Débat final lors du séminaire « Immigration et intégration – Table ronde autour de Pierre Brochand » du mardi 2 juillet 2019.

Jean Félix-Paganon

Parmi les points évoqués, je voudrais insister sur la question tout à fait centrale du choc démographique que connaît l’Afrique sahélienne. C’est à ce stade la source principale des mouvements migratoires qui nous attendent. Les chiffres sont impressionnants : on nous parle d’un Niger de 80 millions d’habitants, sur une surface utile inférieure à celle de la Belgique. Le Sénégal va passer de 14 millions à 30 millions d’habitants dans une génération. Même pour un pays relativement bien géré comme le Sénégal, l’impact économique et social est terrifiant.

Les statistiques sont fantaisistes, ne nous racontons pas d’histoire.

J’en ai eu une démonstration tout à fait extraordinaire à l’occasion d’une mission du FMI à Dakar : le gouvernement sénégalais avait annoncé un taux de croissance de 3,5 %, miraculeux après une croissance molle de 2 %. Selon notre évaluation, au doigt mouillé, c’était absolument impossible. Aucun des critères, notamment en termes de récoltes (la part de l’agriculture est importante dans le PIB du Sénégal) ne pouvait justifier ces 3,5 % de croissance. La mission du FMI a duré deux jours à l’issue desquels ce chiffre de 3,5 % a pourtant été validé ! « Sur quelles bases avez-vous validé ce taux ? », demandai-je au représentant du FMI qui me répondit : « Nous avons validé parce que nous ne pouvons pas invalider ».

Toute une série de statistiques, sur l’état sanitaire, l’éducation, l’analphabétisme, sont très largement biaisées quand elles ne sont pas littéralement fausses. Cela en toute complicité avec un certain nombre de bailleurs et de pays coopérants qui ont intérêt à démontrer l’efficacité de leurs interventions.

Ce doublement des populations dans des pays qui n’ont pas la capacité d’encaisser un tel choc démographique nous plonge dans l’inconnu. On ne sait pas ce qui va se passer.

On peut s’attendre à des migrations internes, ce dont on a peu parlé. Si beaucoup de pays africains sont des pays de départ ce sont aussi des pays destinataires. L’essentiel des migrations africaines sont aujourd’hui des migrations intra-africaines (on parle de plus de 15 millions de migrants).
Il est préoccupant de penser que ces migrations pourraient se diriger vers les pays qui vivent relativement bien. On en a eu une illustration avec la crise ivoirienne. L’immigration burkinabée, attirée par le succès de la Côte d’Ivoire, a entraîné une certaine déstabilisation autour du débat de l’ivoirité. On peut aussi s’inquiéter pour le Maroc où une immigration massive provenant du Sahel, qui s’installe dans des conditions illégales, commence à poser des problèmes sociaux.

Risques migratoires, risques de déstabilisation locale, risques de famine. Même dans un pays comme le Sénégal on évalue à 30 % la part de la population d’ores et déjà en situation de stress alimentaire. On n’ose pas penser à ce que ce sera quand la population aura doublé, sans compter les migrations.

« On n’arrête pas la mer », disait Gorbatchev. Je vois mal, compte tenu de ce qu’est la géographie, comment nous pourrons faire face à des mouvements massifs de population.

C’est pourquoi l’un des points de départ essentiels de la réflexion sur ce qui nous attend doit être la prise en compte de ce choc démographique qui va venir.

Je ne crois pas beaucoup aux politiques « défensives » qui ont été évoquées. Sur certaines d’entre elles, on peut émettre les plus grands doutes, notamment sur la coopération à attendre des pays de départ pour qui un migrant est un problème de moins et un rapatrié un problème de plus, politiquement très difficile à gérer. Les gouvernements sont violemment critiqués à chaque retour. Il suffit, par exemple, que trois ou quatre Sénégalais rentrent pour déclencher un écho très négatif dans la presse, non pas contre la France mais contre le gouvernement accusé d’être complice de ces rapatriements.

Donc ils nous abreuveront de bonnes paroles, ils signeront tous les textes que nous voudrons leur faire signer mais, en ce qui concerne leur mise en œuvre, il n’y a rien à attendre.

Je ne crois pas non plus au contrôle par les visas. En effet, dans le système actuel, c’est au moment de la demande de visa qu’il faut payer. Ne nous faisons donc pas d’illusion, les candidats à la migration ne vont pas jeter par la fenêtre cent euros dont ils savent qu’ils sont perdus. Ils préfèrent économiser cet argent pour payer les passeurs.

Je n’ai pas de réponse à apporter mais je pense que nous manquons de lucidité face au choc démographique qui nous attend.

Jacques Warin

Je voudrais m’en tenir aux faits et relever une lacune dans ce débat qui m’a vivement intéressé, même les visions apocalyptiques – que je ne partage pas – de mon ami Pierre Brochand,

Les faits, c’est la réponse collective qu’a essayé de donner l’Union européenne depuis une dizaine d’années. Je trouve qu’ils ont été passés sous silence. Depuis 2008, toute une série de réponses ont été données, parfois avec efficacité.

L’Union européenne avait deux politiques.

La première était le régime des quotas qui, comme Pierre Brochand l’a souligné, était absurde et inefficace. Il est plus facile de se répartir les grands postes au sein de l’administration de la Commission européenne (et pourtant ça prend du temps !) que de se répartir les quotas d’immigrés entre les différents pays membres de l’Union européenne. C’est un échec.

L’autre réponse qu’a commencé de donner l’Union européenne est l’externalisation des contrôles de l’immigration en dehors des frontières de l’Union européenne. Cette politique a été tentée avec succès d’abord par deux personnages honnis de la communauté internationale, Khadafi et Berlusconi, qui ont signé en 2008 un accord qui a été efficace. Aujourd’hui ces deux personnages ont disparu de la scène internationale mais le flambeau a été repris par Angela Merkel qui, en 2014, a signé un accord directement avec Erdogan pour externaliser le contrôle des immigrés. Accord qui a parfaitement fonctionné. L’Union européenne a repris ce système à son compte et a elle-même signé des accords avec la Turquie. L’UE a aussi signé avec les pays du Sahel et les pays de la Corne de l’Afrique un accord important (le processus de Khartoum [1]) qui marche aussi relativement bien. Il s’agit d’empêcher les immigrants potentiels de tous les pays du Sahel de parvenir en Lybie en les faisant arrêter par l’armée, la police du Tchad, du Mali, du Soudan. Cela peut parfois produire des effets nocifs quand les armées, les polices, les milices locales, corrompues, se mettent elles-mêmes au trafic des migrants.

Remarquons quand même que l’Union européenne a déployé des efforts et que dans un certain sens ils ont été couronnés de succès.
Voyons seulement les faits : lors du pic de la crise migratoire, en 2015, un million de réfugiés étaient arrivés, surtout en Allemagne. Depuis 2015, on constate un recul du flux migratoire en provenance des côtes de la Méditerranée, orientale ou méridionale, vers les pays de l’Union européenne.
Je crois qu’il est encore possible, en coopérant avec les États du Sahel et de la Corne de l’Afrique ou, à travers les ONG, avec la société civile de ces États, de parvenir à un contrôle des flux migratoires parce que c’est bien cela notre but.

Pierre Brochand

C’est délibérément que je n’ai pas abordé ces sujets, qui relèvent de la troisième vague d’immigration, dont j’ai dit qu’elle ne constituait pas l’essentiel de mon propos.

Ce dont j’ai voulu parler, c’est de l’immigration qui est déjà là, installée au fil d’un demi-siècle, et continue de s’accroître par auto-engendrement, sujet qui ne semble pas trop préoccuper mes excellents collègues du Quai d’Orsay.

Je ne sais pas si, de ce point de vue, la situation actuelle de la France vous convient. Personnellement, elle ne me convient pas.
Ce qui me frappe dans vos deux interventions, c’est qu’elles portent sur des évolutions futures, que tout le monde, à commencer par moi, s’accorde à considérer comme capitales pour notre avenir.

En revanche, elles esquivent soigneusement l’état présent du pays, sans doute parce qu’il dérange.

Pour ma part, j’ai voulu insister, trop longuement sans doute, sur cet état présent, en essayant d’expliquer pourquoi il n’était pas satisfaisant et pourquoi, toutes choses égales par ailleurs, il était, par lui-même, annonciateur de terribles déconvenues.

Je constate avec regret que cette volonté de regarder la situation en face, hic et nunc, n’est pas encore vraiment partagée.

Régis Debray

Il est difficile de débattre à ce stade, vu la grande différence d’inspiration entre l’exposé civilisationnel de notre ami Brochand et les exposés tactiques, pratiques, institutionnels et arithmétiques. Il y a deux niveaux.

Je suis d’accord avec vous, Pierre Brochand, pour constater une démission de l’État et de la classe dirigeante française. Cette démission a pris la forme de l’Union européenne qui, comme chacun sait, n’est ni « union » ni « européenne ». Nous sommes donc à peu près d’accord sur ce constat.

Toutefois je ne partage pas votre pessimisme. Car vous êtes très pessimiste. Je le suis moi-même naturellement, et même continûment, mais pas au même point que vous.

Pourquoi ?

1. La société des individus est une société féminisée. Et les barbus sont barbus. Substantiellement, organiquement, viscéralement, métaphysiquement nous sommes immunisés là-contre. Notre société des individus, dans une sorte de transition, a troqué les mœurs, les valeurs, la conception du monde d’une société virile contre celles d’une société féminine. C’est peut-être un progrès de civilisation mais, en tout cas, si des poches ici et là peuvent subsister ou des infiltrations être tentées, la mise en cause de notre civilisation n’est plus possible à cet égard.

2. Une civilisation hégémonique est une civilisation qui, comme disait Valéry, combine la plus intense capacité absorbante et la plus intense capacité émissive. C’est celle des États-Unis. Le monde islamique n’est plus une civilisation, c’est une culture. Il n’a plus la capacité de production technologique, scientifique, artistique qui, au XIIème ou XIIIème siècle, en faisaient vraiment une civilisation. Aujourd’hui, l’islam n’a rien à nous proposer qui soit de nature à faire contrepoids ni même à faire concurrence à cette immense civilisation atlantico-américaine qui nous mène sur la lune, qui nous fait écouter de la musique… qui a instauré un nouveau modèle. Elle n’a pas de concurrent actuellement.

3. Il n’existe aucun État musulman ou islamique capable de coordonner, d’organiser, d’encadrer quelque submersion que ce soit. Je ne vois que des mouvements sociétaux à des échelons nullement stratégiques.

Cela dit, je suis d’accord avec beaucoup des choses que vous avez dites mais je vous ai dit les raisons d’une certaine retenue par rapport à ce qu’on peut appeler une vision sinon apocalyptique, en tout cas anxiogène.

Pierre Brochand

Je concède bien volontiers que l’anxiété est une déformation professionnelle des métiers que j’ai exercés.

Les pays où j’ai travaillé, les responsabilités qu’on a pu me confier ne sont pas non plus de nature à susciter un optimisme béat, quant aux rapports des hommes entre eux.

Il y a plusieurs diplomates dans cette salle, avec qui j’ai eu l’honneur de travailler au Ministère des Affaires étrangères. Mais, je dois reconnaître que nulle part davantage qu’à la tête de la DGSE, on peut avoir une vision, à la fois globale et minutieusement détaillée, de la marche du monde.
En outre, aux qualités que je me suis octroyées, sans modestie, au début de mon exposé, j’aurais pu ajouter celle de la distance que mes différentes positions m’ont permis de garder vis-à-vis de nos débat intérieurs.

En effet, il est clair qu’on ne peut plus s’interroger sur ce qui se passe chez nous, sans prendre en compte ce qui se passe ailleurs, dans des espaces, qui, même lointains, sont désormais en totale porosité avec le nôtre.

Le Quai d’Orsay est déjà, en soi, une école de pessimisme, dans la mesure où la bonne diplomatie exige toujours d’envisager le pire, pour pouvoir déterminer l’action dont on espère le meilleur. Or, la DGSE, c’est la même chose, mais au carré ou au cube, car ce qui y est finalement en jeu, c’est la vie et la mort des nôtres ou des « leurs », en fonction des décisions que l’on prend.

Sur les points que vous avez soulignés, cher Régis, j’ai eu l’occasion de vous faire part de mes réflexions, à la suite de la parution de votre livre Civilisation, que j’avais lu avec grand intérêt. Je crois que nous pensons la même chose, mais qu’il y a une sorte de malentendu entre nous.
Pour moi, l’islam n’a aucune chance de devenir, autrement qu’à la marge, pour une infime minorité de convertis, une religion de substitution à l’idéologie de la Société des individus.

Vous avez vous-même opposé une société devenue fémininisée, donc immunisée, face à une société restée masculine. Je n’ai pas fait autre chose en mettant en regard le vide de nos valeurs procédurales et le plein des contenus de vie préconisés par l’islam.

Mais la question est précisément là : si les normes imposées par l’islam, avec minuscule, ne sont pas de nature à séduire les français autochtones et les musulmans qui s’en sont éloignés, l’Islam, avec majuscule, reste une immense force insatisfaite, dont la Globalisation a ranimé le mécontentement et la vigueur, et que l’immigration de la deuxième vague a introduit dans notre pays, d’où elle était jusque-là absente.

Or, à mon sens, cette irruption religieuse – mais pas seulement, si l’on ajoute les dimensions coloniale et ethnique – remet en question la zone de viabilité, très restreinte, de notre Société des individus.

C’est la conscience de ces incompatibilités qui m’a conduit à une vision que vous qualifiez d’anxiogène, sinon d’apocalyptique, et dans laquelle je verrais plutôt, pour ma part, un alarmisme raisonné.

Quand, en effet, une population entière vote avec ses pieds, parce qu’elle ne veut pas vivre avec une autre, quand des parties non négligeables du territoire d’une République une et indivisible entrent en dissidence par rapport à cette République, ce n’est plus comme si l’idéologie marxiste, qui dominait autrefois les mêmes lieux, cherchait à s’imposer au reste du pays par la propagande et les urnes.

Non, c’est autre chose. C’est ce que j’ai appelé le retour au galop de l’Histoire Événement, orchestré par la Globalisation à l’échelle du monde, mais aussi désormais, par le fait de l’immigration, à l’œuvre sur notre territoire.

Ce n’est donc pas, à mes yeux, la perspective de l’adhésion à l’islam comme modèle de société, par l’ensemble des Français, qui fait question. Comme à vous, cette éventualité me paraît hors de propos.

En revanche, au cœur du sujet de l’immigration, sont la résurgence et la recrudescence de vieux conflits, que l’on croyait éteints et que l’immigration extra-européenne vient rappeler à notre bon souvenir.

Jean-Pierre Chevènement

Je donne maintenant la parole à un citoyen musulman et un Français courageux qui est M. Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l’islam de France.

Ghaleb Bencheikh

Merci infiniment.

Je n’ai pas demandé la parole. Mais, je ne veux pas apparaître comme celui qui se fait prier pour parler.

Je ne réagis ici que comme simple citoyen – membre de la Cité. Je suis membre d’une association politique auto-fondatrice de sa propre légitimité, ne se prévalant d’aucun principe transcendant pour la légitimer.

Nous sommes ensemble, faisant partie d’une nation qui est en devenir. Et, elle aura un avenir. Il nous incombe de le définir.

Bien entendu, vous avez, à juste raison, dit qu’elle a un dessein et je pense qu’il faut qu’elle préside aussi à son destin.

Quand on a des difficultés telles que celles que vous mettez en avant, il faut les aborder sans être moralisateur, avec froideur d’esprit, distanciation, objectivité, en séparant les paramètres, en faisant preuve de discernement, en voyant quelles sont les variables mises en jeu et en distinguant les registres.

C’est ce que vous avez fait et nous vous en savons gré.

Simplement – et le « simplement » est de taille –, vous ne pouvez pas nous enfermer dans une logique qui énonce : si mon diagnostic est juste, vous devez le partager et s’il est faux, j’implore votre indulgence.

De mon point de vue, à supposer qu’il me soit permis de cautionner ou de ne pas cautionner votre diagnostic, il est en large part juste. Mais il se trouve que certaines de ses prémisses sont à revoir. D’une manière apodictique et péremptoire, vous avez soutenu : « Personne ne veut parler de ces sujets ».

Je ne peux pas vous laisser dire que personne n’ose parler de cela. Nous avons institué une université populaire itinérante qui, sur deux ans, s’arrêtera dans une quarantaine de villes pour débattre de ces sujets, pour laisser place à la thérapie par et de la parole. Nous savons qu’il y a un effet cathartique au débat. Parce qu’il faut crever l’abcès, exorciser les peurs, apprivoiser les hantises, domestiquer les angoisses. La quatrième édition aura lieu demain et tous les sujets seront abordés, rien ne sera tabou. Nous n’éluderons jamais ces questions.

À vrai dire, parler de « l’islam » relève, du point de vue académique, d’une erreur conceptuelle parce qu’il n’y a pas de monde musulman unifié, il n’y a pas « Monsieur Islam ». Nous avons affaire à une réalité complexe de sociétés humaines travaillées par le fait religieux dans sa coloration monothéiste abrahamique selon la réception de la révélation coranique au sein desquelles il y a des antagonismes terribles. On ne peut donc parler d’un « monolithe Islam » qui viendrait menacer notre société mais de musulmans pour la plupart mal éduqués, précarisés, ghettoïsés, marginalisés, endoctrinés par une idéologie mortifère et une offensive wahhabo-salafitste réelle.

À propos du passé nous pourrions ne pas partager les points de vue. Je pense que le colonialisme était une abomination absolue, qu’on ne peut même pas lui trouver des effets positifs. Récemment, les journées d’étude Tocqueville ont eu lieu à Tocqueville même en présence d’un ancien Premier ministre. Mais personne au monde, ou très peu, n’ose dire que le Tocqueville de l’Amérique n’est pas le Tocqueville de l’Algérie, hélas ! Nous en payons encore les coûts humains, les coûts sociaux, les coûts psychologiques, les coûts historiques. Comment faire pour rattraper tout cela ? Il y a lieu de le faire.

Pierre Brochand

Je crois l’avoir dit.

Ghaleb Bencheikh

Il me semble aussi que du 15 octobre au 3 décembre 1983 eut lieu une fameuse « marche » qu’il ne faut surtout pas appeler la « Marche des Beurs » (cela n’a pas de sens, l’appellation « Beurs » pose déjà problème, comme si le vocable « arabe » était dépréciatif). Ce fut une marche pour l’égalité. Et cette fameuse marche avait comme seuls mots d’ordre des mots d’ordre laïques. On avait créé une écurie pour députés européens pour tous les secrétaires généraux (sauf un) de l’organisation de cette marche. Deux générations plus tard, nous nous retrouvons dans une situation où des jeunes gens sont devenus des proies faciles pour l’offensive salafiste, avec des prédicateurs, des Savonarole des temps modernes, qui sont venus leur enseigner des balivernes qui ne vont pas dans le sens de l’idéal républicain auquel nous croyons tous.

Jean-Pierre Chevènement

Le dernier mot revient à Didier Leschi à qui je demande de conclure.

Ghaleb Bencheikh

Je sais que Didier Leschi est d’une grande lucidité sur ce point et je ne suis pas homme non plus à me défausser parce qu’il faut voir d’abord chez soi, en soi, les manquements à la parole donnée, les manquements à l’éthique, les manquements à la solidarité, les manquements à la citoyenneté. Mais je déplore la mollesse de l’administration. Nous ne pouvons pas nous prévaloir de la Loi de séparation du 9 décembre 1905 (laquelle loi d’ailleurs n’était pas appliquée dans les départements outre-Méditerranée sous la colonisation, ce qui est affligeant) qui dispose que l’État ne s’immisce pas dans l’organisation d’un culte, et accepter ce que l’on appelle « l’islam consulaire » qui voit l’immixtion dans nos affaires d’États tiers – de surcroît loin d’être démocratiques. La mollesse de l’administration devant cette affaire me rend, si je le dis de manière euphémistique, très perplexe, sinon en colère.

Didier Leschi

Je veux dire à Ghaleb Bencheikh que, quand j’étais chef du Bureau central des Cultes, j’ai essayé de contrer cette politique consulaire. Je prends comme un hommage le constat par Ghaleb Bencheikh que, depuis que je ne la dirige plus, l’administration est beaucoup plus molle. C’est que j’ai eu un bon éducateur en fermeté politique, si j’ose dire.

Je voudrais dire trois choses.

D’abord, il me semblait, à propos d’Aubervilliers par exemple, avoir parlé de la France. Je dis cela parce que le panorama qui a été brossé révèle la situation singulière de la France. À la fin de son exposé, Pierre Brochand a énoncé des propositions très concrètes. Il se trouve qu’une partie de ces propositions sont effectivement mises en œuvre dans un certain nombre de pays d’Europe… mais pas en France. C’est ce qui fait aujourd’hui la faiblesse de la situation française par rapport à d’autres pays dans le paysage migratoire. C’est vrai sur le regroupement familial, c’est vrai sur l’aide médicale d’État etc. C’est une particularité qu’il faut traiter par de la volonté politique. Or on peut dire qu’on rencontre aujourd’hui chez nous moins de volonté politique sur ces questions que dans un certain nombre d’autres pays, en particulier ceux qui, ayant subi le choc de la crise migratoire en 2015, sont revenus sur leur législation. Je pense à la Suède, je pense au Danemark et à sa nouvelle coalition, on peut penser aussi à l’Allemagne, à l’Autriche etc.

Parmi les éléments de faiblesse propres à la France il y a une conception du droit, que Pierre Brochand a évoquée, qui amène à considérer – contre l’idéologie qui a présidé à la construction européenne – qu’un certain nombre d’États qui nous sont voisins ne sont plus respectueux des droits humains parce qu’ils ont des politiques beaucoup plus fermes que la nôtre. C’est ce qui explique que des tribunaux administratifs, à propos des opérations dites de « reconduite » dans le cadre des accords de Dublin, considèrent qu’on ne doit pas envoyer vers l’Allemagne ou vers l’Italie un migrant qui relève de ces pays. La politique italienne, en la matière, a été renforcée depuis que Matteo Salvini est arrivé. Mais exprimer à travers le droit une défiance vis-à-vis de l’Allemagne est tout à fait étonnant lorsqu’on prétend vouloir construire une réponse européenne. Et, comme cela a été dit, un tribunal allemand vient de refuser d’envoyer un migrant en France (pays responsable de sa demande d’asile) au prétexte que le système français ne respecte plus la demande d’asile ! On constate un éclatement total de toute velléité de politique européenne des migrations.

Je suis en désaccord sur un point avec l’exposé de Pierre Brochand en ce sens que selon moi l’intégration passe par le fait de donner à chacun les moyens de comprendre son utilité sociale par rapport à l’ensemble de la société. À une époque on pouvait parler d’intégration dans le mouvement ouvrier. Je rappelle en effet que les ouvriers algériens, aussi islamisés qu’ils pussent être, même à travers le FLN, étaient syndiqués à 80 % ou 90 % à la CGT. C’était un facteur d’intégration. Aujourd’hui, l’absence de situation de travail mène au sentiment de l’inutilité sociale, donnant du crédit à des idéologies d’enfermement. La religion musulmane, telle qu’elle est pratiquée et contrôlée par l’islam consulaire, participe de cet enfermement. Ce n’est pas l’effet de l’islam en soi mais de son mode d’utilisation qui n’est pas contrebalancé par une dynamique d’utilité sociale ni même par l’idée d’une confrontation démocratique. C’est ce qui fait la particularité de certains quartiers, c.-à-d. l’absentement de toute forme de démocratie (« Il n’y a qu’une seule politique possible… Il n’y a pas de choix possible » etc.). Ce n’est pas irréversible. Je pense même que c’est profondément réversible mais cela demande à la fois des instruments d’organisation, une parole politique à laquelle on puisse se raccrocher et un horizon d’attente laïcisé. Régis Debray dit justement que ce qui fait la particularité des discours islamistes ou salafistes, c’est un horizon de mort.

Comment arriver à rebalancer une espérance, le sentiment qu’on participe d’une vie démocratique ? Cela suppose du travail et cela exige que nous soyons capables de tenir des discours autres que celui du renoncement.

Pierre Brochand

L’intégration par l’emploi, c’est une possibilité et, Dieu merci, aussi une réalité, mais c’est la poule et l’œuf. Par où commencer ?

Or nous souffrons précisément d’une immigration, qui n’est plus régulée par l’emploi, mais par le droit en vue du peuplement. Ce qui fait que nous nous retrouvons avec des taux d’emploi et même d’activité de 20 à 30 % inférieurs à la moyenne chez les immigrants extra-européens et leurs descendants.

Je suis parfaitement d’accord avec vous pour dire que l’intégration par l’emploi et la participation minimale à la vie civique qui en découle, sont des facteurs clé. Mais si, dans les faits, cette intégration est loin d’être générale, c’est qu’il doit bien y avoir des raisons qui dépassent la sphère de l’économie.

Didier Leschi

La trajectoire des jeunes filles issues de l’immigration décrite dans les études de l’Insee « Trajectoires et origines » (TeO) révèle des dynamiques d’intégration réelles, par le travail et par l’étude, qui peuvent nous laisser espérer. On rencontre certes une difficulté particulière avec une partie des jeunes hommes issus de l’immigration. Mais ce n’est pas vrai de l’ensemble de l’immigration. On observe d’ailleurs les trajectoires de réussite de certains jeunes immigrés férus de techniques modernes (internet, etc.).

On ne peut donc pas dire que quelque chose est définitivement cassé et que la population issue de l’immigration ne rentre dans aucune dynamique d’intégration.

Jean-Pierre Chevènement

Ce débat sans langue de bois mérite de se poursuivre. D’ailleurs il ne peut se poursuivre que parce qu’il a été sans langue de bois.

Merci à tous nos intervenants et merci à la salle.

—–

[1] Inauguré en 2014, le processus de Khartoum est une plate-forme destinée à la coopération politique entre les pays concernés par la route migratoire qui s’étend de la Corne de l’Afrique à l’Europe. Également appelé l’initiative pour la route migratoire UE-Corne de l’Afrique, il vise à mettre en place un dialogue continu pour améliorer la coopération dans les domaines de la migration et de la mobilité. En outre, il cherche à mettre en œuvre des projets concrets pour lutter contre la traite des êtres humains et le trafic de migrants. Son objectif fondamental consiste à donner un nouvel élan à la collaboration régionale entre les pays d’origine, de transit et de destination. Le processus est dirigé par un comité de pilotage composé de cinq États membres de l’UE (Allemagne, France, Italie, Malte et Royaume-Uni), de cinq pays partenaires africains (Égypte, Érythrée, Éthiopie, Soudan et Soudan du Sud) ainsi que de la Commission européenne et de la Commission de l’Union africaine.

Le cahier imprimé du séminaire « Immigration et intégration – Table ronde autour de Pierre Brochand » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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