Samuel P. Huntington revisité

Contribution d’Alain Dejammet, ambassadeur de France, président du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors d’un séminaire de travail des Cahiers de médiologie à la Fondation des Treilles, en août 2018.

Voici un peu plus de vingt ans, le secrétaire général des Nations Unies, Koffi Annan, désireux d’initier les quinze diplomates membres du Conseil de sécurité au monde merveilleux du grand débat intellectuel, les invita à « faire retraite », deux jours durant, dans l’une de ces confortables résidences de briques et de verre, noyée dans la verdure, dont les banques de Wall Street pourvoient les amateurs de lévitation soufie à mi-chemin entre Princeton et Manhattan.

L’invité d’honneur était le professeur Samuel P. Huntington : prototype de l’authentique « tête d’œuf » (expression aujourd’hui bien désuète) universitaire et américaine, petites lunettes, nœud papillon, infinie courtoisie, auteur d’un article puis, trois ans plus tard, d’un gros livre qui en reprenait le thème : Le choc des civilisations et la réfection de l’ordre international. L’ouvrage avait fait grand bruit. Il contrastait avec le sympathique diagnostic, porté par un autre penseur américain, Francis Fukuyama, sur « la fin de l’Histoire ». Là où Samuel P. Huntington décrivait un « choc », l’image même qu’abhorrent des diplomates épris professionnellement de paix et d’harmonie, Francis Fukuyama affirmait : « Nous pourrons être témoins de l’aboutissement de l’évolution idéologique de l’humanité et de l’universalisation de la démocratie libérale occidentale en tant que forme définitive, finale, du gouvernement humain ». « La guerre des idées prend fin, insistait l’optimiste. Des adeptes du marxisme-léninisme peuvent encore se trouver dans des endroits tels que Managua, Pyongyang et Cambridge, Massachussetts, mais la démocratie libérale a triomphé. L’avenir sera voué non plus à d’excitantes querelles d’idées mais au règlement de banals problèmes de techniques et d’économie ». Et Francis Fukuyama, qui restait malgré ses prophéties, un honnête homme, de conclure mélancoliquement que « tout ceci serait plutôt ennuyeux ».

Francis Fukuyama n’était pas invité, non plus d’ailleurs qu’un quelconque chercheur européen, africain, asiatique ou arabe, car d’évidence, dans le New Jersey profond, intelligence et réflexion restaient apanage américain, mais nous étions en 1998. La guerre du Golfe était terminée, la guerre de l’ex-Yougoslavie aussi ; certes on se massacrait en Afrique mais les conflits d’Amérique centrale étaient réglés, enfin et surtout le jovial Boris Elstine et le joyeux Bill Clinton rigolaient bêtement entre eux à perdre haleine. Nous étions à deux ans de célébrer l’entrée dans un nouveau millénaire et se préparaient oraisons et péans de circonstance. Que venait nous dire, oiseau peut-être de mauvais augure, le professeur Samuel P. Huntington ?

– Que le monde est multipolaire et multicivilisationnel. Que « la modernisation » n’est pas l’occidentalisation et qu’elle ne débouche pas sur une civilisation « universelle ».

– Que l’équilibre des forces entre les civilisations glisse. L’Ouest est en déclin, l’Asie en progrès, l’islam explose, à tout le moins démographiquement, avec toutes les conséquences déstabilisantes qui en découlent pour les pays musulmans et leurs voisins.

– Qu’un nouvel ordre mondial émerge qui sera fondé sur des civilisations.

– Que les prétentions de l’Occident à l’universalisme entrent en conflit avec d’autres civilisations, et de la plus grave manière avec celles de l’islam et de la Chine.

– Que la survie de l’Occident est liée à la réaffirmation par les Américains de leur identité mais aussi à l’acceptation par les Occidentaux de l’idée que leur civilisation est « unique » mais pas « universelle ».

En un mot, restons « uniques » mais pas « universels ». La paix du monde dépendra de la volonté de ses dirigeants de coopérer afin de maintenir le caractère « multicivilisationnel » de la politique mondiale.

Polis, courtois entre eux et très attentifs à ne pas mettre leurs coudes sur la table, les quinze diplomates écoutaient.

Pour décrire l’état du monde à la toute fin du XXème siècle, le professeur Huntington n’avait pas repris les tableaux qui commençaient à se multiplier dans les journaux et les salles de cours sur les effets de la « mondialisation », expression que l’orateur n’utilisait d’ailleurs pas. A New York même, l’ambassadeur du Pakistan aux Nations Unies, fanatique des débuts de l’internet, expliquait que la transmission universelle et instantanée de toute information allait progressivement décrédibiliser les lourdaudes pachydermes des institutions internationales et de leurs réseaux d’experts. Un modeste agriculteur des confins du Sind souhaitait-il se renseigner sur les bienfaits de telle ou telle semence ? Il pianotait sur son ordinateur, savait tout en quelques fractions de minutes, passait commande, réglait sa facture, alors qu’une décennie plus tôt, toute une équipe de la FAO aurait dû se déplacer, à grands renforts de juteux per diem, de Rome jusqu’en Asie pour instruire le paysan. Mais c’est surtout un chroniqueur talentueux du New York Times, Thomas Friedmann, qui, à longueur de billets, plaidait que la communication immédiate, sans entraves, libérait l’homme, unifiait le monde, anéantissant les frontières, aplatissant la terre, affranchissant au passage les internautes de ces vestiges obsolètes que sont les langues vernaculaires, les cultures nationales, peut-être les religions. Emporté par l’enthousiasme, Thomas Friedmann, qui oubliait parfois l’immensité et la diversité de son lectorat, alla même jusqu’à prédire que l’ignominieuse « ligne de l’olive », celle, calcinée par le soleil, assommée par les siestes, en deçà de laquelle pousse l’olivier, symbole de toutes les arriérations culturelles, allait enfin disparaître. Plus circonspect, un haut fonctionnaire français, spécialiste du Renseignement, qui, malheureusement, réservait ses réflexions à ses autorités, avertissait que la mondialisation, en brisant les verticalités des pouvoirs, en privilégiant un terminal unique, l’homme (ou la femme) risquait d’exacerber l’autonomie de l’être singulier et d’aboutir à une société d’hyper-individualistes. A-t-on vu les images d’une parade contemporaine ? Une foule immense salue, bras tendus, le héros du jour. Nazisme, fascisme ? Point du tout. Regarde-t-on de plus près. Les spectateurs, munis chacun de leur téléphone portable, se photographient à qui mieux mieux, font des « selfies ». Narcissisme.

Samuel P. Huntington élabore peu sur les manifestations de ce phénomène qu’est la « mondialisation », mais, réfléchissant à ce triste résultat qu’est l’hypertrophie des egos, il en dégage une paradoxale et triste conséquence : attachés à exalter leurs spécificités, les individus en viennent à se grouper pour mieux défendre, collectivement, celles-ci. Ainsi se constituent, notamment en Occident, autant d’associations, syndicats, lobbies, clamant le prix de leurs singularités, revendiquant garanties et protections. En sorte que l’éclosion de ces coalitions aboutit à fracturer le tissu social, à miner encore davantage l’unité des pays.

Mais si Samuel P. Huntington ne s’attardait pas sur les caractéristiques de la mondialisation, c’est qu’en dépit des images et des prédictions, l’univers des sociétés libérales ne lui avait pas paru se substituer à celui des États-Nations. Tout autant qu’un autre, le professeur était capable de se hisser jusqu’aux cénacles calfeutrés de Davos d’où redescendaient, chaque hiver, porteurs des tables de la loi, dirigeants politiques et économiques, mais, imprégné peut-être à son insu de la longue durée de l’Histoire, il restait convaincu du rôle fondamental que gardent les appareils d’État. Il l’écrit posément : « Les États-Nations demeurent les principaux acteurs des affaires du monde ». L’auditoire de Samuel P. Huntington acquiesçait. Plusieurs représentaient des peuples qui ne s’étaient sentis majeurs, sujets de la vie internationale, responsables d’eux-mêmes et des autres, qu’au jour de l’accession de leur pays au statut d’État membre de l’ONU. L’ère, deux décennies auparavant, où les États prétendaient tout régler, créer de nouveaux ordres, international, économique, de l’information, etc., était abolie, mais les décisions capitales, les grandes orientations des sociétés demeuraient celles prises par les chefs d’États. Ce n’était pas un syndicat de banquiers ou une entreprise multinationale qui avait déclenché l’invasion de l’Afghanistan ou celle du Koweït, ou qui avait décidé de la chute de l’Union soviétique. Ce n’était pas un plateau de professeurs d’économie qui allait mettre fin à la crise financière de 2008. En toute occasion, ce furent des dirigeants politiques qui agirent.

Le point cependant essentiel – et c’était là, insistait Samuel P. Huntington, l’apport de son analyse – était qu’à l’ère des « idéologies » succédait celle des « civilisations ». Dans le monde post-guerre froide, les distinctions les plus importantes entre les peuples ne sont pas, souligne-t-il, les idéologies politiques ou économiques. Elles sont « culturelles ».

Idéologies. On hésite, de fait, aujourd’hui, à utiliser le mot. Mais quelques années à peine avant le livre de Samuel P. Huntington, florissait le temps des idéologies et des débats que celle-ci suscitaient. Il y avait une idéologie communiste et derrière elle un État autour duquel se rangeaient des nations : l’Union soviétique. En face, il y avait l’idéologie des démocraties qui se disaient libérales, de part et d’autre de l’Atlantique. En ces premiers jours de l’hiver 1992, les dirigeants de l’OTAN sont réunis au siège de l’Alliance, à Evere, morne banlieue de Bruxelles. Ils y reçoivent, pour signer quelque papier de complaisance, l’envoyé du Kremlin, l’ambassadeur Afanasievsky. Au moment d’apposer son paraphe, le diplomate hésite, demande à téléphoner à Moscou, revient. Il faut changer les formules du texte : l’URSS n’existe plus. Qui aurait prévu, en 1949, au moment de la création de l’Alliance atlantique, qu’avant la fin du siècle, le pays porteur de l’autre idéologie aurait disparu et que le décès serait acté au siège même du pacte victorieux !

Fin donc des idéologies, avec leurs chapelles, ratiocinations, zizanies. Place aux civilisations.

Samuel P. Huntington n’innove pas. Il n’aborde pas le thème de la Civilisation proprement dite avec majuscule et singulier, qu’il imagine comme une référence lointaine, sorte de paramètre-étalon, bâti d’équité, de retenue, de raffinement, en bref de civilités auprès desquelles mesurer l’état, le quotidien des entités culturelles, les civilisations – minuscule et pluriel, façonnées par l’Histoire, la langue, les coutumes, les rites, les institutions et probablement par-dessus tout, sans qu’on ose trop le dire, par ce qui permet de « relire » ces traditions, la Religion… Samuel P. Huntington n’a pas lu Paul Valéry, et Régis Debray lui en fera reproche bien que le professeur note, en passant, que les civilisations sont également mortelles. Il n’a lu ni Georges Duhamel, ni Alexandre Kojève, ni Charles Maurras, ni Claude Lévi-Strauss, ni Jacques Maritain, mais il a lu Régis Debray et surtout Fernand Braudel et il accorde donc grande place à l’Histoire, à la durée qui a patiemment construit les modes de vie. Les civilisations peuvent s’identifier à un pays, un État. Ainsi de la civilisation nippone qui se circonscrit au Japon. Mais, plus généralement, elles englobent plusieurs nations qui se réclament ouvertement ou non de principes, de rituels identiques. C’est ainsi que le professeur énumère sans excès de conviction, car les frontières de ces zones culturelles sont poreuses, huit ou neuf civilisations : occidentale, latino-américaine, africaine, islamique, chinoise, hindoue, orthodoxe, bouddhiste, japonaise.

Avec raison, Samuel P. Huntington ne tente pas de décrire les caractéristiques de chacune de ces civilisations. Il pense que tout un chacun est capable de percevoir les traits saillants de ces entités : système de pouvoir démocratique avec respect des majorités issues des urnes, libéralisme économique, état de droit, pour l’Occident, valeurs communes qui rassemblent, malgré la différence des langues, aussi bien les États-Unis que l’Italie et l’Allemagne. Gouvernement autoritaire, culte de la verticalité du pouvoir, patriotisme ethnique, foi chrétienne mais rivale de celle soumise à Rome, pour l’orthodoxie. Sans surprise, Samuel P. Huntington insiste à propos des civilisations de l’islam, de la Chine, de l’Inde, du bouddhisme, sur l’importance du facteur spirituel, croyance ou non dans une transcendance mais relative indifférence à des codes ou lois exclusivement dictés par l’homme.
La démarche du professeur, consistant à interpréter le monde par le moyen d’une grille de civilisations plutôt qu’en termes de rivalités de groupes économiques ou d’États mus par des réflexes nationalistes, ne débouche pas, loin de là, sur une vision pacifiée de l’Histoire.

Samuel P. Huntington écrit son livre alors que la guerre froide a pris fin. Mais la mort des idéologies que l’on célèbre à Bruxelles et dont les présidents américain et russe feignent d’attendre une ère partagée de prospérité et où Francis Fukuyama entrevoit sans être autrement heureux la fin de l’Histoire, ne signifie nullement pour l’auteur l’arrêt des tensions et des conflits.

Les civilisations sont prégnantes. Elles survivent ou l’emportent sur les excès, fussent-ils brutaux, des simples pulsions nationalistes. Saddam Hussein a voulu s’emparer du Koweït : stricte guerre, très classique, interétatique, et vite étouffée, punie, tant cet accident d’un autre âge est unanimement condamné comme obsolète, anormal, criminel. Mais un peu partout, en Afrique, sous l’œil bureaucratique de l’ONU, naissent et se répandent des conflits de civilisation : reprise en mains dans la région des grands lacs par d’anciennes castes féodales et possédantes, jacquerie barbare de populations avides de revanche, tensions entre chrétiens et musulmans en Ethiopie, en Erythrée, au Soudan, plus tard au Nigéria, au Cameroun, en Centrafrique, et bientôt compliquée des tensions migratoires, Côte d’Ivoire. Samuel P. Huntington subodore, dès 1993-1994, la montée des violences en Ukraine. Il appréhende déjà le mouvement qui portera le peuple de civilisation orthodoxe et russophone à se détacher de l’Ouest catholique, uniate marqué pour le meilleur et parfois le pire par son passé polonais et lithuanien. Mais Samuel P. Huntington est surtout resté impressionné par le conflit qui a détruit l’ex-Yougoslavie car rien n’illustre mieux ses vues sur le « choc des civilisations » que les déchirements qui mirent aux prises, malgré des racines ethniques communes, les slaves catholiques de Croatie et de Slovénie, les musulmans, religieux ou non, de Bosnie et Serbie, les orthodoxes de ces deux pays. La guerre fut d’autant plus exacerbée que les aires voisines de civilisation s’en mêlèrent. L’Allemagne, poussée par la catholique Bavière et pas mal de vieux souvenirs recuits des années post-Versailles, aida à fond les Croates, eux-mêmes épaulés, en parfaite infraction des résolutions onusiennes sur l’embargo militaire, par les lointains chrétiens du Chili et de l’Argentine. Les Russes orthodoxes, quoiqu’embarrassés par leur très jeune souci de paraître agnostique, se rangeaient derrière les Serbes. La civilisation islamique prend elle-même vite conscience du caractère symbolique du conflit, s’exaspère de ce qu’elle considère comme une sorte de nouvelle croisade conduite par les chrétiens, et s’indigne des exercices de diplomatie traditionnelle, à base de médiation, conciliation, sanctions, déploiements humanitaires, menés par le Conseil de sécurité. Face à ce courroux musulman, un peu partout, à Washington comme en Europe, des Occidentaux connus pour l’intensité de leur engagement en faveur d’Israël, voient dans le drame yougoslave l’occasion de se racheter en plaidant contre les chrétiens Serbes. Le triste résultat, en tout cas, était que, par volonté d’ignorer la dimension ouvertement civilisationnelle du conflit, les diplomates de New York tricotaient de laborieuses formules de répartition des pouvoirs entre communautés alors que la seule solution satisfaisant aux exigences des attractions viscérales des peuples, eût été, dès 1991, de trancher dans le vif et de redéfinir de nouvelles frontières pour de nouveaux États à population homogène.

Samuel P. Huntington avait suivi avec passion le déroulement de cette crise sur laquelle pesait de tout son poids le legs de l’Histoire et des traités. Il était peut-être un peu surpris dans son allusion aux souvenirs de Versailles par la discrétion et la quasi impartialité des diplomates français, mais sans doute ignorait-il qu’il s’agissait chez eux tout autant d’un souci louable d’apaisement que d’une ignorance abyssale des événements de l’entre-deux-guerres, hors de la part de leur président, François Mitterrand, qui souffrait en silence mais sacrifiait à l’avènement prochain de l’euro et à la fin du mark.

La violence, quatre ans durant, de la guerre yougoslave et les excès qu’y prirent les références religieuses alors même que ce territoire paraissait épuré par des décennies de communisme de toute préoccupation transcendantale, explique, en bonne part, le regard attentif à la dimension musulmane, que porte Samuel P. Huntington sur les zones de tension et de fracture du monde.

Le professeur est trop avisé et prudent pour s’aventurer à commenter les textes sacrés ou fondateurs, Coran, Hadiths, Sira… Il se borne à recenser les nombreux exemples qui illustrent dans la dernier quart du siècle le dynamisme de la diffusion de la religion musulmane, par les conversions, note-t-il, mais aussi par la « reproduction démographique ». Il ne prévoit pas comment va évoluer la Turquie encore kémaliste alors que le cinéma et la télévision de ce pays, instruments privilégiés du « soft power », imposent aux petits écrans de la communauté musulmane mondiale une vision militaire et héroïque de l’islam. A l’opposé du petit monde sirupeux, gominé et boudiné des séries égyptiennes du temps de Nasser. Il parle et écrit à l’heure où ne s’était pas encore levée la querelle sur le voile lorsque le président Obama, dans son grand discours aux étudiants du Caire, fustigera à deux reprises, sans citer son nom, le pays d’Europe occidentale coupable de vouloir dicter aux femmes musulmanes la façon de se dévêtir. Le professeur, voisin à New York des débats à l’ONU, en bons termes avec Edouard Saïd, savait combien la poudre qu’il maniait était explosive et préférait s’en tenir, avec une louable précision, aux faits, données, statistiques.

Evoquant la civilisation chinoise, l’un des autres grands sujets de cette description du monde, Samuel P. Huntington ne s’essaie pas à cerner les ressorts intellectuels du régime de Pékin. Point donc ne sera jamais question dans son livre d’Harmonie ou de « Tanxia » (« Tout sous le même ciel »), mais plutôt d’une démarche froidement calculée visant à asseoir puis étendre sur l’environnement proche puis plus lointain, la puissance chinoise. Quand Samuel P. Huntington écrivait, c’était l’époque, alors florissante, des politologues asiatiques rejetant l’influence occidentale, déclinant leurs propres dogmes (la patrie, la famille, l’ordre, la discipline mais aussi l’oubli ou le pardon plutôt que le passage impérieux de la justice – surtout internationale…), en un mot les « valeurs asiatiques »… M. Harry Lee, redevenu à son retour de Londres Lee Kuan Yew, gourou de Singapour, riait sans doute des embarras occidentaux devant ce brusque sursaut et devait tout autant s’amuser des hommages alors redoublés par le président d’un pays, la France, aux antipodes des valeurs asiatiques. A l’école de Singapour, toute une théorie de jeunes penseurs menés par Kishore Mahbubani et Tommy Koh allait pérégriner vers New York pour apprendre à l’Occident à quelle Asie, très éloignée de celle d’U Thant, ils allaient se frotter. Comme ces experts étaient très intelligents, ils savaient comment manœuvrer. On le vit, des années plus tard, quand ils surent convaincre l’Indonésie de retirer la main de fer qu’elle maintenait sur les chrétiens – il est vrai marxistes d’origine – de Timor. A l’autre bout de l’arc musulman, on ne saurait dire que le Royaume du Maroc sut traiter de la même manière un problème de succession coloniale né à la même époque – en 1975 – que celui de Timor.

Il reste qu’en décrivant les rapprochements et alliances qui se forgent au détriment de l’Occident, Samuel P. Huntington s’exposait à des attaques faciles, venues souvent de la part de critiques qui n’avaient pas lu son livre et qui répandaient l’idée qu’il prônait la guerre des civilisations. Lui arrive-t-il de mentionner la manière dont la Chine laisse Pyongyang flirter avec l’acquisition de l’arme nucléaire et entretenir à cette fin d’hasardeuses connivences avec le Pakistan et l’Iran, le courroux est violent. On accuse Samuel P. Huntington de brandir la grotesque menace d’une conspiration « islamo-confucéenne » alors qu’il se borne à recenser des accords, arrangements et trafics tout à fait publics.

La vérité demeure cependant que le sort de l’Occident importe à Samuel P. Huntington. Il voyage, multiplie les entretiens, mais il n’est vraiment à l’aise que dans ces étroits bureaux tapissés de livres, aux portes toujours ouvertes. Ce monde serein, confortable, est menacé. Il ne l’est pas par les civilisations africaine, latino-américaine, japonaise ou bouddhiste, malgré, venant épisodiquement de chacun d’entre elles, de déroutants spasmes de fureur. Mais l’Occident, à trop s’ouvrir au vent du large, à se détacher, ironique et transgresseur de ses origines et valeurs, se détruit… Il aurait aujourd’hui honte de prétendre assimiler. Il ose à peine parler d’intégrer. Bref, il est tenté par le multiculturalisme. Or le multiculturalisme est pour le professeur la négation même de l’âme de l’Amérique, de son culte du drapeau, de son unité. « E Pluribus Unum ». Telle est, rappelle Samuel P. Huntington, la devise des Etats-Unis (et non pas comme on le mentionne sardoniquement, trop souvent « In God We Trust »), forgée par les Pères fondateurs, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson, John Adams. L’Amérique a vécu les pires déchirements. Elle a connu sur son sol la guerre la plus meurtrière, celle d’une menace de rupture, de sécession, du XIXème siècle, alors que les Européens persistaient à croire qu’ils échappaient au désastre grâce aux bons procédés de leur aristocratique Concert européen.

Les clefs de la société occidentale, la démocratie, le pluralisme, les droits de l’homme, et, l’on serait tenté d’ajouter, la laïcité, ne valent que si les peuples s’accordent pour défendre ces principes. Qu’en serait-il si, portées par des vagues migratoires calculatrices ou insouciantes, prévalaient la confusion de l’Etat et de la religion, la culture du machisme, le sourd discrédit de la femme ?

Avec une froide passion, Samuel P. Huntington plaide pour ce qu’il pense être le caractère « unique » de la civilisation occidentale. Avec la même vigueur, il adjure les Occidentaux de ne pas risquer de compromettre leurs principes ou de s’exposer à un terrible choc en retour en tentant d’imposer leur crédo aux autres civilisations. La civilisation occidentale est « unique », insiste Samuel P. Huntington. Elle n’est pas universelle. Elle ne doit pas prétendre à être universelle.

Tel est le message du livre : tout le contraire de ce que les lecteurs hâtifs lui ont fait dire. Loin de prêcher pour la diffusion des valeurs occidentales, encore moins par la force, le professeur prône le repli sur soi, manière à la vérité la plus simple de ne pas importuner autrui, de le « respecter » comme on dit aujourd’hui où l’invocation de ce comportement est moins un signe de politesse, un exemple de convivialité, qu’une abrupte et quasi menaçante sommation. Pour être tout à fait honnête, ce repli sur soi, plaidé par le professeur, s’applique à l’Occident, mais un Occident rallié tout naturellement à la puissance majeure, le pays-cœur, que sont les Etats-Unis d’Amérique. Samuel P. Huntington n’est pas le chantre du « leadership » américain, mais il juge plutôt normal que les capitales européennes, même si Paris et Berlin peuvent ambitionner un vrai rôle, fassent route ensemble avec Washington.

Ainsi parlait Samuel P. Huntington devant le secrétaire général des Nations Unies, quelques-uns de ses collaborateurs (pour la plupart, hors Bernard Miyet, diplomate français, ancien conseiller de Pierre Mauroy, devenu directeur des Opérations de maintien de la paix, des intellectuels américains, professeurs, journalistes, faiseurs de discours). Venus des quatre coins du monde ou de sept à huit civilisations, les ambassadeurs avaient écouté, opiné : que l’Occident, puisque tel était au fond part de la leçon, s’occupe de lui-même, de son « unicité » (au fond, de son identité), et laisse les autres tranquilles.

Les événements, après 1998, ne se déroulèrent pas tout à fait comme les participants à cette retraite du New Jersey l’auraient souhaité, et ils illustrèrent malheureusement quelques-unes des appréhensions les plus sombres de l’orateur.

La pression musulmane et albanophone au Kosovo était un fait, lequel avait été souligné par tous les observateurs (à l’exception des Français) de l’ex-Yougoslavie dans les années post-Tito. Elève de Henry Kissinger, tout en affectant intelligemment de jouer avec les paladins des droits de l’homme, le négociateur attitré des Etats-Unis, Richard Holbrooke avait, en un court laps de temps, décidé de brusquer le scénario, de reprendre à son compte le canevas de règlement préparé par les Européens, et de l’imposer par les armes à un dirigeant serbe dont l’Américain avait deviné le froid réalisme. La manœuvre avait réussi. Quiconque, dès l’été 1995, avait été témoin de la glaciale indifférence avec laquelle, tout au long d’une journée où les Serbes étaient chassés militairement de Croatie, Slobodan Milosevic avait accueilli les nouvelles du front, comprenait à quel degré de cynisme le dirigeant de Belgrade était parvenu et comment sur de telles bases un accord était possible. Richard Holbrooke dût toujours penser ainsi lorsqu’après la Conférence de Dayton, l’accord de Paris (où Slobodan Milosevic et Richard Holbrooke trinquèrent devant Jacques Chirac) et la fin de la guerre, les troubles reprirent au Kosovo. Mais c’était compter sans le nouveau cours plus brutal pris par la diplomatie américaine sous la conduite de Bill Clinton et de Madeleine Albright. Celle-ci, en particulier, à l’exact opposé des modestes conseils d’un professeur de Harvard, entendait donner à l’OTAN l’occasion de faire la preuve de sa capacité décisionnelle. Le recours à la force en 1999 fut décidé sans la moindre tentative de solliciter l’aval du Conseil de sécurité et l’on bombarda abondamment la Serbie, y compris Belgrade, et même au passage, bien involontairement, l’ambassade chinoise. L’Ouest, en visant à faire exemple, à l’échelle universelle, se démarquait totalement des leçons du professeur.

Non pas que celui-ci fut hostile à l’OTAN. Il voyait dans ce pacte conçu à l’origine à des fins strictement défensives, une pièce maîtresse de la charpente occidentale et, dès après la disparition de l’URSS, il avait admis l’idée que des Etats aussi imprégnés de culture occidentale que la Pologne et les Pays Baltes, la Hongrie, la Tchécoslovaquie rejoignent l’Alliance atlantique. Il n’imaginait pas, en revanche, que des pays relevant de la civilisation orthodoxe, tels la Bulgarie et la Roumanie, pussent adhérer. En quoi il se trompait, et pour de mauvaises raisons. Car le professeur, obnubilé malgré tout par le dynamisme du « soft power » américain, ne paraissait pas conscient des liens qu’un État slave et orthodoxe ait pu nouer depuis des décennies, au nom de la latinité, avec la France ou l’Italie.

La guerre du Kosovo, dictée par Madeleine Albright plus que par Richard Holbrooke, était un camouflet adressé au professeur de Harvard et à la politique de rapport froid mais franc qu’il préconisait à l’égard de Moscou. Un autre désaveu se préparait, d’encore plus grave conséquence, mais cette fois à l’encontre de la civilisation islamique, à propos de l’Irak.

Le tournant du siècle n’avait pas fourni prétexte aux Nations Unies à réformer leur crédo, commenter de nouveaux paradigmes, bref, faire à grands renforts de déclarations solennelles, comme si l’humanité entrait dans un nouveau millénaire. Sous la houlette d’un secrétaire général prudent, l’ONU avait traité sans fanfare le passage au nouveau siècle. L’affaire du Kosovo, menée dans le mépris du droit, avait laissé des traces et l’heure ne paraissait pas propice à la « confection d’un nouvel ordre international ». La souveraineté d’un État, la Serbie, avait été bafouée sans qu’un jugement international ait été porté sur le comportement lui-même bien coupable de ses dirigeants. Le chantier était ouvert d’une réflexion qui aboutit, quelques années plus tard, sur le moyen de protéger des populations sans céder à la griserie d’une intervention militaire unilatérale, mais, dans l’immédiat, sagement, les responsables de l’ONU et les États membres choisirent de mettre plutôt l’accent sur les nécessités, objectifs et moyens du développement économique (et de fait, cette entreprise qui se développa sur plus d’une décennie, fut une réussite). Cette retenue de l’Occident, troublé quoiqu’il en dît, par le mauvais accueil fait par beaucoup à sa campagne de bombardements sur la Serbie, était appréciable. Une pause s’ouvrait-elle enfin dans la longue et exubérante phase d’autosatisfaction que vivaient les capitales occidentales depuis la fin de l’URSS ?

Mais Samuel P. Huntington avait eu raison. Sa lecture de certaines dérives du mouvement ascendant de l’islam était prémonitoire. Ses références, même empruntées à des chercheurs étrangers, notamment Gilles Kepel, à la « revanche de Dieu », allaient se révéler justes. Pendant que les soldats américains, retour d’Irak, secouaient la poussière de leurs godillots, des officiers enfouis dans les cavernes des Rocheuses s’entraînaient à piloter des drones meurtriers, des avions sans insignes transportaient, d’officines occidentales de renseignement à des chambres « d’interrogation » moyen-orientales, des passagers garrottés suspectés des pires intentions. Tout au long du croissant qui va de l’Atlantique au Pacifique, foules et intellectuels, militants de la civilisation musulmane, grondaient. La guerre faite en 1991 à Saddam Hussein pour libérer le Koweït n’avait pas soulevé dans la « rue arabe » les manifestations de masse que le professeur américain, à tort, évoquait. Après tout, le dictateur irakien restait mal vu de beaucoup de ses rivaux et des familles de travailleurs émigrés qu’il maltraitait dans son pays. Bush père et son très intelligent et méprisant secrétaire d’État, James Baker, avaient d’ailleurs, habilement, fait mine de relancer un processus de règlement de la cause palestinienne. Mais le militantisme musulman courrait chez certains sur son erre, sans grande considération pour des événements de bas-côtés, de besogneuses mises en scène diplomatiques (Conférence de Madrid), l’Europe étant d’ailleurs reléguée par les Etats-Unis. Le dessein était tentant pour un jeune révolté séoudien de prouver à Washington que l’islam n’était pas dupe ni convaincu par le soutien aux combattants afghans contre Moscou ni par des conseils très espacés de modération adressés à Israël. Vint donc, ce que Samuel P. Huntington laissait entrevoir, le coup porté aux États-Unis en septembre 2001.

Une voie s’offrait à l’Occident d’en appeler à la communauté des Nations pour tenter de dresser bilan, recenser frustrations, frictions, bâtir, lucidement, un modus vivendi de civilisation à civilisation.

Ce fut un tout autre chemin que prit l’Occident, à tout le moins une partie de celui-ci : la voie même qu’avait écartée Samuel P. Huntington. Washington, suivi de ses obligés, preuve de la solidité à travers les siècles des héritages culturels communs, accusa, sans preuve, Saddam Hussein d’ambitionner un statut nucléaire et d’être complice des attentats du 11 septembre. Mais l’Amérique enveloppa son projet de vengeance dans une plus vaste entreprise, celle visant à remodeler le Moyen-Orient, à y implanter les valeurs occidentales, et cela par la force. Voici enfin, tel que redouté, décrié, nié par ceux-là mêmes, nombreux, qui daubaient Samuel P. Huntington, le fameux « Choc des civilisations ». Le coupable était l’administration de Bush fils, Dick Cheney, Donald Rumsfeld, l’acide Condoleezza Rice et même, un peu à l’écart, le doux Colin Powell, mais le prolégomène était dans l’obstinée démarche amorcée par les Démocrates, du temps où Madeleine Albright jouait avec l’idée de « changement de régime » en Irak et fondait, en marge de l’ONU, paperassière et endormie, une organisation à part, structurée sous égide américaine, à laquelle la France heureusement s’abstint de participer : « l’alliance des démocraties ».

La crainte de Samuel P. Huntington, que l’Occident juge ses valeurs universelles et tente de les imposer, s’était donc, moins de dix ans après son livre, réalisée. D’autres de ses prédictions, moins décisives, s’étaient matérialisées. La civilisation orthodoxe s’était, comme on pouvait le craindre après ses revers cruels en Yougoslavie, repliée sur elle-même, durcie. Moscou avait repris pied en Crimée, russe depuis qu’en 1654 le cosaque Bohdan Khmelnytsky l’avait rattachée au Tsar, orthodoxe et russophone, et qu’une simple décision administrative de Nikita Khrouchtchev avait transféré à l’Ukraine en pleine ère soviétique. La vieille ligne de fracture entre Ukrainiens catholiques, victimes eux-mêmes sous Staline d’une véritable épuration ethnique (à l’époque – 1933 – où un futur diplomate français s’extasiait devant les prouesses agricoles du communisme) et les orthodoxes s’était creusée. Alors que des Occidentaux avaient espéré à l’image de Charles de Gaulle ou de François Mitterrand que la Russie s’incorporerait à l’Europe, Moscou, sous Vladimir Poutine, déçu d’ailleurs de l’accueil froid que lui faisait Bruxelles, prenait ses distances. Bien savant serait celui qui pourrait assurer que le mouvement est irréversible et que la civilisation orthodoxe, entraînée par des personnages peu connus de nos experts, comme Alexandre Douguine, se rapproche irrésistiblement de l’Asie, mais la carte de l’Europe est malheureusement plus proche aujourd’hui du dessin qu’en projetait Samuel P. Huntington qu’elle ne l’était il y a vingt ans.

Le professeur prédisait avec vigueur la montée en puissance, moins de l’Asie toute entière malgré la fébrilité des jeunes dragons, que de la Chine. A l’époque de son livre, les dirigeants de Pékin jouaient encore cependant à donner le change. Ils feignaient la modestie, l’attentisme, s’enveloppaient à New York d’un épais nuage de fumée, traversé de quelques rires insolites. Quel contraste, en 2018, avec l’altière désinvolture de Pékin, affichant haut et fort ses objectifs politiques et économiques, et projetant bien au-delà de son étranger proche les bras tentaculaires des nouvelles routes de la soie. Le cap du plaidoyer doucereux autour de l’Harmonie universelle est-il dépassé, et sous couvert de réhabiliter l’ancienne béatitude du « Tanxia », « Tout sous un même toit », Pékin est-il en passe de devenir, même sur le mode bénin, « maître du monde » ? Gageons que le professeur Huntington, s’il était encore parmi nous, se garderait de pronostiquer, satisfait d’avoir suffisamment décrit les ressorts d’un stupéfiant réveil.

Samuel P. Huntington était beaucoup moins précis et sûr de lui en ce qui concerne l’Afrique. En quoi l’on voit qu’un intellectuel américain balance entre un pôle atlantique et oriental et un autre vers le pacifique, sans appétence en revanche pour le Sud et le continent noir. Il voyait celui-ci encore soumis aux influences des Européens, particulièrement et sans dénigrement, des Français, mais il discernait la rivalité qui s’accentuait entre chrétiens et musulmans et mettait déjà le doigt là où cela fait mal : le débordement démographique.

C’était retrouver, à propos de l’Afrique, le fil rouge des préoccupations du professeur : le dynamisme musulman. Samuel P. Huntington ne disserte pas sur le salafisme, le wahhabisme, les Frères musulmans, etc. Il note simplement qu’à la différence de la chrétienté qui, à l’exception d’efforts en Corée ou en Chine, a renoncé au prosélytisme, celui-ci reste très vivant de la part de l’islam, soutenu aussi par une active démographie. Frictions, tensions, fractures, drames des migrations, fermetures des frontières. Aucun des problèmes actuels n’aurait surpris le professeur.

Lequel cependant n’avait pas prévu l’événement qui pouvait mettre à bas une part importante de sa thèse : le Printemps arabe.

Relayé par l’un des vecteurs de la mondialisation heureuse et de la fin de l’Histoire, l’internet, une vague de fond levée quelque part en Tunisie, dans une obscure bourgade accablée d’injustices, part à l’assaut, en quelques semaines, du monde musulman. En Tunisie, en Egypte, bientôt en Syrie, en Libye, sont mis en cause des traits essentiels de civilisation : absolutisme du pouvoir, monolithisme de l’information, rigidités sociales, plafond de verre pour minorités et femmes, etc. Quelque temps, on put croire à la diffusion d’une sorte de mouvement brownien qui, en bouleversant dogmes et pratiques, renversait l’un des socles fondamentaux sur lequel s’appuyait la démonstration de Samuel P. Huntington. Ici et là, l’Occident, tout ébaudi, a cru pouvoir donner des coups de pouce à l’actualité, ici fustigeant les diplomates qui n’auraient pas assez snobé le dictateur dont on espérait cependant les contrats, là désavouant le vieux pharaon que l’on courtisait, au temps de la guerre du Golfe, cognant jusqu’à la mort du pécheur en Libye, alors qu’aux Nations Unies il n’avait été question que d’arrêter une colonne blindée supposée proche de Benghazi… qu’importe si de bons praticiens mettaient en garde contre des retournements de vestes précipités, si des minorités aux abois imploraient qu’on se méfiât de possibles dérives fanatiques. Le train de la bonne-pensance occidentale qui, endormie par les affaires, avait pris du retard, roulait désormais à pleine vitesse et les jeunes reporters, accrochés aux balcons d’où l’on apercevait, au loin, les foules joyeuses, bouillaient d’impatience.

Samuel P. Huntington avait un allié : l’Histoire, le temps long, celui qu’il avait tant médité avec Fernand Braudel. La foule de Tahrir s’est dispersée, cinq cent mille, un million de manifestants, mais qu’était-ce au regard d’une ville de vingt millions d’habitants, d’un énorme pays lourd de ses myriades de villages, assommés par la chaleur et la lourde monotonie des rites, y compris religieux ? Les vieilles structures, l’armée, la police, Al Azhar, ont tenu. De très anciennes solidarités ont ressurgi et l’Occident a dû reprendre conscience de ce que Moscou se rappelait Byzance et que des pèlerins slaves, depuis des siècles, infiniment plus nombreux que les Francs, pérégrinaient au Proche-Orient. La vague s’est retirée. L’ossature de l’imbrication des civilisations, grosse de tous ces risques de conflit, a survécu. Lorsque l’hiver a succédé au printemps, Samuel P. Huntington était toujours là.

Un professeur, peu enthousiaste du tableau qu’il dresse, et qui conscient des emballements et des fanatismes, dissimule mal au fond le pessimisme. D’où l’exercice apocalyptique auquel il se livre, vers la fin de son livre, en imaginant, à délai bref, vers 2010, un scénario quelque peu dantesque où Pékin se jette sur les riverains du Pacifique, se heurte au Vietnam, s’allie au Japon, au Pakistan, combat l’Inde, la Russie, les États-Unis, où l’islam entre en scène, où Marseille est bombardée par l’Algérie. Clap de fin. Samuel P. Huntington ne peut évidemment en terminer ainsi. Un vieux fond de prédication remonte à la surface et il termine sur de sages admonestations : renoncez à l’universalisme, acceptez la diversité, rechercher les « comunalities », c’est-à-dire les « convergences », en un mot, ce qui nous rapproche des autres. Mais, sur plus de trois cents pages de texte écrit serré. Samuel P. Huntington est bien peu disert sur ce qu’il appelle la « communalities rule ». En voici la sobre définition : les peuples dans toutes les civilisations devraient rechercher et tenter d’accroître les valeurs, les institutions et les pratiques qu’ils ont en commun avec les autres civilisations. Mais le professeur n’arrive pas à se mettre lui-même d’accord sur ce qui est bien. Évoque-t-il la « modernisation » ? « L’esclavage et la torture sont de moins en moins acceptables ». Mais « tout prouve que nous vivons également dans une période de pur ‘chaos’, nuage noir descendant sur l’humanité ». D’où la paresseuse conclusion de tout l’ouvrage : « Le choc des civilisations est la plus grave menace à la paix mondiale : un ordre international fondé sur les civilisations est la meilleure sauvegarde contre la guerre mondiale ».

Comment des diplomates qui s’exerçaient jour après jour à être polis entre eux n’auraient-ils pas approuvé le sermon du New Jersey…

L’ambassadeur américain n’était pas Richard Holbrooke dont le Congrès, républicain, retardait la nomination. Eut-il été là qu’il aurait déclaré que le professeur était « fabuleux » mais qu’il avait lui-même affaire urgente à traiter et il se serait évanoui dans la nature. Bill Richardson qui tenait le siège, était un ancien gouverneur du Nouveau Mexique, sympathique croisement entre des ascendances hispanique et new yorkaise. Émissaire en Afghanistan, il avait rencontré des Talibans, les « êtres les plus patibulaires qu’il eût jamais vus ». Pour l’heure, il se préoccupait davantage des problèmes que lui suscitait la présence dans son ambassade d’une jeune protégée, recrutée sur ordre de Bill Clinton : Monica Lewinski. Bon vivant, il passait des heures collé au mur du Warldof Astoria, sur la façade donnant Lexington Avenue, en bras de chemise, lunettes noires, à savourer un énorme cigare dont la fumée aurait déclenché le système d’arrosage de sa suite ambassadoriale : Joe Cool.

L’ambassadeur anglais était loyal à son pays. Il suivait donc les Américains, mais il avait son quant à soi, savait respecter le précédent secrétaire général, Boutros Boutros Ghali, supposé ami des Français, et dissimulait ses doutes quant à la possession par l’Irak d’armes de destruction massive. C’était un bon exemple du diplomate qui fait admirablement les choses mais n’en pense pas moins.

L’ambassadeur chinois était en sourde immersion. Il croisait silencieusement, à l’instar de son pays, dans les eaux profondes où s’agitaient petits et grands problèmes des Nations Unies. Il s’exprimait peu, s’abstenait beaucoup et attendait l’heure de la Chine. Il organisait avec sa femme des défilés de mode.

L’ambassadeur du Brésil, Celso Amorim, pensait que l’ONU pouvait éviter des guerres et il s’ingéniait avec talent à remettre en marche les organismes de contrôle de l’Irak que les Américains et Saddam périodiquement détruisaient. Celso Amorim, plus que Samuel P. Huntington, pensait que les pays latino-américains pouvaient jouer un rôle, composer une vraie civilisation, apporter un peu de justice et de respect du multilinguisme. C’était trop pour Washington qui s’arrangea pour obtenir le départ de Celso Amorim. Celui-ci, plus tard, fut ministre des Affaires étrangères, puis de la Défense, de Lula. Il tenta, avec la Turquie, une médiation auprès de l’Iran, dans l’affaire du contentieux nucléaire. On lui fit comprendre que l’heure des latino-américains n’était pas encore venue. Elle ne l’est toujours pas.

Nabil el-Arabi, l’ambassadeur d’Egypte, accueillait sans sourciller ce que Samuel P. Huntington pouvait dire de l’essor de l’islam. Il était le plus ouvert des Arabes et le moins bigot des musulmans. C’était de surcroît un excellent juriste, futur juge à la Cour internationale de justice. Ses vieilles relations avec l’Occident (les écoles, les universités, le droit) l’avaient doté d’un solide scepticisme qu’il transformait en subtiles propositions de modération et conciliation. Il était de ceux, rares, dont Samuel P. Huntington pensait qu’ils permettraient de rêver qu’on pût atténuer ou retarder le choc des civilisations. Nabil el-Arabi, plus tard ministre des Affaires étrangères de son pays, puis secrétaire général de la Ligue arabe, survola l’épisode du Printemps arabe. Il survécut.

L’Indonésien était conscient de ce que son pays, par son poids, son nombre, illustrait en bien ou en mal les avatars de l’essor musulman. On ne fut pas surpris de le voir, plus tard, à la bonne école de Samuel P. Huntington, chercher à éviter le pire à Timor et à orienter son pays vers l’arrêt de la répression. L’un de ses brillants successeurs asiatiques au Conseil de sécurité, l’ambassadeur singapourien Kishore Mahbubani, avait défendu avec brio les « valeurs asiatiques ». Lui aussi bon lecteur de Samuel P. Huntington, il sut avec le temps tempérer ses ardeurs, gommer les aspérités de sa thèse et trouver des accommodements avec l’Occident sur des thèmes aussi sensibles que ceux de la famille, la justice, le pardon.

L’ambassadeur du Gabon faisait des comptes. Un petit pays africain, même supposé riche grâce à au pétrole, pouvait-il vraiment louer à New York une centaine de véhicules de luxe à l’occasion d’un passage du chef de l’État dans la ville. Denis Dangue Réwaka était terriblement désabusé sur les perspectives de la démocratie en Afrique et il préconisait, sans trop y croire, l’apprentissage d’une formule de partage plutôt que de succession du pouvoir. Il imaginait aussi, dans un cadre aussi reposant que celui des séminaires, des retraites infinies et conviviales pour anciens chefs d’État défaits ou renversés, aimable manière de s’en débarrasser.

Serguei Lavrov, l’ambassadeur russe gardait note de tout, mais plus particulièrement de la superbe indifférence avec laquelle les Occidentaux traitaient la Charte des Nations Unies. Non certes que la défunte Union soviétique n’eût pas elle-même, avec sa cascade d’intimidations, invasions, occupations, donné l’exemple, mais il ne paraissait pas inutile au représentant de Moscou de recenser, en le faisant savoir les cas, de plus en plus graves, où Washington et certains de ses allié, au Kosovo comme plus tard en Irak, en recourant à la force sans l’aval du Conseil de sécurité, bafouaient les principes de l’ONU. Serguei Lavrov, après plus de dix années à New York, où il fit provision d’expérience et d’exemples, quitta la ville pour devenir ministre des Affaires étrangères de son pays. Il l’est toujours. Ceux qui ont pratiqué sa rigueur et ses sarcasmes aux Nations Unies savent pourquoi. A propos de la Géorgie, de l’Abkhazie et de l’Ossétie, à propos de la Crimée où il sut rappeler le précédent français, détachement en 1975 de Mayotte de l’archipel des Comores, les improvisations de l’ONU au Kosovo, à propos de la Libye où Moscou comprit vite le dévoiement infligé par l’Occident au principe de la « responsabilité de protéger », à propos de la Syrie où Moscou ne déteste pas démontrer qu’elle n’agit pas comme Washington le fit avec Hosni Moubarak, Serguei Lavrov prouve, crise après crise, qu’il a bien retenu les leçons enregistrées à New York.

Quant à Koffi Annan, hôte affable et empressé de la retraite, il lui restait à concilier son devoir de garant des idéaux de la Charte avec les mille traces de la gestion quotidienne de l’Organisation. Il savait la vigueur, et parfois l’hypocrisie, de la grande vague à prétention humanitaire qui battait les flancs de l’ONU mais il vivait aux prises à tout instant avec des envoyés d’État qui ne parlaient que de souveraineté, de culte de l’indépendance, de rejet absolu de l’ingérence. Il godillait. Les dures révélations de l’affaire irakienne le laissèrent littéralement sans voix. Mais vaille que vaille, il avait tenté de résister à certaines pressions américaines. Il avait cherché à préserver l’équilibre entre les coups de boutoirs dont se menaçaient les civilisations. Il était un homme de raison et parfois de courage, truchement, rare, utile, entre les grands monstres froids.

Au soir du deuxième jour de retraite, l’auditoire se dispersa. Les diplomates s’engouffrèrent dans les longues limousines noires qui les ramenèrent vers Manhattan. Ils n’étaient pas mécontents du conseil qu’ils pensaient pouvoir retenir de l’orateur et qui était de s’occuper avant tout de leurs propres affaires, mais leur métier était un peu de faire le contraire puisqu’il s’agissait, dès le lendemain, dans la chambre du Conseil, de se mêler d’une dispute, d’un contentieux, d’une guerre entre autres pays. A tout le moins, le canevas décrit par Samuel P. Huntington, en évoquant les mouvements de fond qui parcouraient les civilisations, n’était pas inutile et faciliterait peut-être la compréhension entre représentants d’obédiences culturelles diverses. La vérité aussi était que, pour la plupart des participants au séminaire, et Samuel P. Huntington le premier, les réactions devaient s’articuler autour de ce qu’en pensait l’Amérique. Les États-Unis disparaîtraient-ils, rongés par le multiculturalisme, ou s’efforceraient-ils de dominer, en prétendant à l’universalisme. Aucun diplomate n’avait tranché : conscient qu’en dépit de tout, les Américains sauraient préserver les principes de leur civilisation et résisteraient ainsi aux séductions de la démesure et de l’impérialisme.

Et tous, y compris Samuel P. Huntington, se trompaient. Car aucun n’avait prévu qu’un jour, il est vrai lointain, près de vingt ans plus tard, les États-Unis renonceraient à leur rôle de « leader », affecteraient de se replier sur eux-mêmes, mettant en première ligne leurs intérêts propres : « America First ! »

Ce slogan, clamé par le président élu, Donald Trump, n’était pas celui qu’imaginait Samuel P. Huntington quand il se bornait à recommander aux Etats-Unis de garder leur caractère « unique ». Pour le professeur, ce caractère incluait tout naturellement pour les Américains le droit sinon le devoir d’être le guide spirituel, sinon matériel, des pays amis réunis dans la même civilisation. Si Samuel P. Huntington inclut France et Allemagne dans la civilisation occidentale et s’il leur reconnaît même un rôle moteur au sein de l’Europe, il reste qu’il va de soi que Washington est le socle, la référence et l’ultime arbitre de la dite civilisation.

Le leadership américain est consubstantiel à la notion même de civilisation occidentale, un leadership qui n’a rien d’un exercice d’impérialisme mais qui doit être plutôt vu comme un devoir, une obligation morale pesant sur les épaules de ce que Madeleine Albright, qui n’était pourtant pas disciple de Samuel P. Huntington, qualifiera de « Nation indispensable ».

Lisons et relisons la prose de l’actuel président américain. C’est bien la première fois dans l’Histoire de ce pays que ne se trouve pas martelée l’incantation au leadership. « America First ! », au contraire, c’est la sublimation très matérielle des intérêts américains, tels du moins que les perçoit le président, et l’énoncé des moyens propres à les satisfaire. Tel jour, menace à la Corée du Nord. Tel autre, câlins et perspective de paix. Menaces sur l’Iran. Valse-hésitation avec la Chine ou la Russie, ce mouvement oscillatoire perpétuel étant lui-même l’illustration du caractère que Donald Trump assigne à la diplomatie américaine, celle d’être « imprévisible ». Actualité au demeurant parfaitement prévisible puisque le candidat Trump l’avait annoncée, de la plus claire manière, dans son discours sur la politique étrangère au printemps 2016 : « My foreign policy will be unpredictable ».

Si Samuel P. Huntington revenait nous visiter, peut-être serait-il surpris de ce qu’une pièce maîtresse de son dispositif de civilisations, les Etats-Unis d’Amérique, nation-cœur de la civilisation occidentale, ait à ce point été bousculée : renonciation au leadership, priorité absolue à la défense des intérêts nationaux. Mais sans doute devinerait-il vite que ce changement de doctrine n’implique nullement, comme on pouvait l’espérer, un surcroît de liberté et d’égalité pour les autres États pays membres de l’Occident. Washington n’affichera plus ni ne mènera une politique étrangère structurée, coordonnée, mais volontiers impériale. Washington négociera, crise après crise, et traitera ses alliés à l’occasion de chacune de ces affaires, selon l’intérêt ou l’adversité qu’ils incarnent. Mais, même manifesté ponctuellement, au cas par cas, l’esprit de suprématie subsiste et se traduira avec brutalité, comme en témoigne l’exorbitante extraterritorialité du droit américain. Aux Occidentaux donc, y compris à la Maison Blanche, de comprendre que le meilleur moyen d’éviter le choc des civilisations est peut-être de rendre l’Occident aimable en commençant tout simplement par « civiliser » les rapports entre ses membres, et de substituer des partenaires à des affidés.

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