Débat final lors du colloque « Quelle recomposition géopolitique du capitalisme ? » du mardi 5 novembre 2019.
Merci, Monsieur le professeur.
Perry Anderson vient de nous apporter une démonstration de sa qualité de professeur (il a enseigné à l’Université de Californie, à Los Angeles) avec cette fresque historique très éclairante montrant qu’une bonne connaissance des trente dernières années depuis la chute du Mur et la fin du communisme permettait aussi de mieux se projeter dans l’avenir.
Vous avez parlé de l’après-Trump. Mais Donald Trump n’est pas encore parti. Néanmoins vous avez montré que la politique de B. Obama, en maints domaines, préfigurait celle de D. Trump, que la différence était en partie cosmétique et que cette politique avait des raisons profondes, notamment la Chine. Vous avez parlé des « raisons structurelles » qui font que désormais il y aura au sein du capitalisme, même planétaire, un affrontement entre les États-Unis et la Chine. Par conséquent on peut se demander, toujours à propos de la recomposition géopolitique du capitalisme, si nous n’allons pas nous diriger vers une forme de capitalisme régionalisé ou partiellement régionalisé. La « cool war » dont vous avez parlé ne conduira-t-elle pas à des relocalisations, à une organisation des entreprises davantage centrée sur les États-Unis, la Chine et peut-être l’Europe, si l’Europe est capable d’exister politiquement et de manifester un esprit qui la fasse considérer (je crois beaucoup à la puissance des idées) ?
D’où la question que je pose à tous les intervenants : comment voyez-vous l’avenir du capitalisme dans le contexte de cette opposition structurelle entre les États-Unis et la Chine ? Je rappelle que le budget militaire chinois a dépassé 200 milliards et s’approche de 300 milliards. Les États-Unis ont un budget militaire de 600 à 700 milliards. Curieusement c’est la chute de l’URSS qui entraîne le bond de ce budget militaire, vérifiant ainsi la thèse que j’ai développée par ailleurs, que le capitalisme a toujours besoin d’un « hégémon ». C’était la Grande-Bretagne au XIXème siècle, ce sont les États-Unis au XXème et au début du XXIème siècle. Mais quand cet « hégémon » était menacé hier par le Deuxième Reich allemand, l’Angleterre s’était réveillée très tard puisque l’Entente cordiale ne date que de 1904. Et les États-Unis ont mis presque quarante ans pour s’apercevoir de la fulgurante montée de la Chine qui a les ressources pour dépasser les États-Unis. Qui dit PIB croissant dit budget croissant, donc un budget de la Défense qui peut croître aussi très rapidement. Et on sait que les Chinois, qui ont fait un énorme effort dans le domaine de la recherche et de la technologie, maîtrisent très largement les technologies de l’avenir. On peut donc penser que cette rivalité va aboutir à une relocalisation, en tout cas aux États-Unis, et peut-être en Europe, de certaines entreprises. Ne serait-ce pas l’intérêt des entreprises de tenir compte de cette nouvelle géopolitique du monde et de corriger ce que cette espèce de basculement de l’industrie planétaire a pu avoir d’excessif ? Ne va-t-on pas s’orienter à nouveau vers une certaine réindustrialisation de pays européens qui avaient cru que leur avenir était totalement dans les services ? C’était le choix de nos élites dirigeantes. Mais ce choix ne va-t-il pas devoir être corrigé ?
L’évolution du travail et de l’entreprise a été au cœur de l’exposé de M. Supiot mais aussi de M. Senard et de M.Barfety. Tout cela ne va-t-il pas aussi changer ?
Perry Anderson
Je pense en effet qu’un degré significatif de réorganisation du capital des entreprises est quasiment certain dans la période qui vient.
Jean-Dominique Senard
On le voit déjà se dessiner. Deux facteurs jouent :
Le premier est celui que vous avez tous parfaitement exposé : les évolutions géopolitiques et leurs conséquences. La guerre commerciale dont vous avez parlé a déjà conduit à des réflexions sur ce thème parce que la fermeture des frontières et les obstacles mis aux échanges internationaux ont déjà largement influé sur le commerce international lui-même, suscitant des réflexions stratégiques en amont sur la manière de faire face à cette situation. En effet tout cela prend du temps. Si, quand on se projette à dix ans, on voit un monde complètement refermé par différents pôles régionaux il est évident que la stratégie d’entreprise devra évoluer.
Un deuxième aspect joue, celui de la révolution digitale et numérique (intelligence artificielle etc.) qui conduit à envisager l’installation dans nos vieux pays de nouveaux modèles industriels que l’on n’imaginait pas il y a encore quelques années. Un exemple : j’ai eu la joie d’installer à Clermont-Ferrand une belle entreprise française, Fives Michelin Additive Solutions, qui fabrique des machines imprimantes 3D métal, une technologie (fabrication additive métallique) absolument extraordinaire, fondamentalement basée sur le digital et le numérique, qui a entraîné la création de 300 emplois sur notre site de Clermont-Ferrand. Qui aurait pu imaginer une telle chose il y a cinq ans ? Cet exemple très symbolique ramène au point précédent : si nous devons faire face à une régionalisation du capitalisme, la reconcentration régionale de la production sera aidée par la révolution numérique en cours.
Jean-Pierre Chevènement
Le développement de la voiture électrique ne nous renvoie-t-il pas au problème du quasi-monopole chinois des batteries ?
Jean-Dominique Senard
Mais bien entendu. Par une forme de faiblesse ou de naïveté, nous avons laissé faire. La confrontation des deux capitalismes américain et chinois a eu des conséquences absolument majeures. La Chine a gagné la bataille des panneaux solaires, ruinant quelques entreprises européennes au passage. Elle a aussi gagné, avec la Corée, la bataille des batteries. Si nous voulons regagner un peu de souveraineté en Europe, la seule bataille que nous pouvons mener est un grand programme de recherche sur la batterie solide, une technologie qui n’est pas encore maîtrisée par l’Asie mais ne va pas tarder à l’être, si l’on n’y prend garde, compte-tenu des montants colossaux investis par l’État chinois dans ces recherches. Si l’Europe reste à la traîne sur ce sujet nous perdrons la bataille de la deuxième génération de batteries. Il en est de même pour l’hydrogène. Je rêve d’un grand programme européen sur la production d’hydrogène décarboné par électrolyse. Ce sont des technologies que nous connaissons mais qui nécessitent d’immenses investissements de recherche et de développement. Un grand programme européen dans ce domaine serait à mon avis un signal formidable de reconquête de souveraineté. Si nous ne le faisons pas, nous dépendrons de technologies qui sont aujourd’hui mises en œuvre en Asie, voire aux États-Unis. CQFD.
Jean-Pierre Chevènement
Je me tourne vers le Professeur Supiot, non sans avoir rappelé que depuis 1999 nous avons créé à Belfort un laboratoire sur la pile à combustible, la pile à hydrogène.
Monsieur le professeur, vous avez certainement à nous faire part de votre sentiment par rapport à ce qu’ont exposé M. Senard et M. Barfety.
Alain Supiot
Ce qui me frappe dans la fresque géopolitique que nous a magistralement brossée Perry Anderson, ce sont les formes par lesquelles s’exprime aujourd’hui l’hégémonie américaine. L’imaginaire cybernétique d’une gouvernance par les nombres dont il nous a été donné quelques exemples – avec des logiciels qui désormais sanctionnent automatiquement (donc « objectivement », puisque ce sont des machines !) – engendre une résurgence des liens d’allégeance, c’est-à-dire d’une forme d’organisation dans laquelle les relations humaines n’étant plus placées sous l’égide d’une loi égale pour tous et respectée par tous, s’organisent en réseaux de dépendance, au sein desquels chacun cherche la protection de plus fort que soi ou le soutien de moins fort que soi. Cela vaut aussi bien pour le gamin de banlieue qui fait le guet pour le compte de ses aînés trafiquant de la drogue que pour une entreprise sous-traitante dépendant de son donneur d’ordres ou pour un État se soumettant aux consignes du FMI, de l’UE ou de la puissance impériale américaine.
L’application extraterritoriale aux entreprises européennes du droit américain évoquée par M. Barfety est une excellente illustration de cet effacement du règne de la loi sur un territoire donné au profit d’un lien d’allégeance. On demande à Alstom de mettre un genou à terre, en reconnaissant ses fautes dans un statement of facts qui entérine la version du Parquet américain, une sorte de confession sur laquelle elle ne pourra pas revenir, de payer une amende pour racheter ses fautes et enfin d’admettre dans ses rangs un independant monitor, sorte de directeur de conscience auquel elle doit livrer tous ses secrets et qui veillera à ce qu’elle se mette en conformité (en anglais compliance) à des normes de fonctionnement prévenant la répétition de ces fautes. On retrouve la même structure du lien d’allégeance dans la pratique aujourd’hui généralisée par le management des entretiens d’évaluation individuelle des salariés (Je n’ai pas atteint mes objectifs… je demande pardon mais je m’engage pour la suite…).
Dans les rapports entre États la mise au pas fonctionne sur le même principe. Pour l’Union européenne, le moment de vérité de son indépendance à l’égard des États-Unis est intervenu lorsque le Président Trump a dénoncé l’accord nucléaire avec l’Iran. C’était un test de la capacité européenne de s’affirmer comme une réelle puissance politique et économique face aux menaces de représailles pour les entreprises qui continueraient de commercer avec l’Iran. L’Union européenne aurait eu quelques moyens de le faire. Un parquet européen, conçu sur le modèle américain pourrait très bien dire par exemple à Goldmann-Sachs : j’ai appris (sans avoir besoin de la NSA) que vous avez contribué au maquillage des comptes de la Grèce pour permettre son entrée dans la zone euro, ce qui a coûté beaucoup d’argent au contribuable européen. Il va donc falloir confesser vos fautes, nous payer une amende colossale et accepter la présence en votre sein d’un independant monitor ayant accès à tous vos comptes et vos secrets. Faute de quoi vous serez banni du marché européen ! Ce serait une riposte juridiquement possible à laquelle on ne semble pas avoir songé. Il est vrai le président de la BCE, M. Draghi, était vice-président pour l’Europe de Goldman Sachs à l’époque où ce maquillage des comptes grecs est intervenu et que José Barroso s’est mis au service de Goldman Sachs aussitôt déchu son mandat de président de la Commission européenne.
Donc ce qui est en jeu ce sont des techniques d’allégeance. Aux étudiants cherchant à comprendre les ressorts de la vie politique contemporaine, mieux vaut conseiller la lecture des ouvrages de droit féodal plutôt que les manuels de droit administratif. On y comprend pourquoi un vassal avait intérêt à servir plusieurs suzerains plutôt qu’un seul (ce qui a conduit à l’invention de l’hommage lige [1], pour régler les cas de conflit entre les suzerains). De même aujourd’hui les entreprises sous-traitantes ont intérêt à avoir plusieurs donneurs d’ordres. Et on a vu, au moment de la crise grecque, les dirigeants de ce pays tentés de se tourner vers les Russes, ce qu’auraient justifié les liens historiques et culturels très forts avec le monde orthodoxe.
Tout cela donne du crédit à ce qu’a évoqué Perry Anderson.
Cette dynamique des liens d’allégeance éclaire les tensions internes propres à chaque pays. J’ai dit que le cas chinois reproduit ce qui a été le modèle du contrat de travail des Trente Glorieuses (une augmentation régulière du pouvoir d’achat en échange de la docilité). C’est le pacte fordiste transposé à l’échelle du pays le plus peuplé du monde. Jusqu’à quand va-t-il fonctionner en Chine ? Il y a des tensions, comme on le voit à Hongkong ; les problèmes d’environnement sont massifs et sources de tensions. Aux États-Unis, on constate l’explosion des inégalités et on ne peut pas dire que la société américaine soit actuellement une société apaisée. Il faut prêter attention à ces tensions internes. Le « management par la peur » (selon l’expression employée par la Cour de cassation dans un arrêt de décembre 2017) a remplacé la promesse d’enrichissement du modèle fordiste. Mais il est condamné à rencontrer ses limites.
Ainsi, comme l’a bien montré Jacques Rigaudiat, de la Cour des comptes, dans un petit livre très documenté [2], l’entretien délibéré de la dette sociale est aujourd’hui un moyen de maintenir la pression dans le sens du démantèlement progressif de l’État social. On en trouve un exemple dans un vote tout récent de l’Assemblée nationale, ayant pour objet de faire porter par le budget de la Sécurité sociale la facture des milliards distribués pour tenter de calmer la révolte des Gilets jaunes. Un tel tour de passe-passe financier est en rupture totale avec le pacte de 1945. Jusqu’à présent, le budget de l’État et le budget de la Sécurité sociale étaient absolument distincts. Mais cette manœuvre, en creusant artificiellement le déficit de la Sécurité sociale, va permettre de justifier la continuation de plans d’économies (dans le contexte hospitalier que nous connaissons) et la baisse massive du niveau des pensions de retraites par répartition, ouvrant au développement des fonds de retraite par capitalisation, selon un schéma recommandé. Ce management par la peur a des limites : il y a un moment où l’on peut avoir les gens dans la rue, des débordements violents, qui entraînent à leur tour une montée de la violence policière et de l’autoritarisme. C’est pourquoi j’ai évoqué à plusieurs reprises l’analyse de K. Polanyi sur la montée des fascismes. En effet l’autre carte qui peut être jouée par le capitalisme est la mise en place de régimes autoritaires, voire dictatoriaux.
Pour aller dans le sens de ce qu’a dit M. Senard sur la question de la responsabilité j’évoquerai mon expérience au sein de la Commission mondiale sur l’avenir du travail, où j’ai échoué à faire aborder la question à mes yeux décisive d’un nouveau régime juridique des responsabilités à cette échelle mondiale :
La fin de la Seconde Guerre mondiale avait vu un sursaut « dogmatique » qui, en réaction aux idéologies scientistes de dictatures se référant à de prétendues lois immanentes de la race ou de l’histoire, avait consisté à rappeler que l’être humain peut être maître de sa destinée en affirmant un certain nombre de principes, au premier rang desquels le principe de dignité. Mais ce sursaut dogmatique s’est principalement traduit par une logique d’attribution de droits individuels. On distribue des droits comme on distribue des pistolets et que le meilleur gagne ! Face à cette logique, la révolution technologique et le péril écologique nous intiment le devoir d’activer le principe de responsabilité. L’État social qui, à la fin du XIXème siècle, a été la réponse démocratique au capitalisme de l’époque, est né d’une révolution du droit de la responsabilité. Aujourd’hui nous avons besoin d’une redéfinition de ce principe de responsabilité, qui s’exprimerait dans une déclaration universelle des responsabilités, articulant celles des États, des organisations internationales, des entreprises et des individus. Le principe de base d’une telle redéfinition devrait consister à reconnecter pouvoir et responsabilité. Par exemple, les entreprises, sujets de droit, titulaires des droits de l’homme, en arrivent parfois à s’affirmer comme des acteurs plus puissants que les États. Mais j’ai échoué à convaincre que nous avons besoin d’un ensemble de responsabilités réaffirmées qui tout à la fois complète et fasse contrepoids à la logique des droits qui s’est affirmée à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Jean-Baptiste Barfety
La régionalisation, la relocalisation, est une tendance que l’on voit à l’œuvre. Du point de vue écologique ce nécessaire recentrage paraît une évidence. Mais ce changement d’échelle ne suffit pas. Les nouveaux traités commerciaux, type CETA, sont une forme de régionalisation. En effet ils remplacent des négociations commerciales multilatérales à l’OMC qui n’étaient peut-être pas la panacée mais aujourd’hui ces négociations se font dans un face à face avec le géant américain. Je rappelle que les parlementaires souhaitant consulter le texte du CETA, ne pouvaient le faire qu’à l’ambassade des États-Unis, munis seulement d’un crayon et d’un papier pour prendre des notes sur un texte qui fait des milliers de pages ! La régionalisation ne va donc pas forcément dans la bonne direction et suit parfois une logique de féodalisation, comme le disait Alain Supiot.
De même, les sanctions extraterritoriales, qui ne s’appliquent pas de façon multilatérale au monde entier mais à une zone déterminée, sont une forme de régionalisation qui ne va pas forcément fans le bon sens.
J’ajouterai à ce que disait Jean-Dominique Senard que la Commissaire Margrethe Vestager affirmait hier dans une interview que les grands projets et les grands champions européens appartenaient la vieille école, étaient un peu ringards ! Je crains malheureusement que les projets concernant la batterie solide et l’hydrogène décarboné ne soient considérés par nos gouvernants comme un peu ringards parce que trop marqués par le volontarisme.
Michel Suchod
Je suis curieux de savoir ce qui donne au Professeur Anderson cette si grande certitude de la défaite du Président Trump en 2020.
S’il veut bien nous éclairer sur ce sujet, nous ne manquerons pas de penser à lui l’an prochain à la même date (le premier mardi de novembre) quand nous saurons si sa prophétie s’est réalisée.
Dans la salle
Ma question s’adresse aussi à Monsieur Anderson. Le Brexit serait-il une recomposition du monde anglo-saxon dans cette géopolitique ?
Perry Anderson
Concernant le Président Trump, je dirais qu’il n’a jamais dépassé un taux d’approbation de 43 % pendant sa présidence. C’est un niveau beaucoup trop bas pour espérer gagner les élections de l’année prochaine. D’autre part, il a été élu sur une série de promesses plus ou moins populistes en s’engageant à protéger les intérêts des ouvriers et des gens sans emploi, promesses qu’il n’a pas respectées. C’est pourquoi je ne crois pas beaucoup à ses chances de réélection.
Quant au Brexit, je crois que c’est une fantaisie d’une anglosphère dynamique renouvelée, une fantaisie des conservateurs britanniques, qui ne va pas se réaliser du tout. Les Américains n’y ont aucun intérêt, selon moi. D’ailleurs nul ne sait si le Brexit va se réaliser…
Dans la salle
Pensez-vous que le rôle du dollar, élément clé dans cette géopolitique du capitalisme, puisse évoluer un jour ?
Jean-Pierre Chevènement
Comment remplacer le dollar ? C’est très difficile. Ce n’est pas l’euro, animal souffreteux, qui peut remplacer le dollar alors qu’une crise financière menace à tout moment. Cela peut-il être le yuan ? Je ne le crois pas non plus. Personne ne le pense.
Perry Anderson
Le taux d’utilisation du dollar dans le système de paiements internationaux, loin de diminuer, s’est accru depuis le crash de 2008.
Jean-Pierre Chevènement
Je suggère que nous organisions un autre colloque (nous l’avons fait dans le passé [3]) sur les perspectives du système monétaire international. Mais je crois pouvoir dire sans m’aventurer que ce n’est pas sur un claquement de doigt qu’on va remplacer le dollar qui joue un rôle sans cesse accru.
Alain Supiot
J’ai évoqué la monnaie parmi les marchandises fictives. C’est un très bon exemple. On a cru pouvoir faire disparaître la légalité monétaire internationale au profit de systèmes d’assurance par des calculs garantissant contre les risques de change. Toutes les entreprises ont été obligées de rentrer dans ce système pour se prémunir des risques de change. D’où l’explosion d’une bulle de produits financiers. Actuellement l’encours des produits dérivés représente dix fois le PIB mondial. C’est pourquoi on peut fortement douter que ce système monétaire sans légalité internationale dure un siècle.
Jean-Pierre Chevènement
Ce qui est déjà très long !
Marie-Françoise Bechtel
Je crois comprendre qu’un certain espoir pourrait naître du côté d’une régionalisation des économies aujourd’hui mondialisées, peut-être avec la reconstitution des chaînes de valeur – ce terme n’a pas été prononcé mais il était sous-jacent à certains exposés – permettant la relocalisation des activités.
Malheureusement, cette lueur d’espoir naît sur fond d’une absence totale de volonté européenne, comme l’a dit Jean-Baptiste Barfety.
J’ai toujours trouvé un peu naïve l’idée de « champion européen ». La force des intérêts nationaux est tellement importante dans l’Europe actuelle, celle de l’Allemagne en premier lieu, qu’on ne voit pas très bien ce que pourrait être un « champion européen », sauf à laisser toujours un même pays dominer l’économie européenne dans le secteur économique concerné.
À défaut d’une vraie volonté européenne, il reste la piste de l’entreprise responsable. J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt l’exposé de M. Senard.
L’entreprise responsable que le Professeur Supiot appelle de ses vœux est-elle vraiment envisageable aujourd’hui, sachant que le modèle de protection sociale était plutôt le résultat de rapports de force sur lesquels le droit est venu ensuite plaquer les règles, mais il ne les a pas créées. L’entreprise responsable ne devrait-elle pas être d’abord une entreprise responsable de l’intérêt national qui prenne des mesures permettant à son propre pays, dans le concert européen si possible – et hors du concert européen si ce n’est pas possible –, d’émerger dans la compétition féroce qui continuera à être celle de la mondialisation, même dans un ensemble régionalisé d’économies ?
Jean-Dominique Senard
Il n’est pas facile de répondre rapidement à cette question.
Concernant les « champions », dans mon esprit il n’est pas nécessaire d’être énorme pour devenir champion. Des entreprises de taille moyenne peuvent être championnes du monde sur un certain nombre de technologies pour autant qu’on puisse faire naître ces technologies et les faire vivre. Il ne faut donc pas faire de confusion entre la taille d’une entreprise et la puissance, la force qu’elle représente dans une technologie. Sinon on a l’impression que c’est la course à la taille qui compte, même si, aujourd’hui, la taille impressionnante des entreprises chinoises de classe mondiale est un redoutable défi.
Sur la question de la régionalisation, je pense en effet que « l’entreprise responsable » est un des moyens de recréer une unité, un ciment, non seulement culturel mais politique. La question d’une puissance politique européenne est intimement liée aux propos que je tenais sur l’entreprise responsable. Si nous avons perdu la main sur la question du capitalisme c’est parce que l’Union européenne et ses organismes technocratiques ont adopté une réglementation « prudentielle », sous prétexte de limiter les conséquences économiques des crises financières, les règles de Bâle, qui ont conduit mécaniquement les institutions européennes financières à réduire drastiquement leurs investissements en actions dans les entreprises. Les portefeuilles des organismes financiers comme AXA ou Allianz investis dans les entreprises européennes ont fondu et quasiment disparu ! Qui les a remplacés ? Qui sait que Pirelli et Volvo sont aujourd’hui à 100 % chinois, que Daimler a déjà 15 % de capitaux chinois ? On voit que l’affrontement des deux grands capitalismes sur le « terrain de jeux » européen dont je parlais tout à l’heure est une réalité très concrète.
La première chose à faire, sur le plan politique, c’est qu’une Commission européenne digne de ce nom prenne ce sujet en main et décide de lever les contraintes de cette nature afin de permettre aux grandes institutions financières européennes d’investir dans les entreprises européennes selon des critères qui seraient ceux de l’entreprise responsable. Cela permettrait de créer un cercle vertueux. Je ne pense pas être idéaliste en faisant cette proposition qui est parfaitement réalisable, évidemment avec des moyens d’une autre nature que ceux d’aujourd’hui.
On voit le lien entre le capitalisme responsable dont je parle et la force politique de l’Europe qui doit s’imposer en prenant les mesures adéquates pour fixer un cadre dans lequel il puisse se développer. C’est très important.
Sur la question du nationalisme économique, je serai un peu plus prudent que vous. J’ai consacré beaucoup de temps et d’énergie dans ma vie professionnelle à défendre le territoire français, les entreprises françaises et l’industrie en France, parfois – pas toujours – avec succès. Mais je pense qu’aujourd’hui le vrai débat, qu’on le veuille ou non, est la dimension européenne, pour autant qu’elle soit conforme aux valeurs qui sont les nôtres. Aujourd’hui, c’est un fait, il est difficile de réduire au territoire national le développement des entreprises tel que nous pouvons l’imaginer. Je me suis toujours déplacé dans le monde entier en brandissant le drapeau français mais je pense qu’il faut être réaliste, il y a un moment où nous devons créer un cadre qui soit au moins compatible avec la force nord-américaine et la force asiatique qui sont en face de nous. La France ne suffira pas.
Marie-Françoise Bechtel
Je n’ai pas contesté qu’une puissance européenne dans ce domaine économique était nécessaire. Mais que faites-vous en l’absence manifeste de cette volonté ?
Jean-Dominique Senard
Eh bien nous souffrons… Je me désespère en constatant que nous sommes non seulement naïfs mais impuissants et que nous ne sommes pas partis, je le crains, pour résoudre cette question dans les deux ou trois ans qui viennent, alors que c’était le moment-charnière pour le faire. J’avais mis énormément d’espoir, je ne vous le cache pas, dans la nouvelle Commission européenne. Et je crains que nous ne soyons malheureusement déçus parce qu’elle n’aura peut-être pas la force politique pour imposer un certain nombre de règles. Si je me trompe, tant mieux ! Mais pour l’instant je suis inquiet.
Stéphane Rozès
Merci de l’ampleur de vos interventions.
À bien vous écouter il semble bien que s’engage une course de vitesse entre, d’une part, les mécanismes de la globalisation économique, financière et numérique qui, avec son corollaire en matière de commerce, de droit international et national, amène à des rapports de forces de nature féodale et, en réaction, le repli des peuples au sein des nations et le protectionnisme pour l’heure essentiellement porté par les nationalistes (c’est selon moi l’expression de l’élection de Donald Trump).
L’empire américain a véhiculé le néo-libéralisme qui amène du féodalisme dans les rapports sociaux ce qui en réaction génère politiquement le repli des peuples et le retour aux nations.
Il me semble que la dynamique des sociétés elles-mêmes est d’abord de nature politique. D’où la déconnexion que signale Perry Anderson entre la victoire de Donald Trump et le fait que ceux qui ont voté pour lui n’avaient pas forcément intérêt, économiquement, à le porter au pouvoir. Hier je participais à un débat à France Inter avec l’avocat François Boulo, porte-parole des Gilets jaunes, présent dans la salle. Il était question des mouvements populaires au Chili, au Liban, en Irak et évidemment des Gilets jaunes en France, sujets d’actualité dont le point en commun est le fait que les peuples se sentent dépossédés de la maîtrise de leurs destins et les classes moyennes et populaires économiquement déstabilisées. C’est le fait du néolibéralisme auquel il faut rajouter l’ultra-libéralisme qui, comme vous l’avez dit, n’est pas exactement de même nature et qui affecte dorénavant les classes moyennes, notamment depuis la crise de 2008.
Quand Alain Supiot, très justement, distingue la globalisation de la mondialisation [4], je me demande si le propos de Jean-Dominique Senard sur la raison d’être de l’entreprise ne s’indexe pas sur le fait que l’entreprise est un collectif de travail constitué par ce qu’il appelle les parties prenantes structurantes, le manager, les salariés et l’actionnaire, qui veulent se relier entre elles et avec la Société. Les mouvements du type « Gilets jaunes » expriment une volonté de réappropriation des collectifs de travail sur la création de valeur, face à la valorisation de l’entreprise et au travers de la question fiscale également, ce qui nous relie car nous sommes d’abord constitués autour de l’État, et exigent la souveraineté du peuple dont le destin semble leur échapper du fait du néolibéralisme.
De la même manière, il faut aujourd’hui réparer les imaginaires nationaux des peuples, redonner de la cohérence à leurs modèles, sinon les nationalismes vont l’emporter [5].
Le problème est que la construction de l’Europe est le contraire du génie européen. L’Union européenne est devenue une construction néolibérale fondée sur l’illusion des imaginaires franco-allemands que par le haut on va fusionner des peuples avec des disciplines économiques uniques alors que depuis les origines l’Europe, à l’inverse, c’est faire de la diversité du commun.
Dans la course de vitesse, les collectifs de travail et les imaginaires nationaux vont-ils de façon civilisée pouvoir lutter contre ce qu’Emmanuel Macron appelait devant les ambassadeurs il y a deux ans, même s’il n’en fait rien concrètement : le retour au caractère archaïque de l’imaginaire des peuples ?
Alain Supiot
Je profite de cette question pour revenir sur la distinction entre globalisation et mondialisation que j’essaie de défendre bien qu’on m’affirme que ce soit sans espoir dès lors qu’elle n’est pas aisément traduisible en anglais.
La réflexion sur l’avenir du capitalisme est prise dans une sorte de tenaille entre, d’une part, le discours de la globalisation, c’est-à-dire d’un monde qui serait, selon la description qu’en fait Hayek, la catallaxie [6] peuplée de particules contractantes mues par le calcul de la maximisation de leurs intérêts et, d’autre part, le retour des nationalismes, des obsessions identitaires de toutes sortes.
Entre les deux, le terme de mondialisation, du latin mundus (la terre habitée) qui s’oppose à immundus (l’immonde, l’ordure), de même que kósmos (κόσμος, ordre, monde habité, embellissement [d’où vient cosmétique]) s’oppose à Kháos (Χάος, espace originel indifférencié, confusion, désordre). Le Kháos, humainement invivable, est ce qu’on est en train de préparer, notamment sur le plan écologique. « Faire monde », c’est au contraire faire du Kháos un kósmos, un lieu humainement vivable. Cette voie étroite entre ouverture néolibérale et repliements identitaires est celle qui devra être empruntée si on veut penser un avenir, notamment un avenir normatif, qui tienne compte à la fois de la diversité des peuples et des cultures et de leur interdépendance, qui n’a jamais été aussi grande.
Cette solidarité objective face à des risques sanitaires, écologiques, technologiques ou monétaires rend irréaliste le projet d’un retour à un monde constitué d’un pavage d’États qui pourraient s’ignorer les uns les autres. Mais est aussi irréaliste l’idée d’un monde rendu uniforme par l’ordre spontané du marché, la communion dans les droits de l’homme et l’usage du dollar et de l’anglais. Ces deux mirages du repliement et de la globalisation ne peuvent conduire qu’à la violence. C’est pourquoi je préconise de penser en termes de mondialisation.
Je dois à mon collègue et ami Jean-Noël Robert, titulaire au Collège de France de la chaire Philologie de la civilisation japonaise, l’image la plus propre à illustrer cette idée de mondialisation : celle d’un « concert des civilisations » où se retrouve l’idée d’harmonie chère aux légistes Grecs. Chacun doit jouer de son instrument. Si tout le monde joue de la flûte, c’est vraiment insupportable. Dans ce « concert », la nécessité de coopérations régionales est assez évidente. Dans le cas de l’Afrique, ne pas laisser les Africains maîtres au moins de construire leurs tables et leurs chaises, les exposer à une concurrence internationale absolue est de la folie furieuse. « Il n’y a pas d’avenir pour toi », tel est le discours tenu à la jeunesse qui fait la richesse de ce continent. On crée les conditions de la violence un peu partout.
Parti pour être optimiste, je termine dans l’apocalyptique…
Jean-Pierre Chevènement
Je crois que la question qui se pose est celle de l’échelon opératoire. Je n’ai entendu personne soutenir que chaque nation devait se replier sur elle-même, se fermer. Je crois que personne n’a cela à l’esprit.
Les nations sont les briques de base de l’internationalisme, selon la définition de Jaurès. Comment le définir plus concrètement, de manière plus opérationnelle, dans un monde constitué aujourd’hui par des multinationales, des flux extrêmement importants de marchandises, de capitaux et de services ?
Où situer les lieux de décision de façon que les citoyens puissent aussi se les approprier, puissent se faire entendre ?
Comment, le cas échéant, déléguer des compétences mais en garder le contrôle démocratique ?
Ce sont des sujets que nous avons abordés par ailleurs. Mais l’Europe, telle que la décrit, avec beaucoup de finesse, le sociologue allemand Wolfgang Streeck, est « un empire libéral hiérarchisé » [7]. Je pense que cela peut se démontrer. Plus on se rapproche du noyau central, plus on perd de souveraineté. À la périphérie on garde sa souveraineté mais on n’a plus la possibilité de peser.
Voilà une description de la manière dont les choses se passent. Comment pourraient-elles se passer d’une manière plus démocratique ? Voilà la question à laquelle nous sommes affrontés.
Dans la salle
Je partage ce que vous dites de la gouvernance par les nombres. Mais ce qui m’effraie en ce moment, c’est la gouvernance sans les nombres ou contre les nombres. C’est une espèce d’ignorance scientifique généralisée, d’ignorance des ordres de grandeur. Cela donne par exemple la transition énergétique allemande où l’équivalent de soixante EPR (tarif Flamanville) a été dépensé pour ne même pas diminuer d’un iota les émissions de carbone.
La rationalité scientifique et technique a quand même fait la force de l’Europe. C’est, je crois, une valeur européenne et universelle que l’on doit garder.
Dans la salle
Les États-Unis sont-ils devenus notre ennemi et devons-nous en tenir compte dans nos alliances géopolitiques ?
Jean-Pierre Chevènement
Il faut éviter de sombrer trop vite dans la distinction ami/ennemi. Les États-Unis sont nos amis depuis très longtemps, depuis toujours même. Mais, en même temps, ils ne font pas tellement attention à nous ou, plus exactement, quand nous sommes sous le sabot de leur cheval, nous le sentons.
Alain Supiot
Il faut avoir une réflexion sur ce qu’est la quantification. Nous avons la chance d’avoir eu en France une école, et des chercheurs tout à fait remarquables, sur l’histoire et la théorie de la statistique, tel le regretté Alain Desrosières. À la base de toute quantification il y a des opérations de qualification. Pour savoir combien de poissons il pourra vendre au marché, un marchand doit faire le tri des comestibles et des avariés, opération éminemment qualitative. N’importe quel tableau chiffré, par exemple l’évolution du taux de chômage ou celle de l’innovation industrielle, repose sur ce type d’opérations qui demeurent inaccessibles à l’utilisateur. Ces tableaux ont pour celui qui les contemple la même force dogmatique que les images peintes d’un tableau. Tant qu’il y croit tout va bien. Mais s’il s’avère, comme ce fut le cas par exemple dans l’affaire Enron, que l’image comptable des performances d’une entreprise ne rend pas compte de sa situation réelle, la foi dans cette image disparaît et l’entreprise s’effondre, rattrapée par la réalité.
Pour éviter ce risque, la représentation quantifiée doit être continûment confrontée à la représentation politique ou syndicale de l’expérience vécue par les populations concernées. L’une des impasses de la gouvernance par les nombres est qu’elle repose sur des représentations quantifiées désancrées de l’expérience des peuples. C’est pourquoi il est si important de réinstaurer la démocratie, et pas seulement parce que c’est une valeur à laquelle nous sommes attachés.
Selon d’excellents observateurs, tel Chritopher Lasch, à la névrose, qui fut l’état psychologique moyen après-guerre, a succédé le narcissisme, typique de notre époque. Mais le narcissisme est la dernière défense avant la psychose, c’est-à-dire une déconnexion totale du réel. Celle-ci menace lorsque les dirigeants vivent sur une autre planète que les gens ordinaires et ne reçoivent plus de la terre que des signaux extrêmement faibles.
La démocratie est le seul moyen de réancrer le politique dans la diversité des expériences. Aussi utiles soient-ils, les savoirs des savants et des experts ne peuvent pallier cette indispensable représentation de l’infinie diversité des expériences vécues, qui est la tâche et la dignité propre du personnel politique et syndical dans une société démocratique. Les quantifications sont un outil indispensable mais qui doit toujours s’ancrer dans cette diversité des expériences.
Je dois à un ami malien, ancien ministre et ancien fellow de l’Institut d’études avancées de Nantes, l’une des illustrations les plus frappantes des risques de cette déconnexion du « savoir expert » d’avec les réalités vécues. Il s’agit de M. Ousmane Sidibé, qui préside aujourd’hui dans des conditions particulièrement difficiles la commission « Vérité, Justice et Réconciliation ». À l’occasion de négociations avec les organisations internationales, son pays s’était vu imposer un plan d’ajustement structurel. Les experts du FMI avaient recommandé la réduction des dépenses publiques, notamment en licenciant les instituteurs, ce qui fut fait. Vingt ans après le plan d’ajustement structurel, la Banque mondiale vint à son tour proposer des plans de lutte contre la pauvreté… engendrée par l’ajustement structurel. Pour obtenir des prêts (de la Banque mondiale ou de l’Union européenne), le Mali se voit intimer d’augmenter ses performances au regard de l’indicateur de développement humain (IDH). Inventé avec les meilleurs sentiments du monde, notamment par l’économiste Amartya Sen et Mahbub ul Haq, cet indicateur comporte trois paramètres principaux dont l’un est le taux de scolarité. Pour obtenir l’aide de la Banque mondiale, il fallait donc que le Mali augmente son taux de scolarité. Mais comment s’y prendre dans un pays auquel on avait ordonné quelques années plus tôt de réduire drastiquement le nombre de ses instituteurs ? L’avantage des indicateurs chiffrés est qu’on peut toujours s’arranger pour les satisfaire. On construisit donc des hangars où entasser les enfants sous la férule de « maîtres » recrutés dans des conditions peu regardantes par rapport à l’encadrement des écoles communautaires, écoles coraniques et medersas qui concourent également au relèvement de cet indicateur [8].
Arrachés au mode de transmission orale de leur cuture d’origine ces enfants n’apprennent donc rien ou pas grand-chose, si ce n’est qu’étant allés à l’école, leur avenir n’est plus au village mais à Bamako, puis éventuellement en Europe, où ils cherchent à se rendre au péril de leur vie en traversant le désert et la Méditerranée.
Un bon usage de la quantification eût été de se tourner vers les populations concernées en leur demandant ce qu’elles souhaitent pour leurs enfants, puis de se mettre d’accord sur un certain nombre d’indicateurs qui auraient été discutés avec les populations. Les indicateurs ne doivent pas avoir une fonction de contrôle mais d’auto-contrôle. Peter Drucker, le père de la révolution managériale du début des années 1950, insistait énormément sur cette fonction d’auto-contrôle des indicateurs et les risques encourus si l’on en faisait un moyen de pilotage externe. Il faut en faire un usage démocratique. Dès qu’on utilise ces indicateurs comme instruments de contrôle externe le système se venge. C’est visible dans le domaine de la recherche. Dans les grandes revues, les fraudes scientifiques, les retraits d’articles, surtout en biologie, ont augmenté d’un facteur 10 de 1975 à 2010. C’est pourquoi je doute que les Objectifs du Développement Durable, qui étendent à la planète entière ce type de pilotage par indicateurs chiffrés puissent sauver celle-ci en nous dispensant de réfléchir à l’ordre institutionnel susceptible de répondre aux multiples défis des temps présents.
Dans la salle
Vous avez pointé, à très juste titre, la bipolarisation du monde entre la Chine et les États-Unis. Mais depuis tout à l’heure vous parlez d’Europe. Ne devrait-on pas parler plutôt de prolongement des États-Unis sur le continent Europe ? De quelle Europe parle-t-on quand l’Allemagne espionne Airbus, le champion européen face à Boeing, pour le compte des Américains ? Quand l’ensemble balte-polonais-catholique a besoin du parapluie nucléaire américain face aux Russes ?
Devant ces divisions ne devrait-on pas parler d’un processus sur le temps long qui a commencé depuis l’époque de Churchill, selon qui nous étions les « Grecs » de ces « Romains »-là ?
N’y a-t-il pas tout simplement un processus d’annexion de l’Europe par les États-Unis d’Amérique qui va se faire et qui se fait, inéluctable ?
Jean-Pierre Chevènement
Nous avons tenu de nombreux colloques sur l’Europe. Nous en organiserons certainement encore beaucoup d’autres. La question que vous avez posée est évidemment centrale. De quoi parle-t-on ? C’est la bonne question.
Nous allons terminer sur cette bonne question. Merci à nos intervenants qui étaient particulièrement brillants.
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[1] Vers 1040, les seigneurs ayant pris l’habitude de rendre hommage à différents suzerains, au risque de ne pouvoir servir l’un sans trahir l’autre, le roi capétien impose à son égard un hommage préférentiel qui prévaut absolument sur tous les autres. C’est l’« hommage lige ».
[2] La dette, arme de dissuasion sociale massive, Jacques Rigaudiat, éd. du Croquant, mars 2018.
[3] Quelles solutions pour le système monétaire international ? Colloque organisé par la Fondation Res Publica le 14 novembre 2011.
Quel système monétaire international pour un monde multipolaire ? Colloque organisé par la Fondation Res Publica le 19 octobre 2009.
Voir aussi : La guerre des monnaies ? Colloque organisé par la Fondation Res Publica le 28 avril 2014.
[4] Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil, ouvrage collectif sous la direction d’Alain Supiot, éd. Collège de France, coll. Conférences au collège de France, 2019. (« Globaliser, c’est œuvrer au règne du Marché, de la croissance illimitée, de la flexibilisation du travail et de l’hégémonisme culturel. Mondialiser consiste à établir un ordre mondial respectueux de notre écoumène, du travail humain et de la diversité des peuples et des cultures »)
[5] L’imaginaire national à l’épreuve. Article de Stéphane Rozès, Revue Commentaire, N° 157 Printemps 2017
[6] La catallaxie est « l’espèce particulière d’ordre spontané produit par le marché à travers les actes des gens qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats » dans Droit, législation et liberté, de Friedrich Hayek, 2ème partie : Le mirage de la justice sociale.
[7] Un empire européen en voie d’éclatement, Wolfgang Streeck, dans Le Monde diplomatique de mai 2019, p. 1, 20 et 21.
[8] Voir son article en ligne sur le site de l’Institut : https://www.iea-nantes.fr/fr/actualites/les-indicateurs-de-performance-ameliorent-ils-l-efficacite-de-l-aide-au-developpement_69.
Le cahier imprimé du colloque « Quelle recomposition géopolitique du capitalisme ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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