réformes du marché du travail qui ont eu lieu entre 2003 et 2005 sous le mandat du chancelier Gerhard Schröder). Nous avons réduit les dépenses sociales, nous avons réformé les systèmes d’aide aux chômeurs de longue durée. Mais ce système de réduction des coûts peut faire très mal. Ce fut le cas en Grèce où on a imposé des réformes draconiennes de dévaluation interne. On songe à ce magistrat de 65 ans à qui l’on dit qu’il ne touchera plus que 50 % de sa retraite… difficile à accepter !
Soit la dévaluation compétitive. C’est le modèle italien. Les Italiens ont toujours dévalué pour retrouver rapidement leur compétitivité dans certains secteurs. Ce modèle est mort avec l’euro. C’est ce qui fait de l’Italie le grand perdant du système de l’euro. Autres perdants, les pays à forte compétitivité, comme la Hollande, l’Allemagne, l’Autriche, parce que la monnaie dans laquelle ils réalisent leurs transactions est sous-évaluée par rapport à leur compétitivité. Jusqu’à la création de l’euro, l’Allemagne avait vécu 16 réévaluations du Deutsche Mark. Aucune de ces réévaluations, jugées « catastrophiques » par l’industrie allemande, n’avait été aussi tragique. Au contraire, la réévaluation stimulait la rationalisation.
Ce système conçu par des technocrates à Bruxelles est mal fichu et finira mal. Comment, donc, organiser la sécession monétaire ?
Il serait possible de réorganiser la zone euro en deux ou trois zones en fonction de la compétitivité. J’ai fait plusieurs propositions, suggérant notamment de créer un euro du Sud et un euro du Nord, en fonction de l’acceptation, de manière à laisser le système de l’euro mourir doucement.
En effet, la réalité montre aujourd’hui que non seulement l’euro n’est pas soutenable mais qu’il est devenu une source de scission, de reproches réciproques. En France, dans les débats télévisés, on entend répéter que l’Allemagne a profité de l’euro. Ce n’est pas ce que ressentent les Allemands qui voient surtout les transferts vers la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne… et s’inquiètent de l’exposition de l’Allemagne aux risques liés au sauvetage de l’euro. Pourquoi, protestent-ils, devraient-ils prendre tout cela en charge uniquement pour avoir un marché commun ?
Tel est l’euro, projet infaisable dont la mort est programmée. Quand ? Je ne sais pas. Mais il faudrait organiser cette agonie d’une façon raisonnable, ce qui suppose des élites qui prennent conscience que c’est terminé !
Sur ce plan les Allemands sont particulièrement stupides. Ils sont très forts pour s’entêter même quand leur erreur est palpable ! Les élites allemandes vont défendre l’euro comme la Wehrmacht avait défendu le front de l’Est en 1944. Jusqu’au bout ! À l’époque l’Allemagne avait presque les meilleurs généraux du monde et personne n’a cherché à éviter cette débâcle, cette catastrophe prévisible !
C’est ce qu’on appelle dans la théorie des jeux le dilemme du prisonnier. La nomenklatura bruxelloise, tout comme Mme Lagarde, M. Trichet et les économistes bien installés dans leur fauteuil à Francfort, défendent ce projet parce que si ce projet meurt, ils mourront avec lui. J’ose citer un exemple similaire dans l’histoire allemande : au milieu de l’offensive de l’été 1944, après la destruction de quatre armées, personne ne voulait plus négocier avec l’Allemagne et Hitler se trouvait confronté au dilemme du prisonnier. On a donc continué la guerre pendant une année qui a fait autant de victimes que toutes les années 1939 à 1944.
Cela montre bien que, si on n’arrête pas une catastrophe à temps, les dégâts sont doublés triplés, multipliés. Non seulement des dégâts économiques, mais aussi, en temps de crise, des dégâts politiques. Les relations entre peuples européens se tendent (les Allemands sont ceci, les Italiens sont cela, etc.). On l’a vu lorsque les Allemands ont refusé d’aider la Grèce (ils passent leurs vacances en Grèce, ils savent comment fonctionne ce pays !).
La sécession monétaire doit donc être organisée. Il faudrait pour cela des gens qui aient plus de courage que les généraux allemands en 1944. Peut-être des colonels… parfois dans l’histoire il faut des colonels qui agissent parce que les généraux sont trop timorés ou trop lâches. Claus von Stauffenberg avait 37 ans en 1944 et le grade d’Oberst (appellation allemande du grade de colonel). L’état-major aurait pu tuer Hitler tous les jours. Personne n’a osé le faire. Cet exemple extraordinaire de lâcheté illustre la défaillance des élites.
J’ai l’occasion de rencontrer les responsables de la Banque centrale européenne. Ces gens-là détestent la contradiction ! La moindre critique à l’égard de la Banque centrale européenne et de sa politique vous vaut d’être immédiatement classé comme anti-européen. Celles et ceux qui sont contre l’euro sont écrasés, ils ne sont plus invités aux colloques…
L’Europe est une confédération de nations. La nation est un élément identitaire de notre continent. En dépit d’un marché commun, l’ouvrier du port du Pirée privé d’emploi ne se déplace pas pour aller travailler à Hambourg aussi simplement que, aux États-Unis, le travailleur du port de Plymouth se rend à l’autre bout de la côte atlantique. Nous n’acquerrons pas cette mobilité du marché, même si nous avons progressé dans cette voie.
L’Europe doit donc muscler sa défense. À cet égard je ne cesse de recommander une flottille de porte-avions européens. Comme le disait Kissinger, dans toutes les crises le porte-avions est un élément de solution. La France n’en a qu’un. Le président de la République décrochera-t-il son téléphone pour implorer ainsi l’agresseur potentiel : « Le Charles de Gaulle est en travaux de maintenance à Toulon, s’il vous plaît soyez gentils avec nous ! » ? La France a la technologie, elle a le courage stratégique mais elle refuse de coopérer avec l’Espagne et l’Italie qui ont également des porte-avions. Les projets de défense, toujours franco-allemands, excluent des pays aussi importants que l’Italie et l’Espagne, pour ne pas parler de la Pologne, partenaire particulièrement difficile.
Je pense que nous devrions donner une impulsion forte à la coopération de nos armées, utiliser la présence maritime de la France pour développer une marine océanique et parler d’un véritable partage nucléaire (actuellement, sur ce sujet, vous parlez avec des sourds au sein de l’état-major français). Nos ressources militaires sont limitées. Nos armées sont des armées de haute technologie qui nous coûtent beaucoup d’argent. On ne peut pas faire une armée européenne, ça ne fonctionne pas. Construire une armée allemande, à partir d’éléments bavarois, prussiens, rhénans, westphaliens, qui avaient chacun leur façon de combattre, a été la croix et la bannière. La brigade néerlando-allemande est un acquis, mais les mentalités sont encore trop différentes pour généraliser ce projet.
Votre troisième interrogation, majeure, concerne le rôle de l’Allemagne. Grande Suisse ou hégémon ?
Ni l’un ni l’autre. L’Allemagne, jusqu’en 1990, avait une souveraineté limitée. Kissinger la définissait comme « un PIB en quête de raison d’être politique ». C’était encore trop. C’était un PIB tout court. Après la guerre, les Allemands ne cherchaient pas de raison d’être politique. Ils étaient contents d’exister, de retrouver une certaine prospérité, un certain calme.
Aujourd’hui, compte tenu de l’état du monde, du désarroi politique aux États-Unis, des incertitudes en Russie, l’Allemagne doit, plus courageusement, définir une stratégie pertinente pour l’Europe. Pour l’instant l’Allemagne en est très loin. Notre ministre des Affaires étrangères, dont le rayonnement est extrêmement provincial, aurait été sous la IVe République un très bon sous-secrétaire d’État chargé du tourisme ! C’est indigne pour un pays de l’importance de l’Allemagne. Et pourtant ce milieu d’hommes politiques se reproduit en Allemagne d’une façon continue.
Donc je plaide pour une Allemagne beaucoup plus souveraine, plus orientée vers une Realpolitik. Je pourrais vous donner l’exemple du gazoduc négocié entre la Russie et l’Allemagne. Le gérant est un ancien de la Stasi et le conseil de surveillance est présidé par un ex-chancelier. Comment ce genre de chose peut-il se faire, sans concertation avec nos partenaires européens ? … et en ignorant l’obsession des Polonais qui, aussitôt qu’un Allemand et un Russe se parlent, croient à un nouveau pacte Molotov-Ribbentrop !
Airbus est désormais une entreprise française sise à Toulouse, Giat industries, devenu Nexter, a pris 50 % de notre producteur de chars en Allemagne (on n’a pas besoin de Nexter pour produire des chars !). La nouvelle génération des satellites de navigation, sous l’égide du commissaire européen de l’Industrie – qui par pur hasard s’appelle M. Breton – sera probablement réalisée très largement en France par Thalès et Airbus France.
Celles et ceux qui appellent de leurs vœux une Allemagne plus souveraine devraient donc promouvoir une Allemagne beaucoup plus musclée, une Allemagne plus disposée à ouvrir sa porte à l’Espagne, à l’Italie, une Allemagne qui rassemblerait tous les pays de 5 à 15 millions d’habitants, dont la souveraineté – je le dis avec la plus grande courtoisie – est plus ou moins « factice ». L’Estonie, avec ses 700 000 habitants, est un petit bout de terre avec une grande identité culturelle, une identité ethnique, avec tout le respect que ce peuple mérite mais il ne peut pas jouer dans la cour des grands sur un plan politique.
Voilà ma part de vérité. J’espère avoir été clair. Vous me comprenez bien, le condominium franco-allemand en Europe contribue à la destruction de l’unité politique de notre continent.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le professeur.
Nous vous avons écouté avec beaucoup d’intérêt bien que, par exemple, en tant qu’ancien ministre de la Défense, je ne partage pas tout à fait votre point de vue sur quelques sujets militaires. Mais ce serait nous embarquer pour des horizons lointains et je propose de revenir plutôt aux questions monétaires. En effet, comment nous allons gérer dans le temps une monnaie adossée à dix-neuf États ?
Je pense que la France et l’Allemagne sont deux puissances éprises de paix. Cela ne veut pas dire qu’elles ne se défendent pas dans le monde difficile qui est le nôtre mais elles ne veulent pas d’une nouvelle guerre. Elles veulent la paix en Europe. C’est très important parce que nous ne pouvons y parvenir chacun avec nos moyens. Nous n’avons pas besoin de constructions abracadabrantesques pour y parvenir mais tout simplement d’un peu de réalisme.
Édouard Husson
Après les deux interventions passionnantes du professeur Kerber, j’oserai être direct, voire insolent à son égard. Je ne comprends pas comment on peut commencer un exposé en se réclamant de l’État de droit et des règles constitutionnelles et le conclure en affirmant que la souveraineté estonienne est quelque chose de factice.
La souveraineté n’est pas une question de puissance mais une question de juridiction. Est souverain celui qui dit le droit dans un territoire donné. Le Saint Siège est un État souverain, même si Staline demandait : « Le pape, combien de divisions ? » Les États baltes sont tout petits mais souverains.
J’admire votre plaidoyer pour l’État de droit. En revanche je suis étonné que vous dénonciez ainsi la Kleinstaaterei européenne.
Markus Kerber
Je n’ai pas dénoncé le principe de souveraineté. La souveraineté est sacrée pour moi. Mais il y a des rapports de force de fait. La souveraineté a besoin de protection tant économique que militaire. Pourquoi les États baltes dont je me sens très proche (c’est une zone culturellement très proche de la nôtre) et avec lesquels j’ai toujours beaucoup sympathisé, ont-ils tellement peur d’être phagocytés par certains États ? Si la souveraineté est un principe il n’y a pas de tribunal international qui l’applique, il faut la force. Pourquoi a-t-on tellement peur du petit couloir de cent kilomètres qui pourrait permettre à la Russie de couper tous les États baltes du reste de l’Europe ?
Jean-Pierre Chevènement
Permettez-moi de vous interrompre.
Comment pouvez-vous voir dans la Russie l’agresseur potentiel pour le siècle à venir ? La Russie est recrue d’épreuves. Ce pays a énormément souffert et n’a absolument pas envie d’ouvrir un front à l’ouest. Certes les Russes ont des moyens militaires mais ceux-ci sont beaucoup plus limités qu’au temps de l’Armée rouge. La Russie a aujourd’hui un budget militaire de l’ordre de 70 milliards d’euros, moins que la France et l’Allemagne réunies.
Il faudrait essayer de penser une architecture européenne de sécurité. Devrions-nous, pour que la souveraineté de la Lituanie, de la Lettonie et de l’Estonie ne soit pas factice au sens où vous l’avez entendu, nous lancer dans une nouvelle course aux armements, accumuler des armements non seulement conventionnels mais peut-être nucléaires, puisque les Russes ont encore quelques moyens nucléaires (qui diminuent en raison de l’obsolescence de ces armes avec le temps) ?
Donc raisonnons avec un peu de profondeur historique et admettons que la menace n’est plus dans la Russie. Elle est dans la concurrence entre les deux hégémons que sont les États-Unis (avec, notamment, l’extraterritorialité de leur droit) et la Chine.
Comment pouvons-nous faire pour que l’Europe existe indépendamment de ces deux pôles de puissance ?
Markus Kerber
Il n’est pas honnête de dire que l’Estonie a la capacité de défendre sa souveraineté. Si sacrée qu’elle soit, pour les très petits pays la souveraineté sans force est nulle. Ce n’est pas offenser ces pays de le reconnaître.
Je ne partage pas l’opinion de celles et ceux qui disent que l’agresseur naturel de l’Europe est la Russie. La Russie a toujours été gouvernée par des autocrates, elle n’a aucune tradition affirmée d’État de droit, de partage de pouvoir. Vous avez tout à fait raison de rappeler que l’Union soviétique a consenti à des sacrifices incommensurables avec ce qui s’est passé dans d’autres pays pendant la Deuxième Guerre mondiale, face à une invasion allemande menée avec des moyens jugés pertinemment comme criminels.
Mais avec qui les Russes veulent-ils parler ?
M. Macron parle avec les Russes. Il organise des sommets à Paris, convaincu que c’est le rôle de la France. Mais les Russes veulent parler avec l’Allemagne ! Et l’Allemagne applique vis-à-vis de la Russie des méthodes de l’après-guerre : faire du commerce ! Le commerce c’est la paix et la prospérité. Pendant toute la guerre froide nous avons entretenu une relation commerciale avec la Russie. L’histoire du gazoduc n’est pas une idée récente, elle est bâtie sur la tradition de l’Ostgeschäft (les affaires avec l’Est). M. Poutine est venu devant le Bundestag prononcer un discours en allemand et Mme Merkel s’adresse à lui en russe, une langue qu’elle affectionne.
Donc l’Europe c’est très compliqué. Et les recettes ne sont pas toutes ici à Paris, à l’Élysée, dans les mains d’un jeune président qui pense pouvoir être une sorte d’hégémon.
M. Macron mène une guerre non déclarée contre l’Allemagne par des propositions qui, en matière de politique européenne, mènent à une impasse. Le fonds de 750 milliards d’euros va donner à la Commission le pouvoir de décider dans quels projets d’avenir tel ou tel État va investir. Or, comme l’a montré Hayek, ni la Commission ni les États ne peuvent savoir dans quels domaines d’avenir il faut investir. Sous l’impulsion de ce jeune président, nous créons un « monstre », une sorte de dictateur bienveillant qui accordera 500 millions d’euros au maire de Milan pour construire un pont et qui pour Palerme prévoit une nouvelle piscine. Ce sont des recettes qui supposent que, comme en France, non seulement l’État a tous les pouvoirs mais encore qu’il sait tout. M. Macron, dans vingt ans, comprendra peut-être qu’il a commis une erreur.
Dans vingt ans ce sera trop tard pour l’Europe.
Jean-Pierre Chevènement
M. Macron peut commettre des erreurs, bien entendu. Mais nous ne pouvons pas partager cette vision qui le démonise. Il est déjà viscéralement rejeté en France par ceux, à droite comme à gauche, qu’il a évincés du pouvoir. Si les Allemands s’y mettent, c’est trop !
Markus Kerber
Je ne me mêle pas de ce débat français. Je dis simplement que les propositions de M. Macron vont mener à l’abolition de la démocratie fiscale en Allemagne. L’Allemagne sera tenue responsable pour une dette qu’elle n’a jamais contractée. C’est ça les eurobonds, c’est ça les 390 milliards d’euros de cadeau que l’on va emprunter, en plus des 750 milliards d’euros. Cela témoigne d’une absence totale de logique d’investissement.
Marie-Françoise Bechtel
En dehors de quelques divergences sur lesquelles nous pouvons botter en touche, vous avez, Monsieur le professeur, répondu à la question « Quel projet pour l’Allemagne et quel projet pour l’Allemagne vis-à-vis de l’Europe ? » par la notion de périmètre. J’ai compris qu’à partir de 15 ou 20 millions d’habitants les pays pouvaient rentrer dans ce périmètre. Et je dois dire que sur cette question je suis plus en accord avec vous qu’avec Édouard Husson. Bien sûr, juridiquement, philosophiquement, la souveraineté est inaliénable mais il y a des souverainetés et des tailles d’États qui sont plus ou moins adéquates à ce que pourrait être un projet en commun.
Si nous mettons à part les questions qui fâchent – que vous avez traitées avec beaucoup de vigueur – selon vous une Europe qui serait définie dans un certain périmètre paraîtrait viable à l’Allemagne ? Vous ai-je bien compris ?
Édouard Husson
Un autre aspect passionnant de l’exposé du professeur Kerber mériterait d’être développé. Il m’amène à poser d’une autre manière la question qui nous occupe. Dans les années qui viennent, après le départ de Mme Merkel, aurons-nous affaire à une seule politique portée par les Allemands ?
Mme von der Leyen tient peut-être à Bruxelles un langage différent de celui qu’elle avait quand elle était membre du Gouvernement fédéral. Mais je suis de plus en plus frappé par les bras de fer qui surgissent entre les « Allemands de Bruxelles » qui peuplent le Parlement ou la Commission et le Gouvernement fédéral. Et le Gouvernement fédéral a souvent du mal à imposer son point de vue ! J’observe que la Commission aime bien parler directement avec les Länder qui ont d’ailleurs des représentations extrêmement impressionnantes à Bruxelles, notamment la Bavière.
Je me mets à la place d’un président français quel qu’il soit. Selon toute vraisemblance, après Mme Merkel, il n’émergera aucune personnalité politique suffisamment puissante pour gouverner sans un gouvernement tripartite, une coalition qui demandera forcément beaucoup plus de compromis.
Vous avez souligné le poids de la Bavière. Mais on voit aussi à l’Est l’émergence économique d’États comme la Saxe ou la Rhénanie du Nord-Westphalie dont le ministre-président M. Laschet, pourrait d’ailleurs devenir le prochain chancelier.
On voit qu’il y a de véritables puissances. Et puis il y a les Allemands de Bruxelles, ce « 17ème Land » qui refuse d’être soumis à la République fédérale et veut vivre de son autonomie, prétendant même être sur un pied d’égalité avec le gouvernement fédéral.
Je ne sais pas comment tout cela évoluera mais nous, Français, allons-nous trouver devant des jeux extrêmement complexes.
Jean-Michel Naulot
Merci de ces interventions toutes vraiment remarquables qui nous ont passionnés.
En 2008-2010, la sortie de l’euro était strictement impossible pour la France. N’oublions pas qu’à l’époque, les banques françaises et allemandes détenaient quantité de dettes des pays périphériques et le risque, bien au-delà du problème de l’euro, était une faillite du système bancaire. Aujourd’hui la situation serait très différente parce que les banques, françaises ou allemandes, se méfient terriblement et détiennent très peu de dette espagnole (et un peu plus de dette italienne).
À l’exception de ce point de désaccord je partage les analyses que nous avons entendues.
On a tendance à présenter le récent plan européen comme une décision historique. Mais la mutualisation de la dette a eu un précédent avec le MES (Mécanisme européen de stabilité) qu’évoquait tout à l’heure Markus Kerber. Il y a toutefois une différence. Le MES ayant la possibilité d’emprunter, on avait réformé les traités européens en précisant que cette capacité d’emprunt ne s’appliquait qu’au MES et ne pouvait pas concerner d’autres dettes. Le projet d’emprunt européen n’a donc pas, pour l’instant, de base juridique. Quand, en janvier dernier, elle a présenté le budget 2020, la Commission européenne elle-même a écrit que tout emprunt était absolument illégal au sein de l’Union européenne. Je suis étonné que personne ne s’interroge sur ce point. Les parlementaires nationaux, lorsqu’ils ratifieront l’accord, seront amenés à se poser la question.
Au-delà du problème juridique, je voudrais revenir à la question que posait Jean-Pierre Chevènement sur les conséquences économiques et financières de la politique de la BCE. Elles ne doivent pas être sous-estimées. Le Wall Street Journal citait ces derniers jours le chiffre de 676 milliards d’euros, montant en six mois des achats de dettes publiques réalisées par la BCE. Pendant la même période, le montant des émissions de dette par les gouvernements était de 367 milliards d’euros. C’est-à-dire que la BCE rachète deux fois les montants de dettes émises actuellement au sein de la zone euro ! Les conséquences sont très importantes.
Markus Kerber a évoqué la situation des épargnants mais cela va au-delà. Les taux négatifs pratiqués en zone euro, notamment pour la France et l’Allemagne, n’ont pas d’équivalent dans le monde. Il n’y a pas d’autre grand pays qui ait des taux négatifs (le Japon a des taux zéro mais pas de taux négatif sur la dette à dix ans, de même, le Royaume-Uni a des taux légèrement supérieurs à zéro). Cela fragilise le secteur de l’assurance. Cela fragilise les banques qui ne sont plus rémunérées pour leur politique de transformation. Or les banques souffrent déjà de la montée en puissance des créances douteuses. De plus cela entraîne une création monétaire très excessive par rapport aux besoins de l’économie réelle, donc des bulles financières. Mais au-delà des bulles financières, la presse anglo-saxonne cite un autre chiffre (il est dommage que nous soyons obligés de lire la presse américaine ou anglaise pour découvrir ce qui nous concerne) : au cours des six derniers mois 200 milliards d’euros de dettes ont été achetées par des banques commerciales. Ce ne sont pas les banques françaises ou allemandes qui achètent cette dette mais les banques italiennes et espagnoles. Aux États-Unis, point de référence, les banques commerciales détiennent environ 3 % de la dette publique. En France cela varie entre 6 % et 10 %. Dans les pays du Sud actuellement c’est plus de 20 %. Alors que tout le projet européen depuis dix ans consistait, à travers l’Union bancaire, à couper le lien entre les États et les banques, c’est exactement l’inverse qui se produit actuellement !
On voit que derrière le débat juridique sur la décision de Karlsruhe se cachent de sérieuses motivations économiques et financières.
Ma question s’adresse à Markus Kerber. Comment un arrêt de la Cour de Karlsruhe dont j’avais compris qu’il était exécutoire s’est-il finalement traduit dans la plus grande opacité par une espèce de compromis, une négociation entre la Cour, la Banque centrale européenne, le Gouvernement allemand et même le Parlement allemand ?
Je m’interroge sur la séparation des pouvoirs et sur le caractère exécutoire des décisions de la Cour allemande.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Naulot.
Je pense que la Cour avait argumenté sur l’absence de proportionnalité et que la réponse donnée par le Gouvernement et le Parlement allemands, avec des arguments qui, certes, se discutent, était qu’il n’y avait nulle atteinte au principe de proportionnalité.
Jean-Michel Naulot
Des documents ont été envoyés par la Banque centrale européenne aux autorités allemandes sans que rien ne transparaisse et on ne sait pas ce qui a motivé ce consensus, ce contenu. On peut s’en étonner de la part de ces très hautes autorités allemandes. Une décision de justice est en principe exécutoire !
Jean-Pierre Chevènement
L’Allemagne n’a pas envie de se tirer une balle dans le pied. Dans le système des banques centrales européennes les choses étaient arrivées à un point où il était difficile de faire marche arrière.
Jean-Michel Naulot
Où est le droit ? C’est une jurisprudence glissante en fait…
Jean-Pierre Chevènement
Le droit est une servante.
Marie-Françoise Bechtel
Le droit constitutionnel s’invente lui-même perpétuellement.
Markus Kerber
Comme M. Naulot a très pertinemment cerné un problème juridique, celui de l’exécution de l’arrêt du 5 mai, je lui répondrai sur un plan juridique.
Un arrêt de la Cour de justice est exécutoire. Et jusqu’à présent on n’a jamais donné d’ordre d’exécution parce que tout le monde a obéi.
En l’espèce, la Cour a demandé au conseil de la Banque centrale européenne de se prononcer par une nouvelle délibération sur la capacité du PSPP (programme d’achat d’emprunts obligataires) à atteindre ses objectifs en matière d’inflation et sur ses effets secondaires. Demande totalement inacceptable selon Mme Lagarde. La Banque centrale européenne, qui se croit indépendante non seulement vis–à-vis des gouvernements mais également vis-à-vis des tribunaux, n’est pas prête à céder sur ce terrain.
Comme l’a dit le président Chevènement, les élites allemandes, les gens de la Bundesbank et du gouvernement, y compris la majorité du Bundestag, n’ont pas envie que l’Allemagne sorte de ce programme.
On a donc trouvé un compromis. La Banque centrale européenne a fourni un certain nombre d’éléments au ministre des Finances qui a sollicité l’avis de la Bundesbank et tout ceci a été transmis au Parlement. Les trois parties se sont mises d’accord pour considérer que cela suffisait pour être conforme au principe de proportionnalité. On voit bien la manœuvre : trois instances, trois institutions qui ne veulent surtout pas être tenues pour responsables des conséquences d’une sortie du programme existant, en particulier au moment de la pandémie, se mettent d’accord, se concertent.
La Cour constitutionnelle n’est pas encore intervenue. Nous avons tout simplement demandé deux autres documents que la Banque centrale européenne a refusé de communiquer aux plaignants, documents qu’elle a montrés seulement au Parlement, de façon subreptice, dans une salle accessible aux seuls députés qualifiés.
C’est donc un système totalement opaque qui montre à quel point la Banque centrale européenne est dans une situation embarrassante. Elle devra en effet justifier les 4 000 milliards d’euros d’emprunts obligataires (soit environ 40 % de la dette publique de la zone euro) qui entreront dans son bilan l’année prochaine à expiration de l’ensemble du programme. Difficile de nier l’existence du financement monétaire !
Vous voyez qu’en Allemagne les choses ne se passent pas toujours très correctement. Nous allons voir si la Cour de justice va nous livrer les documents que nous avons demandés.
Jean-Pierre Chevènement
Je tiens à dire à quel point le débat est enrichissant et nous ouvre des éclairages sur ce que pense non pas l’opinion allemande dans son ensemble mais une partie de l’opinion allemande dont l’influence est grande. Nous vous écoutons, nous réfléchissons, nous essayons de penser ce que peut être l’avenir de ce que j’appelle la « chose européenne » tant cette matière doit être maniée avec précaution. C’est l’enseignement de l’histoire. Il faut que la France et l’Allemagne tirent dans le même sens, c’est ce qui est important.
Je ne pense pas que le président de la République mène une guerre non déclarée à l’Allemagne. Il serait très surpris d’entendre ce genre de propos. Je crois, au contraire, qu’il essaye de donner une réalité à une Europe européenne. Est-ce la bonne méthode ? On a essayé de mille manières, on n’y a pas vraiment réussi jusqu’à présent. Mais cela devient urgent parce que la dégradation de notre environnement géostratégique progresse très rapidement.
Il faut aussi que nos esprits puissent avancer et vous y avez contribué très grandement. Je vous en remercie.
Dominique Garabiol
J’ai deux questions.
D’abord, j’aimerais avoir le point de vue de M. Kerber sur l’article du professeur Supiot, déjà cité.
Pour anticiper sur sa réponse éventuelle, je vois deux limites à l’argumentation du professeur Supiot :
D’abord une limite formelle. La Banque centrale européenne elle-même n’a pas à invoquer l’article 2 du Traité.
D’autre part, l’article 2 fait aussi référence à l’économie de marché. Or ce qui est reproché à la politique de la BCE est justement de provoquer des distorsions des prix qui mettent en cause les principes de l’économie de marché. C’est un point très intéressant. En effet, le traité postule que la Banque centrale européenne s’occupe de la stabilité des prix mais, une fois cette stabilité assurée, elle a des marges de manœuvre considérables.
Mon autre question porte sur l’arrêt lui-même. La Cour estime, me semble-t-il, que les institutions européennes elles-mêmes ne peuvent pas prendre de décisions ultra vires… mais elle dit aussi que dans des périodes exceptionnelles, les politiques peuvent interpréter les traités avec une certaine « flexibilité ». En transmettant son rapport au Bundestag la Banque centrale européenne ne s’est-elle pas conformée formellement à l’arrêt ?
D’autre part la BCE a transmis l’argumentation au parlement allemand alors qu’elle aurait pu prétendre que ses décisions relevaient du seul contrôle de la Cour de justice européenne, ce qu’elle avait fait dans un premier temps avec le soutien de la Commission européenne. La décision de transmettre ces documents au parlement allemand n’était-elle pas une manière implicite de s’incliner devant l’arrêt de la Cour de Karlsruhe ?
Cela ne préserve-t-il pas quand même une autonomie de décision à l’Allemagne, non pas juridiquement mais politiquement ?
Jean-Pierre Chevènement
Merci de ces observations judicieuses. Je vais donner la parole à une éminente juriste pour vous répondre.
Marie-Françoise Bechtel
Je crois que la réponse n’est pas juridique. Comme l’a dit le professeur Kerber il y a eu un compromis. Ce compromis est politique.
Dès lors que l’on monte dans la norme juridique jusqu’à la norme constitutionnelle l’inventivité est vraiment au pouvoir car personne ne contrôle la norme constitutionnelle elle-même.
Si vous ajoutez à cela que la Constitution est supérieure aux traités, cela laisse une importante marge de manœuvre à la Cour de Karlsruhe – que pour ma part je ne désapprouve pas sur ce point – pour dire qu’au nom de normes constitutionnelles qui n’ont pas été transférées elle pouvait contrôler les compétences d’attribution d’un organe comme la CJUE qui d’après elle n’a pas jugé conformément à ce que les traités eux-mêmes exigeaient.
Tout cela montre bien qu’il y a quelque chose dans l’au-delà des traités, comme le disait le professeur Troper par une formule qui m’avait frappée : « Quand on a fait des transferts constitutionnels, on n’a pas acquiescé à ce que des normes qui seraient contraires à la Constitution puissent ensuite être inventées par les entités auxquelles on les a transférées ».
Il me semble que c’est le raisonnement qu’a tenu la Cour de Karlsruhe et sur ce plan-là je crois que c’est légitime. Le reste est une question de compromis politique. Arrivé à ce point-là, à mon avis on n’est plus dans le droit….
Markus Kerber
Je réponds à la question de M. Garabiol.
Vous avez tout à fait raison, la Banque centrale européenne fausse systématiquement la concurrence et développe un concept de primauté de la politique monétaire par rapport au principe sacré du marché commun qu’est la libre concurrence. Nous avons inventé le droit de la concurrence qui contrôle les aides d’État et nous voyons aujourd’hui une institution monétaire aider les États à se refinancer en dehors des conditions du marché ! C’est presque une provocation à l’égard de l’esprit des pères fondateurs et du Traité. Je l’ai dit.
J’ai également développé devant le Tribunal constitutionnel la question du différentiel de taux. Il existe une vaste littérature sur le mispricing, les appréciations des obligations faussées par l’État, mais pour l’instant les avantages qu’offre aux États la possibilité de se refinancer à des taux extrêmement favorables sont beaucoup plus importants que les arguments juridiques. Si l’arrêt n’avait pas été rendu pendant la pandémie, son accueil aurait été différent. Le catastrophisme qui accompagne la pandémie a fait taire certains esprits en Allemagne. Ne nous forcez surtout pas à sortir de ce programme ! a supplié la Bundesbank. La flexibilité n’est pas accordée à une Cour de justice constitutionnelle. C’est la Banque centrale européenne qui la demande en sauvant les apparences. Inutile de vous dire ce que j’en pense.
Malgré le compromis bâclé entre les divers organes de la Constitution allemande (Bundestag, Bundesregierung, Bundesbank), un résultat est atteint : la Banque centrale européenne se sent obligée de mieux justifier ses décisions. Un membre éminent de son directoire a multiplié ses interventions devant différents publics de professionnels et intéressés pour arguer que le programme actuel est proportionnel au Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP). Les arguments développés peuvent susciter la contradiction. Pour l’instant, ils se limitent à l’affirmation : « Par ailleurs le programme d’achat d’obligations est proportionnel … ». Point à la ligne ! Cette argumentation ne permettrait pas à un candidat au doctorat d’obtenir son diplôme.
Coralie Delaume
On n’a toujours pas répondu à une question dont la réponse m’intéresse au plus haut point.
Je voulais demander à M. Kerber ce qu’il pense des arguments du professeur Supiot pour qui, dans le Traité, l’impératif de lutte contre l’inflation n’est pas la seule priorité de la BCE, mais qu’il y a des objectifs subsidiaires de croissance économique et de lutte contre le chômage, sous réserve que l’objectif de lutte contre l’inflation soit atteint. Il est tellement bien atteint qu’on est aujourd’hui à la limite de la déflation. Dans la mesure où on n’est pas aux 2 % d’inflation, ne peut-on pas considérer que l’action de la BCE, qui a effectivement des visées non seulement monétaires mais économiques, est conforme au traité ?
Markus Kerber
Je ne partage pas l’interprétation de M. Supiot pour la simple raison que la compétence de la Banque centrale européenne en matière économique, telle que décrite à l’article 127, est clairement définie comme subsidiaire. En effet elle ne peut être exercée que dans la mesure où elle n’entre pas en conflit avec l’objectif de stabilité des prix. Ce n’est pas une deuxième compétence, c’est quelque chose de complètement subsidiaire dont la Banque centrale européenne souhaite ardemment faire une compétence autonome.
Toute institution dotée d’un pouvoir, tout organisme étatique souhaite, comme la Banque centrale européenne, élargir ses compétences. On l’a vu pour l’Union bancaire : la Banque centrale européenne qui contrôle la composition des risques au sein des banques, qui, par sa politique collatérale encourage ou décourage les banques d’acheter telle ou telle valeur immobilière, est en même temps sous la tutelle des banques ! C’est un contresens, une contradiction ! Pourtant, la Banque centrale européenne l’a accepté parce que c’est le moyen d’étouffer toute critique de la politique monétaire venant des banques. Aujourd’hui vous ne trouvez plus, sur la place de Francfort, le moindre économiste en chef, la moindre banque qui ose protester contre la politique monétaire de la Banque centrale européenne, tout simplement parce qu’on ne critique pas sa tutelle. Si demain la Banque centrale européenne dit que la Deutsche Bank est exposée à de grands risques et demande une enquête, son directoire saute !
On a créé un monstre. Et lui donner de nouvelles compétences, comme le suggère M. Supiot, rend le monstre encore plus redoutable.
Il est vrai que les milieux politiques et les gouvernements demandent à la BCE de faire ce qu’il faut faire. Ce que la BCE a fait, avec le Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP), répond au souhait des gouvernements italien, français et autres. Ce sont des gouvernements qui pèsent beaucoup et ce non seulement en raison de leur endettement.
Nous sommes en train d’accumuler les risques dus à l’omnipotence de la Banque centrale européenne, ce qui va probablement finir par une catastrophe. Après cette catastrophe, on cherchera un coupable. Qui en est responsable ? Le pays qui n’a pas voulu donner tous les pouvoirs tout de suite à la Banque centrale européenne ? Ou les pays, comme la France, qui étaient en faveur d’une gestion plus « flexible » par Mme Lagarde qui n’a pas de jugement autonome en matière de politique monétaire ? En effet on doit connaître ses conseillers pour savoir ce qu’elle pense, ce qu’elle veut faire. Lors de ses conférences de presse, elle lit les notes qu’on lui a préparées. Ce n’était pas le cas de Mario Draghi qui était un maître !
C’est pour ces raisons que je suis extrêmement hésitant à élargir la compétence de la Banque centrale européenne.
Jean-Pierre Chevènement
Nous avons compris vos arguments, Monsieur le professeur. Vous les avez exposés avec beaucoup de clarté, de manière très pédagogique.
Des sensibilités diverses se sont exprimées. Il y a les tenants d’un ordre plus strict, conforme à l’exigence démocratique mais il y a, en dehors des palais enchantés du droit, l’école qui se réclame de la realpolitik, qui considère que nous sommes placés devant des défis tout à fait considérables qu’on ne relèvera pas en nourrissant le catastrophisme ambiant mais en inventant des chemins nouveaux.
Bien sûr qu’il faut éviter une catastrophe liée à l’excès de puissance incontrôlé d’une banque centrale. Pour autant, inspirons-nous de ce que sont les politiques des banques anglo-saxonnes en tenant compte du fait que nous pâtissons d’une monnaie qui n’est pas adossée à un État. Il faut faire avec et faire en sorte que la « chose européenne » serve les intérêts des peuples européens qui, pour l’essentiel, sont des intérêts communs.
Édouard Husson
Il y a toute une tradition d’analyse à la fois philosophique, historique, politique, de critique de l’extension considérable du pouvoir des banques centrales tout au long du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui. Les étapes sont bien connues. Mais il y a des arguments sur lesquels, comme le dit Jean-Pierre Chevènement, les sensibilités sont différentes. On pourrait faire toute une analyse de l’évolution mondiale en regardant les décisions de la Fed, de la BCE, de la Banque centrale chinoise et tout ce qui se passe à la Banque des règlements internationaux. Il y a là des concertations internationales. Il y a un pouvoir des banques.
Sans vouloir jouer les médiateurs entre les points de vue qui se sont exprimés ce soir, j’aimerais que l’on soit sensible à ce que dit M. Kerber. En effet, pour tous ceux qui aiment les nations, leur souveraineté, le pouvoir incontrôlé des banques centrales n’est pas une bonne chose. C’est même une très mauvaise chose. Sans prétendre du tout réconcilier les points de vue, je pense que c’est quelque chose qu’il faudrait retenir du débat de ce soir.
Jean-Pierre Chevènement
Merci à toutes et à tous.
Merci à vous, Monsieur le professeur.
Merci à Serge Sur, Édouard Husson, Marie-Françoise Bechtel.
C’était un débat très intéressant qui nous a permis d’entrer dans des arguments sur le rôle des banques centrales qui ne sont pas fréquemment exposés sur la place publique ou en tout cas pas sous l’angle qui a été développé ce soir, quelque opinion qu’on en ait.
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[1] Jean Combacau ; Serge Sur, Droit International Public, 9ème édition, éd. Montchrestien, 2010.
Ce manuel traite de l’ensemble des questions essentielles du droit international : éléments de formation et techniques de réalisation, États, organisations internationales, sujets de droit interne, droit des espaces, responsabilité et droit du contentieux, droit de la paix et de la sécurité, etc. Il présente le droit international comme le voient ses deux auteurs : sous les espèces d’une discipline technique exigeante et qui, loin de se cantonner dans la régulation des relations interétatiques, gouverne désormais dans une large mesure les conduites des particuliers. (NDLR)
Le cahier imprimé du colloque « De l’arrêt du 5 mai du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe à la relance budgétaire et monétaire : les chemins d’un leadership européen ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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