Note de lecture du livre d’Edouard Husson, « Paris-Berlin : la survie de l’Europe » (Gallimard, octobre 2019), par Baptiste Petitjean, directeur de la Fondation Res Publica.
Dans un livre remarquable, un des meilleurs lus depuis longtemps sur l’Allemagne sous la plume d’un germaniste français, s’inscrivant dans la grande tradition des Charles Andler, Edmond Vermeil, etc., Edouard Husson construit une grille de compréhension actualisée de l’Allemagne, ainsi qu’une feuille de route, à la fois théorique et pratique, de la nécessaire réactivation du « deutsch-französische partnerschaft » qui passait autrefois pour le moteur de l’Europe.
Edouard Husson revient sur les erreurs françaises, comme, notamment, le choix par nos élites, bien avant la mise en place de l’euro, d’arrimer le franc au mark, acceptant en contrepartie toutes les contraintes de l’ordo-libéralisme et de ses vertus que l’on pensait pouvoir calquer directement. Cette fascination de la France s’est en fait payée d’une subordination monétaire et d’une politique économique qui correspondait aux structures industrielles de l’Allemagne, pas à celles de la France. Les mêmes élites vivent et rêvent encore aujourd’hui la relance de la construction européenne à partir de nombreux malentendus. Des incompréhensions bien illustrées par l’éditorial d’Annegret Kramp Karrenbauer, alors future ex-successrice désignée d’Angela Merkel, paru dans Die Welt le 10 mars 2019 et largement commenté dans le livre. Elle y développe, assez sèchement, une fin de non-recevoir concernant toute une série de propositions formulées par le Président français dans une tribune parue quelques jours plus tôt dans plusieurs journaux européens : le renforcement de la gouvernance économique européenne, la mutualisation des dettes, l’européanisation de la protection sociale ou du salaire minimum, etc. Emmanuel Macron propose de soutenir la candidature de l’Allemagne à un siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies ; Annegret Kramp Karrenbauer préfère un partage européen du siège français… Un tel échange est révélateur : « La capacité de négociation et de compréhension mutuelle entre Paris et Berlin a drastiquement diminué » (page 23). En effet, en France on parle – de manière assez incantatoire il faut bien le dire – de « souveraineté européenne » et « d’Europe-puissance », on appelle de nos vœux une « Europe de la Défense », l’Allemagne n’en est pas là. Edouard Husson profite de ces différences d’approches pour souligner de manière très enlevée le décalage « entre la puissance, considérable, et la capacité, réduite, de la République fédérale à assumer le leadership de l’Europe. » (page 17). La France attend de l’Allemagne qu’elle joue un rôle que celle-ci ne souhaite pas assumer, comprendre : bien qu’Angela Merkel ait annoncé en 2005 vouloir hisser son pays « au sommet de l’Europe », l’Allemagne aimerait descendre du piédestal que la France a construit pour elle.
Il est fondamental pour nos deux pays de rebâtir un lien sur des bases plus pragmatiques : « la relation entre la France et l’Allemagne mérite mieux qu’un affrontement stérile entre la défense, par Berlin, d’intérêts à courte vue et la croisade de Paris pour un européisme abstrait » (page 363). S’agit-il des conditions de remise en état de fonctionnement du moteur franco-allemand ? On en arrive à la thèse du livre : « La France et l’Allemagne font fausse route lorsqu’elles tendent à nier la diversité européenne, à vouloir uniformiser à outrance les règles et pratiques ; au contraire, les périodes de convergence franco-allemande se produisent lorsque Berlin ne cherche pas à imposer ses normes à l’Europe et quand Paris prend les distances avec le biais centralisateur de son Histoire » (pages 45-46). Au cœur de l’Europe et du Marché commun originel, de part et d’autre de la dorsale européenne (expression préférée par l’auteur à « l’espace rhénan »), berceau et axe de développement du capitalisme européen, la France et l’Allemagne devraient ainsi être en mesure de garantir le dynamisme européen. Dynamisme qui réside dans la diversité, aujourd’hui rompue au profit de sa composante allemande, des nations européennes, notamment celle des modèles économiques se situant le long de la dorsale européenne.
Comment la France pourrait-elle travailler à « rétablir l’équilibre général des forces dans cet espace pour initier un nouveau développement, nécessaire si l’Europe veut tenir son rang dans la mondialisation, de la ‘dorsale européenne’ » (page 333) ? Car on voit bien que nombreux sont les États européens, y compris l’Allemagne, à être « à la recherche d’un nouveau point d’équilibre entre engagement européen et cohésion nationale » (page 359). Edouard Husson suggère deux perspectives principales à explorer. Il met tout d’abord le doigt sur le problème de méthode européenne de la France, aussi immobile qu’inefficace depuis les années 70 : « un dialogue franco-allemand préalable à une négociation européenne marathon dans le cadre d’un conseil européen » (pages 119-120). C’est une méthode de moins en moins utilisée par l’Allemagne qui a peu de considération pour la concertation franco-allemande dans le processus de décision européen, ce qui va avec une attitude de plus en plus solitaire sur certains sujets (l’auteur rappelle tour à tour les positions prises de manière unilatérale, et parfois brutale, d’Angela Merkel au moment de la crise de la dette grecque débutée en 2008, la crise des réfugiés en 2015-2016, ou le choix de sortir du nucléaire après la catastrophe de Fukushima en 2011…). Partant, il convient d’envisager la politique allemande de la France dans un horizon plus large allant au-delà de la simple question de l’organisation de l’Europe, un horizon plus politique qu’institutionnel. Pour cela, Edouard Husson nous montre à quel point l’Allemagne a dû, et doit encore, affronter de nombreux défis qui ont résulté sur un relatif affaiblissement au cours des dernières années : à l’intérieur, une croissance à la peine marquée par un essoufflement de l’effet d’entraînement de son commerce extérieur, la crise des réfugiés, la crise de « l’identité » allemande (pages 47 et suivantes), l’échec de l’Energiewende, la fragmentation politique, ; à l’extérieur la crise de l’euro, la crise ukrainienne, le Brexit, et avec l’arrivée de Donald Trump la remise en cause de la relation privilégiée avec les États-Unis. Précisons que le morcellement politique allemand, avec un paysage politique comptant désormais six partis, a pour conséquence une gouvernabilité de plus en plus délicate à mettre en place. Il est tout aussi impératif de réaliser que l’on devrait gouverner avec l’Allemagne autrement qu’en pensant que le Chancelier est l’équivalent du Président de la République française. Cela passe ensuite par un retour de la géopolitique en Europe : « Paris ne doit jamais s’enfermer dans un dialogue bilatéral avec Berlin. De Gaulle avait raison de penser que la France ne devait pas laisser à la RFA le monopole des relations avec Moscou en Europe. » (page 62). Pour construire l’Europe future, l’amélioration des relations avec la Russie est une exigence pour l’Allemagne et pour la France, et pour celle-ci peut-être encore plus que pour l’Allemagne…
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