Intervention de Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, lors du colloque « Quelle recomposition géopolitique du capitalisme ? » du mardi 5 novembre 2019.

Mesdames,
Messieurs,
Chers amis,

J’ai le plaisir d’ouvrir ce colloque dont je veux d’abord saluer les intervenants présents à cette table.

Nous sommes heureux d’accueillir l’historien britannique très connu qu’est M. Perry Anderson, dont j’ai particulièrement apprécié le livre intitulé La Pensée tiède [1], description de l’univers intellectuel français d’aujourd’hui. M. Jean-Baptiste Barfety, haut fonctionnaire, est le rapporteur du rapport sur l’entreprise dont l’auteur, M. Jean-Dominique Senard, Président-directeur général de Renault-Nissan, ancien PDG de Michelin, a bien voulu distraire une partie de son temps pour participer à ce colloque. Enfin, M. Alain Supiot, Professeur émérite au Collège de France que chacun connaît et apprécie comme éminent juriste et philosophe en matière sociale.

« Quelle recomposition géopolitique du capitalisme ? »

Pourquoi ce titre un peu mystérieux ?

Tout simplement parce que les mutations du capitalisme documentées depuis près de quarante ans, passage d’un capitalisme fordiste à un capitalisme financier mondialisé, ne peuvent être séparées des mutations géopolitiques et du conflit d’hégémonie qui pointe à l’horizon. En effet, nous avons assisté à une modification très profonde de la géographie industrielle, de la géographie économique et de la géographie politique du monde, bref de la géopolitique. La Chine, qui représentait moins de 5 % du PIB mondial, en représente aujourd’hui 18 %. Ce PIB devance désormais celui des États-Unis en parité de pouvoir d’achat puisqu’il atteint 23 000 milliards de dollars (contre 19 300 milliards de dollars pour le PIB américain). Cette tendance a un caractère structurel, les Chinois sont très nombreux, plus nombreux que les Américains, et leur PIB croît deux fois plus vite.

Voilà une mutation très importante. Quarante ans de libre-échange dont l’épisode inaugural a été l’ouverture de la Chine de Deng Xiao Ping aux multinationales américaines. On se souvient des contacts pris à l’époque par M. Kissinger au nom de M. Nixon, du voyage de celui-ci à Pékin suivi d’autres présidents américains. Cet accord fondamental, qui correspond à l’ultime phase de la Guerre froide et qui avait d’ailleurs contribué à isoler l’URSS finissante, a généré l’ouverture de la Chine et des pays à bas coûts aux entreprises occidentales et a provoqué un gigantesque mouvement de transferts, de délocalisations industrielles.

Les effets de la globalisation sont connus : croissance bien sûr mais croissance inégale, multiplication des fractures de tous ordres, économiques, sociales, territoriales, géographiques, générationnelles. Elle s’est traduite surtout, selon la thèse de l’économiste Branko Milanovic, par une dégradation relative du niveau de vie des couches moyennes basses des vieux pays industrialisés tandis que la pauvreté régressait fortement en Asie, notamment en Chine, mais aussi dans d’autres pays sortis du sous-développement ou en voie d’en sortir (Vietnam, Indonésie, Inde).

Le creusement des déficits américains et la réaction néoprotectionniste de Donald Trump vis-à-vis de la Chine mais aussi du Mexique, du Canada et de l’Europe peuvent s’expliquer, surtout vis-à-vis de la Chine par l’ampleur du déséquilibre. En effet, si le déficit américain vis-à-vis de l’Europe est relativement faible (moins d’une centaine de milliards de dollars), il atteint vis-à-vis de la Chine 350 milliards de dollars, près de la moitié du déficit américain qui culmine à 800 milliards de dollars.

Il est compréhensible qu’après quarante ans d’ouverture un certain nombre de gens se posent des questions. Donald Trump ne fait d’ailleurs que prolonger des mouvements déjà apparus sous Obama : le « pivot » vers la Chine, vers l’Asie Pacifique est intervenu en 2010. Mais Donald Trump utilise des méthodes beaucoup plus brutales : taxation, guerre commerciale et technologique. Cela fait partie de notre horizon, autant le savoir. D’autant que (c’est un point sur lequel Perry Anderson ne sera peut-être pas d’accord avec moi) le « Trumpisme » survivra certainement dans certaines de ses modalités à Donald Trump, même si celui-ci est battu en 2020, ce que personne ne peut savoir.

Ce que je veux marquer c’est le lien entre la mondialisation du capitalisme et le problème du maintien de l’hégémonie américaine. Le mode de production capitaliste, depuis qu’il s’est étendu à la planète, a besoin d’un patron : hier, au XIXème siècle, la Grande-Bretagne, aujourd’hui, depuis 1945, les États-Unis, et demain ? On voit monter à l’horizon une nouvelle bipolarité. Cela est-il gérable ? D’où le titre de ce colloque.

Parmi les conséquences de la globalisation je note l’accélération des flux migratoires à l’échelle régionale et mondiale et le développement des crises identitaires. Aux nationalismes fréquents dans les pays émergents et à l’islamisme dans le monde musulman répondent les réactions dites « populistes », souvent à forte connotation identitaire dans les anciens pays industrialisés.

Cependant – et ce point de vue pourrait être débattu – le capitalisme paraît poursuivre son extension planétaire en s’étendant aujourd’hui à de nouveaux secteurs. L’ubérisation de la société progresse, la « marchandisation » s’étend à de nouveaux champs : les loisirs, la culture, un mode de vie de plus en plus monétarisé. Il est loin le petit village qui figurait sur l’affiche emblématique de la campagne présidentielle de François Mitterrand en 1981, « la force tranquille ». Nous sommes rentrés dans un univers assez différent. Et puis sont apparus les GAFA qui permettent à un segment étroit de la chaîne de valeur de s’approprier une part conséquente de la valeur ajoutée. Airbnb ou Booking.com, par exemple, ne sont pas propriétaires des hébergements mais ils finissent par prélever une marge non négligeable des revenus hôteliers.

L’obsession du libre-échange fait apparaître un coût de la globalisation dont on peut se demander s’il ne devient pas supérieur à ses gains. On voit par exemple que la productivité stagne, que le commerce mondial ne progresse plus aussi vite. Enfin, l’épargne mondiale se dirige vers le comblement du déficit américain. Ce n’est pas une allocation optimale du capital qui est en principe le résultat de la libération des mouvements de capitaux à l’échelle mondiale. Cela veut dire que les règles du jeu sont quelque peu biaisées.

La croissance des inégalités, les fractures que j’ai évoquées, les investissements publics défaillants, même dans des pays très avancés comme l’Allemagne, la lutte contre le réchauffement climatique qui implique la mobilisation d’énormes moyens (si tant est que l’on sache exactement ce dont on parle), ces excès de la globalisation, de plus en plus ressentis, et la crise de sens à laquelle aboutit la marchandisation du travail dont M. Supiot et M. Anderson nous parleront, révèlent que le mode de production capitaliste – dont on ne voit pas l’alternative à l’horizon – a besoin de se réformer, ne serait-ce que pour survivre.

C’est ce qu’explique, si j’ai bien compris, le rapport [2] dû à M. Senard et à Mme Notat qui suggère de donner aux entreprises une raison d’être ou du moins de les amener à y réfléchir pour dépasser l’horizon du seul profit, la règle du jeu bien connue de l’acquisition de la valeur par l’actionnaire. Je me souviens avoir fait applaudir la critique de ce capitalisme financier en 2001 lors d’une université d’été du MEDEF consacrée à « la création de valeur » par les petits patrons qui n’étaient pas si favorables que cela à l’acquisition maximale de la valeur par l’actionnaire (ce qu’Alain Minc appelait le « capitalisme patrimonial », à l’époque de la « mondialisation heureuse »).

Un mode de production, pour survivre, a besoin de se transformer.

Comment ?

Y a-t-il un avenir aux politiques de relocalisation ? J’ai entendu le président Trump dire qu’il « ordonnait » aux entreprises américaines de venir s’installer à nouveau sur le sol américain. Jamais François Mitterrand n’aurait osé dire cela, me suis-je dit. D’ailleurs il ne le pensait pas. Moi-même qui le pensais un peu quand, ministre de l’Industrie, je souhaitais freiner les délocalisations, je n’aurais pas osé m’exprimer de cette façon. Mais Donald Trump s’exprime d’une manière brutale. Cette politique a-t-elle un avenir ? C’est une question qu’on peut se poser.

Il y a les mutations technologiques que nous affrontons : voiture électrique, révolution numérique, transformations inspirées par l’écologie scientifiquement définie.

Quid aussi de la lutte contre les inégalités liées au système, quid des problèmes de l’immigration associés à des crises identitaires et à des phénomènes de non intégration ? En effet, l’immigration ne pose pas de problème si elle débouche sur une bonne intégration.

Je crois que ces problèmes peuvent être résolus, dans un esprit coopératif, comme le dira sans doute M. Supiot, avec un esprit de solidarité qui devrait être développé à l’échelle du monde, non seulement entre l’Ouest et l’Est mais entre le Nord et le Sud.

Est-ce possible ? Peut-on y parvenir ? C’est le rôle de la politique. Et quand la politique est défaillante, ça se traduit toujours par des catastrophes.

Je donne la parole à M. le professeur Supiot.

—–

[1] La Pensée tiède. Un regard critique sur la culture française, par Perry Anderson (publié à l’automne 2004 dans la prestigieuse London Review of Books et traduit de l’anglais par William Olivier Desmond). Suivi de La Pensée réchauffée, par Pierre Nora. Ed. du Seuil, 2005.
[2] « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », rapport remis le 9 mars 2018 aux ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Économie et des Finances, du Travail.

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