Débat final lors du colloque « Quelle recomposition du paysage politique pour la France ? » du mardi 3 décembre 2019.

David Djaïz

Je ne suis pas certain de maîtriser parfaitement la différence entre néolibéralisme et ultralibéralisme. En revanche, la différence entre le néolibéralisme et le libéralisme classique peut être comprise à la lecture d’un texte de Friedman de 1951 : « Neoliberalism and Its prospects » (Le néolibéralisme et ses perspectives) dans lequel il expose que le libéralisme classique a réussi à penser l’individu mais a échoué à penser l’État, que le socialisme a réussi à penser l’État mais a échoué à penser l’individu et que le néolibéralisme a pour fonction de penser l’articulation de l’État et de l’individu. L’État n’est donc pas, comme dans la pensée socialiste, un État redistributif qui intervient dans l’économie et se substitue aux acteurs économiques privés, ce qui est une hérésie, mais c’est un État qui a un rôle juridique extrêmement important : mettre en place ce qu’on appelle Competitive Order, c’est-à-dire un ordre concurrentiel. Cette définition limpide permet de comprendre le rapport complexe du néolibéralisme à l’État qui n’est pas du tout une évacuation de l’État mais au contraire sa reconfiguration profonde : moins de redistribution sociale, plus de sécuritaire, par exemple.

La question du social et du national est fondamentale. Je ne la poserais pas exactement de cette manière. On a lu beaucoup d’analyses qui voulaient présenter les Gilets jaunes comme un phénomène irréductiblement nouveau. J’ai une lecture beaucoup plus triviale. Je pense que c’est un conflit de redistribution. Dans le monde des Trente Glorieuses, par exemple, la progression des gains de productivité permettait une progression des salaires. Les conflits de redistribution étaient réglés dans le dialogue social, dans la négociation entre les syndicats et le patronat dans les entreprises, et se traduisaient, quand ils étaient remportés par les salariés, par des hausses de salaire. Nous sommes entrés dans un monde où, en raison des transformations du capitalisme – que nous n’avons pas le temps d’évoquer – la part des salaires des classes moyennes et des classes populaires dans la valeur ajoutée est globalement bloquée. Ces catégories de la population voient une stagnation démoralisante de leur niveau de vie alors que dans le même temps les coûts de l’immobilier augmentent, le coût de l’essence augmente, le coût des « clopes » augmente et la fiscalité augmente (la dynamique des prélèvements obligatoires n’a pas cessé d’augmenter depuis les années 1980). Les classes populaires et moyennes qui ne peuvent plus se tourner vers leurs syndicats ou vers leurs patrons pour obtenir des hausses de pouvoir d’achat et des hausses de salaire se tournent vers l’État qui devient désormais une instance au centre de l’arène dans la redistribution sociale. Le paradoxe c’est que l’État, moins riche et moins puissant que durant les Trente Glorieuses, se retrouve au centre du conflit de redistribution puisque les salaires ne progressent plus dans les entreprises ou dans la négociation salariale. Résultat : on sort sur les ronds-points, on somme l’État de renoncer à des hausses de taxes et l’État lâche 17 milliards, ce qu’il n’avait jamais fait en vingt ans de conflits syndicaux.

Selon moi, le télescopage qu’indiquait Stéphane Rozès entre la question sociale et la question nationale vient de là. Plus la mondialisation économique s’approfondit, plus il est nécessaire de mettre en place un effort de redistribution nationale. Samuelson, un des plus grands économistes du XXème siècle, l’avait déjà vu quand il écrivait sur le commerce international dans les années 1950. Selon lui, le commerce international, en théorie ricardienne classique, avait l’avantage de permettre la spécialisation mais il devait absolument être accompagné d’une plus grande redistribution nationale car ses effets contrastés sur les classes sociales et sur les territoires accentuaient les polarisations.

Or, non seulement la mondialisation néolibérale a approfondi le commerce international et l’intégration financière, non seulement elle n’a pas augmenté la redistribution mais elle l’a diminuée. Et nous nous retrouvons dans une nouvelle donne mondiale où les conflits sociaux de redistribution sur une base nationale vont se multiplier. Selon moi il n’y a pas énormément de différence entre ce qui s’est passé avec les Gilets jaunes, ce qui se passe au Liban en ce moment et ce qui se passe au Chili. Cela part d’ailleurs à chaque fois de taxes : taxes sur WhatsApp, prix des tickets de métro à Santiago, taxe sur l’essence en France. Ce que Pierre-Noël Giraud a appelé l’errance des conflits économiques, en dehors d’un cadre organisé, syndical etc., va se développer dans les années qui viennent.

Jean-Pierre Chevènement

Merci.

J’essaye de comprendre… Il me semble qu’on ne peut pas renvoyer l’État tel qu’il existait sous les Trente Glorieuses à une espèce d’archaïsme qui ne correspondrait plus à la réalité.

Il est vrai que le néolibéralisme a fait exploser les cadres étatiques et nationaux. On ne peut pas les restaurer uniquement à travers des politiques de redistribution parce que l’État, tel qu’il a existé dans les Trente Glorieuses, représentait une certaine adéquation entre le processus économique et le processus social de redistribution. C’est cassé et je dirai même qu’il ne reste qu’un État redistributif. La Sécurité sociale est quand même un gigantesque appareil de redistribution. Je ne parle pas des grands services publics – telle l’Éducation nationale – qui coûtent quand même un peu d’argent. C’est aussi de la redistribution.

Pour répondre à la question posée par Stéphane Rozès sur l’articulation social-national, on ne peut pas se borner à dire que la nation est une instance qui doit être réhabilitée du point de vue de la redistribution. Je me trompe peut-être, peut-être n’ai-je pas suffisamment bien compris, mais j’ai l’impression que ce n’est pas suffisant.

Je me tourne vers Jérôme Fourquet qui est quand même le grand analyste qui nous a permis de débattre ce soir.

Jérôme Fourquet

Stéphane Rozès m’interrogeait sur l’apparent paradoxe d’une France qui, en même temps, s’archipélise et place en tête du scrutin présidentiel des candidats qui se recentreraient ou se renationaliseraient. Je dirais qu’ils sont dans une approche assez jacobine.

J’ai un petit souci sur la classification concernant Emmanuel Macron qui, le 5 février 2017 déclare : « Il n’y a pas de culture française. Il y a une culture en France. Elle est diverse. » et se présente quelques mois plus tard (15 juin 2017) comme étant adepte de la start-up nation. Je pense qu’il a capté toute une partie des îles de l’archipel français qui sont déjà dans un imaginaire post-national. Certes cela ne suffit pas à justifier le score du candidat Macron au premier tour. Je mentionne au passage qu’il a fait des scores astronomiques parmi les Français de l’étranger, les expatriés, les binationaux pour qui il était typiquement ce candidat du dépassement du cadre national.

Sur l’articulation entre question sociale et question nationale, il s’est dévoilé beaucoup de choses dans le cadre de la crise des Gilets jaunes qui, partie sur une base sociale, a vite pris une tournure nationale. Il est frappant de voir que le seul référentiel historique et politique qu’avaient en commun ces populations qui se sont mobilisées sur les ronds-points était celui de la Révolution française. On a vu très peu de drapeaux rouges, assez peu de références à 1936 ou à mai 1968 mais beaucoup d’allusions à la Révolution française, des Marseillaises entonnées très régulièrement, de très nombreux drapeaux bleu-blanc-rouge, la référence aux cahiers de doléances, parfois – de moins bon goût – des guillotines en carton-pâte voire le rapprochement entre le couple présidentiel et un autre couple qui a très mal fini au moment de la Révolution française. Dans un certain nombre de reportages, des Gilets jaunes se définissaient comme étant « Le peuple », avec toute l’ambiguïté sémantique de ce terme : peuple souverain ? peuple français ? peuple opposé aux élites ou aux monarques ? Nous avons été spectateurs pendant très longtemps, disaient-ils, nous avons enfin le sentiment de faire l’histoire. J’ai l’impression qu’ils se sont sentis investis d’une mission éminemment politique qui renvoyait très profondément à notre histoire nationale, d’où la revendication du fameux référendum d’initiative citoyenne (RIC), mais, plus globalement, la volonté de rentrer par effraction dans le débat politique et de reprendre le contrôle. Comme l’a montré Alexandre Devecchio dans son analyse de la vague populiste, il y a au fondement de tout cela la volonté de reprendre le contrôle, en tant qu’individu sur sa propre vie, mais également en tant que collectif politique sur sa propre destinée. On rappellera que le slogan des Brexiters était « Take Back Control ». Nous sommes en plein dans cette dimension. Derrière tout cela, Jean-Pierre Chevènement aura reconnu la thématique de la souveraineté, souveraineté populaire mais également souveraineté nationale. Dans cette crise des Gilets jaunes, on a vu l’intrication très forte de la question sociale et de la question nationale (thématiques chères à Stéphane Rozès). Cela remontait très loin dans notre histoire qui, même si elle est aujourd’hui moins bien transmise qu’elle a pu l’être par le passé, a laissé quand même des traces y compris dans les catégories les plus modestes et les plus populaires. Au moment où la période historique l’appelle, le référentiel qu’on va puiser est très profond, le dernier soubassement est celui de la Révolution française.

Jean-Pierre Chevènement

Merci Jérôme Fourquet.

Vous remarquerez qu’Emmanuel Macron a repris ce thème de la reprise en main, du « Take Back Control ». Simplement on ne sait plus très bien si l’on parle de la nation ou de l’Europe à travers ce concept très ambivalent et très ambigu de « souveraineté européenne ». Il y a là un flou qui n’a pas été dissipé. Mais j’observe que ce mouvement de reprise en main, de reprise de contrôle, est quelque chose d’assez profond pour que le Président de la République lui-même l’ait repris à son compte.

Stéphane Rozès adressait une question à Jean-Yves Autexier.

Jean-Yves Autexier

Deux citations d’Emmanuel Macron peuvent expliquer que les Français aient vu dans ses propos une réponse à l’archipélisation et espéré qu’il serait la personnalité capable de recoller les morceaux et d’unir un peuple désuni. La première, citée par Stéphane Rozès, était celle où il déclarait avoir compris que le mandat que lui avait confié le peuple français était « d’abord le mandat de la souveraineté de la Nation ». Peut-être vous souvenez-vous aussi du discours prononcé en août 2018 à Bucarest, en Roumanie – dont les journalistes n’avaient retenu que la formule « Les Français n’aiment pas la réforme » – mais où il disait : « C’est un peuple qui déteste (les réformes). Il faut lui expliquer où on va et il faut lui proposer de se transformer en profondeur pour mener un projet plus grand que soi. Se réformer pour ressembler aux autres, pour répondre à un chiffre, à une contrainte… notre pays n’est pas fait ainsi ». En effet, les Français n’aiment pas les réformes imposées sous des contraintes chiffrées fournies par les autres mais veulent une réforme qui s’inscrive dans un grand projet qu’ils partagent et qui les portera plus haut qu’eux-mêmes. Cela m’amène à penser qu’il comprend bien des choses… La déception enregistrée aujourd’hui par les Gilets jaunes et les mouvements sociaux en général vient du décalage entre ces propos initiaux qui ont peut-être donné espoir et une réalité dont Jean-Pierre Chevènement soulignait l’ambiguïté (restaurer la souveraineté de la nation ou de l’Europe ?).

Si on veut reconquérir les couches populaires, nous partageons quand même un héritage qui pourrait être valorisé. À droite, il y a l’héritage du gaullisme jusqu’à Pompidou : on restaure la nation, on l’affirme avec une force inimaginable mais on a le souci social, quand même, et même si chez de Gaulle la question nationale préempte la question sociale. Je me souviens de la ville natale de mon enfance, mon père est militant syndical, on reçoit les mineurs de Decazeville, il y a des mouvements sociaux très forts mais, quand on va voter, on vote gaulliste dans ma ville !

À gauche, il y a l’héritage très fort de Jaurès : les noces du mouvement ouvrier et de la nation. C’est le Front populaire, c’est la Résistance, le CNR. On peut mobiliser plus qu’un imaginaire, on peut mobiliser un héritage qui marie le sentiment national d’appartenance et l’exigence de justice sociale.

Si l’on veut réintégrer les couches populaires, il faut bien sûr leur parler de pouvoir d’achat et de services publics, mais il faut aussi relever une identité nationale blessée, puiser dans l’exigence de souveraineté, souveraineté nationale et souveraineté populaire, et, comme cela a été dit, dans l’idée que la souveraineté permettra de reprendre le contrôle sur notre destin. Il est impératif de lier les deux si on veut vraiment reconquérir les couches populaires. Cela s’adresse aussi bien à la droite, qui a trop souvent oublié la nation, qu’à la gauche, qui a trop souvent oublié le peuple.

Jean-Pierre Chevènement

Pour compléter ce que Jean-Yves Autexier vient de dire en réponse à Stéphane Rozès, j’ajouterai que le social et le national doivent s’articuler sur des temporalités différentes.

La crise des Gilets jaunes s’enracine dans une dérégulation qui, entamée en 1983, s’est traduite rapidement dans le Marché unique, par le traité dit « Acte unique », négocié en 1985, adopté au Parlement en 1987, mis en œuvre à partir de 1990 à travers plus de 300 directives dont la libération des mouvements de capitaux, à l’intérieur de la Communauté européenne mais également vis-à-vis des pays tiers, à l’échelle du Globe.

C’est un processus qui s’inscrit dans le temps. Il me semble qu’on ne peut pas analyser aujourd’hui les Gilets jaunes comme la conséquence de la politique d’Emmanuel Macron. Cela vient de beaucoup plus loin, de beaucoup plus profond. C’est un processus qui travaille la société française depuis assez longtemps.

1983 n’est pas seulement la prise en compte de la réalité du marché mondial ou de la mondialisation, c’est l’acceptation que, justement, à l’échelle mondiale, les multinationales reprennent le dessus, par rapport à la période de crise des années 1960, avec la suspension de la convertibilité-or du dollar, avec le manifeste de la Trilatérale, « La crise de la démocratie. Rapport sur la gouvernabilité des démocraties » (1975). Les États-Unis viennent d’évacuer piteusement Saïgon qui n’était pas encore Ho Chi Minh Ville. Il faut reprendre la main et cela va se faire dans les années 1970 avec les Accords de la Jamaïque, la politique de Volcker en matière de taux et la libération des mouvements de capitaux à l’échelle mondiale qui n’interviendra véritablement que du fait des décisions européennes (l’Europe est alors la plus grande puissance commerciale, devant les États-Unis). Ces décisions ouvrent le champ d’une dérégulation généralisée tout au long des années 1990-2000 (dès 1990 pour ce qui est de la libération des capitaux) avec les délocalisations industrielles. Sans oublier, à l’arrière-plan de tout cela, l’accord passé entre les États-Unis et la Chine de Deng Xiao Ping, l’ouverture de la Chine, les délocalisations…Tout cela a une logique.

Pour être complet et inscrire le raisonnement sur le social et le national dans la longue durée, il faut partir de l’idée que la crise de la nation française s’enracine très loin dans le temps. C’est la Guerre de 1914 qui produit 1940 et la remise en cause du récit national, aujourd’hui complètement perturbé, que personne n’a été capable de rétablir. J’appuie tout à fait ce qu’ont dit Alexandre Devecchio et Stéphane Rozès : il faut faire appel à cette thématique profonde, inscrite dans le temps, si on veut se donner les moyens « énergétiques » de reprendre le dessus. Ce n’est pas un problème que l’on peut traiter de manière purement économique. C’est un problème que l’on doit traiter à la lumière du XXIème siècle, qui vient de la concurrence entre la Chine et les États-Unis, de la place qui sera la nôtre, de la capacité qu’aura la France de structurer un projet adéquat. Mais c’est en prenant appui très loin dans le passé que l’on peut aussi aller très loin dans l’avenir. Sinon, ça ne marche pas. C’est très difficile à faire parce que tout cela doit être pensé. Il faut être très pointu pour comprendre tout cela.

Or je pense qu’Emmanuel Macron est prisonnier d’un appareil politique aux vues assez courtes, l’optimum libéral, l’optimum économique. Outre le fait que l’État garantit le Competitive Order, une croyance portée par Milton Friedman, Hayek, etc., veut que l’équilibre qui va s’établir de soi-même est le meilleur possible, c’est l’optimum. Par conséquent il faut casser tous les obstacles qui s’opposent à la réalisation de l’optimum, à la « maximisation des possibles », comme dit l’un des conseillers d’Emmanuel Macron qui n’engage peut-être pas le Président lui-même… C’est une vision qui est quand même très simpliste, très économiciste et qui oublie que l’histoire humaine est faite de beaucoup d’autres choses.

Dans la salle

Mes remarques s’adressent à Alexandre Devecchio, reprennent ce qu’a dit Stéphane Rozès et s’appuient beaucoup sur un ouvrage de Jérôme Sainte-Marie que vous avez cité : Bloc contre bloc. David Djaïz décrit à juste titre trois blocs : le bloc identitaire de droite, le bloc mondialiste centriste et une espèce de bloc rose et vert, c’est-à-dire social et écologiste.

Mais n’irions-nous pas plutôt vers une bipolarisation totale ?

Aujourd’hui, dans le camp partisan, le Rassemblement National fait office de repoussoir (encore peut-on en douter quand on voit l’excellente prise

d’Andréa Kotarac au niveau de la communication politique pour le Rassemblement National). Comme l’explique Camille de Toledo, cet effet repoussoir a été créé par le trauma de la Seconde Guerre mondiale. L’anthologie de la Guerre est utilisée par les politiques, par Emmanuel Macron. Elle le fut par François Mitterrand (on a parlé du « piège mitterrandien »). Selon certains sondages, plus de la moitié des électeurs de Jean-Luc Mélenchon seraient prêts à voter pour le Rassemblement National, quasiment deux sur trois pensent qu’il y a trop d’immigrés. À l’inverse, une branche plus centriste qui a voté Emmanuel Macron en 2017, qui s’est rangée chez Yannick Jadot en 2022, pourrait revenir, attirée par le nouveau piège mitterrandien tendu par Emmanuel Macron qui va brandir le cadavre d’Hitler comme un épouvantail pour inciter ces braves écologistes à voter pour lui pour faire barrage à Marine Le Pen. Mais l’effet repoussoir d’un RN diabolisé est-il encore opérant dans les classes populaires qui ne votent pas ?

Ceci dessine une bipolarisation avec une course en tête qui pourrait entraîner une victoire de Marine Le Pen plus tôt qu’on ne le croit.

Alexandre Devecchio

Allons-nous vers une victoire de Marine Le Pen plus tôt qu’on ne le croit ? La diabolisation est-elle dépassée dans le peuple ? Je pense effectivement que l’analogie avec les années 1930, l’hitlérisation de Marine Le Pen, ne fonctionne plus. Il subsiste peut-être un « plafond de verre » lié à l’attachement à une certaine tradition politique de générations qui ne veulent pas s’inscrire dans un parti qui a eu cette histoire-là. Le deuxième plafond de verre est plutôt un plafond de crédibilité. Dans le débat de l’entre-deux tours, Marine Le Pen a quand même étalé une forme de médiocrité qui fait repoussoir. Mais je crois que la diabolisation ne suffira pas cette fois-ci à lui faire obstacle et, s’il n’a que cette carte dans sa manche, Emmanuel Macron peut gagner à l’arraché mais on ira par la suite vers une crise démocratique immense.

Dans la salle

N’y a-t-il pas une certaine hypocrisie des politiques qui, lorsqu’ils se présentent aux suffrages des Français, cachent leur future impuissance ? Ils savent très bien en effet qu’une fois arrivés au pouvoir ils seront complètement englués dans toute une série d’accords internationaux, européens ou autres (CETA, etc.) dont ils pourront très difficilement sortir. Mais s’ils le disaient à l’avance, cela leur enlèverait toute crédibilité, d’autant plus que même en essayant de rêver à une espèce d’indépendance européenne, on sait très bien qu’aujourd’hui on n’a pas d’indépendance énergétique, on n’a pas d’armée européenne (nous sommes loin du jour où les Allemands seront prêts à envoyer des gens se faire ruer au Mali).

Même si l’Europe était unie, même si l’Europe pouvait décider, elle fait face aux États-Unis, qui sont ce qu’ils sont, mais surtout à la Chine et à la Russie, des puissances qui, elles, ont une vision à long terme. On vient d’apprendre que la Russie, premier exportateur de gaz naturel du monde, et son géant Gazprom vont inaugurer ces prochaines semaines trois gazoducs majeurs ralliant la Chine, l’Allemagne et la Turquie. Cela laisse mal augurer ce que pourrait faire une nation européenne qui se voudrait indépendante compte tenu de son émiettement et face aux géants auxquels elle est confrontée.

Les politiques savent très bien tout cela. N’y a-t-il pas une certaine hypocrisie à se présenter aux suffrages des Français en promettant que demain « on rase gratis » ? et grâce à moi… pour trouver un emploi, etc. ?

Jean-Pierre Chevènement

Je vais essayer de vous répondre.

La politique, ce n’est pas une explication que l’on met ensuite en pratique. C’est beaucoup plus compliqué. C’est bien entendu un paysage que l’on campe, ce sont des ressorts que l’on met en action. Mais ensuite tout est dans le doigté, dans le pragmatisme, dans la manière d’enchaîner les choses. Peut-on imaginer un « Frexit » ? Et après ? On voit bien qu’il faut procéder de manière beaucoup plus habile pour essayer de modifier les équilibres à l’intérieur de l’Europe telle qu’elle a été décrite, notamment par le sociologue allemand Wolfgang Streeck qui a parlé d’un « empire libéral hiérarchisé », à mon avis la meilleure définition que l’on peut donner de l’Europe telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, telle qu’on sait que les décisions se prennent au Conseil européen par une forme de consensus qui n’est que la crainte de la majorité de ne pas être la majorité. En réalité, il n’y a pas de vote au Conseil européen, ou très peu. Le président se contente de demander : Y a-t-il une opposition qui se manifeste ? Personne ne se manifeste, si ce n’est, parfois, par une réserve qui sera portée au procès-verbal… C’est une machine qui a sa propre autonomie de fonctionnement. Et tel que cela fonctionne, selon Wolfgang Streeck, plus on est près du centre – c’est-à-dire de l’Allemagne – moins on a de souveraineté et plus on a de pouvoir… En réalité l’Allemagne s’arrange pour avoir à la fois la souveraineté et le pouvoir. Et la France, qui est quand même la caution de l’ensemble (il faut bien que l’Europe soit représentée par au moins deux pays et la France est quand même le deuxième pays par ordre d’importance) accorde sa caution. C’est ce qu’a fait M. Sarkozy, c’est ce qu’a fait M. Hollande. Rappelez-vous le TSCG, le traité budgétaire européen, l’un l’a signé, l’autre l’a ratifié sans l’avoir modifié. Je pourrais remonter très loin dans l’histoire de la construction européenne pour vous préciser la manière dont les choses ont marché. Mais cela tient aussi au fait que nous avons accepté de jouer ce rôle, en tout cas depuis une trentaine d’années, depuis que la réunification de l’Allemagne et l’élargissement de l’Europe à l’Est ont fait que l’Europe est aujourd’hui plutôt germano-centrée alors qu’elle avait été francocentrée de 1950 jusqu’à 1988-89. L’Allemagne ayant la politique que nous connaissons, il est très difficile d’agir dans un cadre comme celui-là. Sur quoi s’appuyer ? Comment sortir de cette fondrière ? C’est un problème difficile. Il faut un très grand homme d’État, avec beaucoup de volonté… et de doigté.

Dans la salle

Vous nous avez parlé d’imaginaire et de projet.

Comment les hommes d’État peuvent-ils aujourd’hui présenter un projet aux électeurs français ? Après la reconstruction de la France qui suivit la Seconde Guerre mondiale, il y eut la période des Trente Glorieuses et l’intégration de la France dans l’Europe. Aujourd’hui, il semble que la France n’a plus de projet, même si le candidat Macron a crié : « C’est notre projet » dans les meetings.

Comment aujourd’hui proposer aux Français quelque chose qui s’inscrive dans leur imaginaire ?

Jean-Pierre Chevènement

Il est très tard pour bien vous répondre.

Je dirai simplement que seul le projet d’une Grande Europe de Lisbonne à Vladivostok me paraît être en mesure de nous permettre d’affronter les immenses défis qui sont devant nous et dont le peuple français a obscurément conscience. Il sent qu’il n’y a pas de réponse adaptée. Je pense pour ma part que c’est dans cette direction-là qu’il faut chercher. C’est d’une certaine manière ce que fait Emmanuel Macron en révisant la politique vis-à-vis de la Russie menée par son prédécesseur qu’il a lui-même fait évoluer très lentement d’abord puis d’une manière beaucoup plus rapide. Une conférence en « format Normandie » [1] sur la crise en Ukraine aura lieu le 9 décembre prochain [2]. C’est quand même le gros problème qui, en Europe, obstrue l’horizon. Ce conflit « gelé », qui peut se rallumer très facilement, perturbe évidemment tout projet d’architecture européenne de sécurité, qui est la base même d’une union de la Grande Europe pour faire face aux immenses problèmes que je n’ai pas le temps ni par conséquent l’intention de détailler plus avant.

Merci à toutes et à tous.

—–

[1] Les sommets au format « Normandie », en référence à la région française où les dirigeants des quatre pays (France, Russie, Allemagne, Ukraine) s’étaient retrouvés pour la première fois en 2014, ne s’étaient plus tenus depuis 2016.
[2] À l’issue de cette conférence, les chefs d’État russe et français se sont félicités de discussions qui « ont permis d’avancer sur des points cruciaux pour le processus de paix en Ukraine. » Un nouveau sommet est prévu dans quatre mois pour tenter de surmonter les différends qui subsistent. Toutefois, quelques jours après ce sommet, les dirigeants de l’Union européenne ont pris la décision, au cours d’un sommet européen à Bruxelles, de prolonger de six mois supplémentaires les sanctions économiques décidées en 2014 contre la Russie après l’annexion de la Crimée.

Le cahier imprimé du colloque « Quelle recomposition du paysage politique pour la France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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