Allemagne, un sursaut inattendu

Paradoxalement, la crise économique mondiale engendrée par la pandémie du coronavirus pourrait remettre sur les chemins de la croissance une économie allemande dont le modèle industriel et exportateur porté par son Mittelstand semblait en perte de vitesse. Mais cela ne se fera pas sans un rebond de croissance également chez ses partenaires européens… Par Baptiste Petitjean, directeur de la fondation Res Publica

Avant la crise, on disait le modèle économique allemand à bout de souffle : la croissance du PIB ne s’était élevée qu’à 0,6% en 2019 (contre 1,3% en France), et une plus faible croissance que la France lui était encore promise en 2020. En cause, notamment, une chute de 6,8% de la production industrielle au cours de l’année 2019, résultat d’une déstabilisation du commerce international venue des Etats-Unis, l’Allemagne faisant partie, avec la Chine bien entendu, des pays visés par Donald Trump et désignés comme responsables du déficit commercial américain. Le spectre d’une récession imminente était craint tant par les industriels que par une partie de la classe politique allemande. Mais la crise sanitaire et l’arrêt de l’économie mondiale peuvent remettre l’Allemagne sur les rails, grâce à la structure de son économie et dans la mesure où elle dispose d’une capacité de rebond exceptionnelle par rapport aux autres économies majeures de l’Europe.

En effet, le secteur des services devrait rester à l’écart de la reprise à court terme, or commerce, transport, hôtellerie, restauration, manifestations culturelles, activités récréatives et autres services aux ménages, tous ces services représentent seulement « 20% de la valeur ajoutée totale générée par l’ensemble des branches d’activité en Allemagne », chiffre comparable à la France (moins de 21%) ou au Royaume-Uni (21,2%), mais beaucoup plus faible qu’en Italie (26%) et qu’en Espagne (28,5%). Si l’on se concentre sur le tourisme, on observe par exemple que « les recettes touristiques représentent à peine plus de 2% des exportations allemandes, contre 7,5% en France et en Italie et plus de 16% en Espagne » [1].

D’un autre côté, la part de l’industrie manufacturière dans le PIB allemand est toujours très forte (autour de 22%), contrairement à la France (environ 10%), et constitue un atout majeur dans la sortie de crise, d’autant plus que l’industrie allemande, moins confinée que celle des autres Etats membres de l’UE, a redémarré plus tôt. La spécialisation sectorielle de l’Allemagne pourrait aussi venir au secours de sa marche vers la croissance : l’automobile, en souffrance dans les dernières années en raison du scandale du diesel gate et d’une demande mondiale au ralenti, pourrait tirer avantage de la défiance à l’égard des transports en commun et d’un retour de l’usage du transport individuel que représente la voiture, notamment en Asie et en Amérique du Nord. En outre, le secteur automobile comptait encore pour 16,8% exportations de l’Allemagne en 2019, demeurant ainsi son premier secteur exportateur, devant les machines et produits mécaniques (14,7%) et les produits chimiques (8,9%) [2]. L’Allemagne va pouvoir ensuite s’appuyer sur le positionnement haut de gamme de son industrie (automobile bien entendu, mais aussi machines-outils) et sur la structure spécifique de son tissu productif. Ce sont les TPE-PME qui dominent souvent l’économie au Sud de l’Europe (situation caractéristique de l’Italie par exemple), mais elles sont globalement plus exposées à la crise actuelle en raison de leur sous-capitalisation et de trésoreries moins solides que celles des ETI et des grands groupes. Or grandes entreprises industrielles et Mittelstand sont précisément le point fort de l’Allemagne.

Enfin, l’Allemagne peut compter sur une relance budgétaire nationale d’une ampleur incomparable à celle de ses partenaires européens. En comptabilisant le fond de secours aux grandes entreprises doté à hauteur de 600 milliards d’euros, une augmentation de 357 milliards d’euros des capacités de la banque publique d’investissement allemande KfW (Kreditanstalt für Wiederaufbau) et un stimulus budgétaire supplémentaire de 130 milliards, les mesures prises représentent une enveloppe extra large d’environ 1 100 milliards d’euros en Allemagne. Elle est plus deux fois plus importante que celles de l’Italie ou de la France. L’Allemagne prend ici évidemment appui sur une accumulation d’excédents budgétaires importants dans les années précédentes, les pays du Sud notamment, dont la dette publique se situe au-delà de 100% du PIB, ne disposant pas de telles marges de manœuvre budgétaire. La dette publique de l’Allemagne se situait en 2019 à 60% de son PIB, elle devrait grimper à 75% après les mesures de relance, niveau d’endettement que n’a pas connu la France depuis 2008. Peut-on ainsi proclamer le triomphe de l’ordo-libéralisme allemand ? Peut-être pas…

Comme l’a affirmé le commissaire Européen au Marché intérieur Thierry Breton, « sans le marché unique, les industries allemandes et néerlandaises sont condamnées » [3]. L’Allemagne ne pourra convertir le potentiel évoqué plus haut en véritable rebond que si les Etats membres de l’UE renouent eux aussi avec le chemin de la croissance et continuent d’offrir des débouchés aux produits allemands. En effet, et bien que le commerce extérieur de l’Allemagne se soit restructuré géographiquement – la part des pays tiers dans les exportations de l’Allemagne ayant augmenté depuis 2001, passant de 34,9% à 42,4% –, faut-il rappeler que 57,6% de ses exportations sont dirigées vers le marché intérieur ? La part de l’UE dans les excédents commerciaux allemands est même plus forte puisqu’elle s’élève à 67,2% en 2019. La France et le Royaume-Uni accusent l’une et l’autre un déficit commercial de 40 milliards d’euros vis-à-vis de l’Allemagne, l’Italie souffre quant à elle d’un déficit bilatéral de presque 11 milliards [4] … Bien que la Chine et les Etats-Unis demeurent les principaux partenaires commerciaux de l’Allemagne [5], les tensions commerciales internationales à venir dues à l’intensité croissance de la rivalité sino-américaine pourraient conduire l’Allemagne à renforcer son orientation communautaire sur le plan commercial, comme ce fut le cas pendant la crise financière de 2007 et des années qui suivirent, la part de l’UE dans les excédents dépassant même les 90%, en 2008 et en 2009. C’est dans cette perspective qu’il faut lire l’initiative franco-allemande pour un plan de relance européen, avec notamment la constitution d’un fonds doté de 500 milliards d’euros de dépenses budgétaires de l’UE proposée par Angela Merkel et Emmanuel Macron le 18 mai 2020 [6], dont on peut tout de même s’interroger sur la capacité si ce n’est à réduire mais au moins à ralentir le creusement des inégalités entre les Etats-membres face à la sortie de crise.

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[1] Chiffres extraits de « C’est l’Allemagne qui surmontera mieux les temps difficiles », Xerfi Canal, Alexandre Mirlicourtois, 28 mai 2020
[2] « The main German export product : motor vehicles », Destatis
[3] Interview de Thierry Breton, « Indústrias alemã e holandesa « morrem » sem o Mercado Interno », Expresso, 5 mai 2020
[4] Source : International Trade Center / Destatis, chiffres hors matériel militaire et CAF/FAB, c’est-à-dire intégrant aux valeurs des échanges de biens les coûts relatifs au transport et aux assurances
[5] En 2019, les échanges de biens entre l’Allemagne et la Chine se sont élevés à 205,9 milliards d’euros, entre l’Allemagne et les Etats-Unis à 190 milliards d’euros (à égalité avec les Pays-Bas), « Main trading partners », Destatis.
[6] Site internet de l’Elysée, Initiative franco-allemande pour la relance européenne face à la crise du coronavirus

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