La relation franco-allemande et le problème de l’hégémonie en Europe

Note de lecture de l’ouvrage de Georg Blume, Der Frankreich-Blues (Edition Körber, Hambourg, 2017), par Baptiste Petitjean, ancien directeur de la Fondation Res Publica, et Lise Buttin.
Dans Der Frankreich-Blues, Georg Blume dresse le bilan critique des relations franco-allemandes dans la période récente. Il fait tomber un constat lourd : les Allemands ne s’intéressent plus à la France. Les décisions politiques françaises sont déconsidérées à Berlin, où ce sont plutôt la situation de la zone euro et l’évolution du commerce international qui préoccupent. L’auteur lance un appel à la prise de conscience chez ses concitoyens : l’Allemagne et la France doivent surmonter le point bas de leurs relations et, surtout, s’accepter telles qu’elles sont. Telle est la condition de l’équilibre

Si l’Allemagne s’est bien hissée au « sommet de l’Europe », conformément au souhait formulé par Angela Merkel peu de temps après son élection en septembre 2005, quelle est la place de la France sur le Vieux Continent ? Pour les Allemands, les choses sont claires : la France est faible, son économie est en difficulté, son électorat est peu fiable et le pays n’a pas su mener les réformes politiques et sociales qu’il aurait dû réaliser au tournant de l’an 2000. C’est ce terrible consensus qui règne actuellement au sein de l’élite berlinoise, plongée dans ce que l’ancien directeur du bureau parisien de l’hebdomadaire Die Zeit qualifie de « blues français ». « Les Français ne sont rien pour nous » (page 20), rapporte-t-il de l’un de ses entretiens. Il critique cette tendance allemande qui consiste à ne relever que les défauts français, au point de mettre en péril une relation pourtant forte et incontournable. Toutefois, à l’heure où la relation future avec la Grande-Bretagne reste incertaine à la suite du Brexit, dans un contexte où les États-Unis ont décidé de se détourner des affaires de l’Europe, et face à la volonté de puissance du géant chinois, l’entretien de nos relations bilatérales et la poursuite d’une stratégie commune semble nécessaire pour sortir l’Europe du piège de la bipolarité sino-américaine.
 
Que ce soit en philosophie, en littérature ou en politique, le francophile Georg Blume est persuadé que le rôle précurseur des penseurs français, notamment ceux des Lumières, n’est pas éteint. Un passage est consacré à son regret que l’élite berlinoise, frappée d’une forme de présentisme et réticente à la réflexion prospective, ne donne pas suffisamment d’importance au débat intellectuel qui a lieu en France. Ce phénomène a pu être observé dans les premiers mois de la crise du coronavirus, à l’occasion de laquelle les grands discours sur « le monde d’après » ont inondé les journaux français, tandis qu’en Allemagne tout juste pouvait-on lire ici ou là quelques textes sur « le retour à la nouvelle normalité ». L’Allemagne, aussi efficace ait-elle pu être dans la gestion sanitaire de l’épidémie, n’a pas proposé de vision de sortie de crise. Là se situe une tension difficile à dépasser : la France projette sur l’Allemagne une image de pays visionnaire, ce que l’Allemagne se refuse à être. Comment élaborer une manière nouvelle, alternative, française et allemande, d’avancer pour l’Europe ? Et pourquoi penser en termes de rupture alors que les Allemands sont globalement satisfaits de la situation actuelle, à en juger par la cote de popularité d’Angela Merkel qui a grimpé à plus de 80% au plus fort de la crise de la Covid ? La dégradation de la relation transatlantique d’une part, et la montée de la Chine d’autre part, perçue désormais comme une puissance géopolitique et pas seulement comme un marché, peuvent pousser l’Allemagne à voir dans l’Europe une solution pour sortir de l’étau. C’est en général sous la pression des événements et des faits que l’Allemagne bouge, par petits pas. 
 
De nombreux « signaux faibles » se font effet remarquer depuis quelques mois et semblent annoncer un retour géopolitique de l’Allemagne [1]. Parmi les dirigeants politiques, on peut évoquer Michael Roth, ministre adjoint des Affaires étrangères, qui s’est essayé à une réflexion stratégique sur « la souveraineté européenne », reprenant la formule d’Emmanuel Macron en lui donnant plutôt le sens de l’indépendance technologique et du respect des règles commerciales que celui de la puissance [2]. Dès le mois de mars dernier, Norbert Röttgen, président de la commission des Affaires étrangères du Bundestag et candidat à la présidence de la CDU, appelait de ses vœux « une Europe géopolitique » [3]. Mais l’avertissement de Georg Blume reste d’actualité : « L’Allemagne vit avec une fausse image d’elle-même » (page 135), elle domine l’Europe sans en assumer le leadership politique. La France, depuis le milieu des années 80, a certes souhaité un leadership franco-allemand en Europe, mais elle s’est relativement affaiblie depuis trente ans, notamment sur le plan industriel, et elle n’a pas respecté les préceptes ordo-libéraux qui sont au fondement de l’UE aujourd’hui ; sa position de négociation et son poids en Europe se sont, mécaniquement, réduits. Comment sortir de cette impasse ?
 
Georg Blume, en somme, déplore le conflit pour l’hégémonie en Europe que se livrent selon lui l’Allemagne et la France : « C’est le jeu du pouvoir éternel qui prévaut toujours, et ce même entre Paris et Berlin. Ces dernières années en particulier, cela a été honteux – pour les deux parties » (page 39). Les derniers Présidents français et la Chancelière allemande n’ont pas été la hauteur des tandems franco-allemands fondateurs de l’Europe. L’auteur souligne en outre la gestion dure de la crise grecque par le gouvernement allemand, ainsi que l’attitude unilatérale avec laquelle il a déclenché l’Energiewende et traité la crise des réfugiés. Or aujourd’hui Angela Merkel a besoin de l’Europe pour l’avenir de son économie et pour surmonter la crise du coronavirus. Pragmatique, l’Allemagne a pris conscience qu’elle ne pouvait pas laisser le marché intérieur sombrer : en 2019 presque 58 % de ses exportations se sont dirigées vers les pays de l’Union européenne (à 28), et son excédent commercial vis-à-vis des pays de l’Union européenne représente quant à lui 67 % (150 milliards) de son excédent commercial total (223 milliards d’euros). Avec le plan de relance européen, le gouvernement allemand a mis de côté sa politique d’austérité et la règle du « schwarze Null », et soutient maintenant le partage d’une dette commune entre États membres. Cette incohérence de position sur le long terme montre encore une fois la poursuite de l’intérêt national allemand, se confondant ou non, selon le contexte, avec celui de l’Europe.

[1] Cf « Le lent réveil géopolitique de l’Allemagne », Le Monde, Thomas Wieder, 18 août 2020.
[2] Cf « Die Sicherheit unserer Bürger steht auf dem Spiel » (« La sécurité de nos citoyens est en jeu »), Der Spiegel, Michael Roth, 2 août 2020.
[3] Cf « Le temps d’une Europe géopolitique est venu : une réponse allemande à Macron », Le Monde, Norbert Röttgen, 2 mars 2020.

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