L’implosion du système politique italien. Que penser du populisme comme grille de lecture ?

Intervention de Marc Lazar, professeur des universités en histoire et sociologie politique à Sciences Po spécialiste de la vie politique italienne, au colloque « Situation de l’Italie, réalité et perspectives » du 5 décembre 2018.

Jean-Pierre Chevènement
Je me tourne vers le professeur Lazar qui va nous parler de l’implosion du système politique italien. Mais, à vrai dire, quel système politique n’a pas implosé plus ou moins en Europe ? Il suffit de regarder l’Espagne, la Grande-Bretagne, l’Allemagne même … ne parlons pas de la Belgique.

On voyait l’Italie comme le laboratoire du futur. L’est-elle toujours ?

Pourquoi Matteo Renzi a-t-il échoué ?

Matteo Salvini représente-t-il une figure de l’avenir ?

Comment analysez-vous ces choses ?

Marc Lazar
Qu’en-est-il de l’implosion du système politique ?

La catégorie du populisme est-elle pertinente pour comprendre ce qui se passe actuellement : un gouvernement composé des partis majoritaires, la Ligue (qu’on n’appelle plus la Ligue du Nord) et le Mouvement 5 étoiles.

Tel est le plan en deux parties que j’utiliserai pour traiter le sujet qui m’a été proposé.

L’implosion du système politique

Il est important de prendre la mesure de ce qu’a connu l’Italie : deux implosions de son système politique en un quart de siècle.

La première implosion, survenue en 1994, est parfois désignée en Italie par une formule qui est impropre : « la fin de la Première République ». Elle est impropre parce qu’on n’a pas changé de constitution en Italie, même si quelques amendements ont été apportés à cette constitution.

En réalité, on a assisté dans ce pays à l’écroulement des partis de gouvernement, c’est-à-dire la Démocratie chrétienne, qui était restée au pouvoir depuis 1947 avec ses alliés, le Parti socialiste italien, le Parti social-démocrate, le Parti libéral et le Parti républicain, et à la métamorphose des partis qui appartenaient à l’opposition, le Parti communiste italien qui gérait de nombreuses régions et municipalités et avait été le plus puissant parti communiste de l’Europe occidentale, le Mouvement social italien, le plus important parti néo-fasciste d’Europe occidentale.

Non seulement on a assisté à l’écroulement de ces partis traditionnels de gouvernement et à la métamorphose des partis d’opposition, mais on a vu surgir sur le devant de la scène, d’une part la Ligue du Nord, un parti régionaliste formé depuis 1991, et un nouveau parti, Forza Italia, dont le nom même atteste cette préoccupation de la nation qui va devenir une ressource politique utilisée par Silvio Berlusconi, qui se lance en politique à cette époque-là.

Cette première grande transformation est liée à trois éléments :

Elle est d’une part liée à la révélation du système de corruption mis en place en Italie, dévoilé par un certain nombre de juges, notamment à Milan. C’est ce qu’on a appelé l’affaire Mani pulite (Mains propres).
Elle renvoie d’autre part à l’intégration de l’Italie dans un système international (notée par Gilles Pécout) qui fait que l’écroulement du communisme à l’Est a eu un impact direct en Italie. En effet, l’histoire italienne, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, reposait, telle une cathédrale, sur deux grands piliers, la Démocratie chrétienne, majoritaire, et le Parti communiste italien, à l’opposition. Même si ce dernier avait pris ses distances avec l’Union soviétique, l’écroulement du communisme à l’Est s’est répercuté dans la péninsule italienne.

Le troisième élément est le divorce, amorcé dans les années 70, entre la société italienne et ses partis politiques. Or l’Italie a été caractérisée pendant très longtemps par ce qu’on appelait la « partitocratie », c’est-à-dire la puissance des partis. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Italie avait de puissants partis de masse sans équivalent en France (la Démocratie chrétienne, le Parti communiste italien, le Parti socialiste italien) qui encadraient des fractions entières de la société dans certaines régions. En Émilie-Romagne, on naissait communiste et on mourait communiste, comme dans le Nord-Est de l’Italie, du côté de la Vénétie, on naissait et on mourait démocrate-chrétien. On ne votait pas simplement pour une personne, on affirmait son identité. Cette partitocratie, très puissante se marquait par l’insertion des partis dans les institutions de la République, dans cet État dont Gilles Pécout a rappelé l’ambivalence : État fort et État faible, un « État-Janus » en quelque sorte, qui va être « colonisé » par les partis politiques. Or, à partir des années 70, la société, pour différentes raisons que je n’ai pas le temps d’évoquer, cherche à s’émanciper de ces partis.

Que résulte-t-il de ce « Big Bang » du milieu des années 90 ?

D’abord l’alternance. De 1947 jusqu’à 1994, la Démocratie chrétienne avait constamment été au pouvoir. À partir de 1994, à chaque élection nationale (1994, 1996, 2001, 2006, 2008) les partis au pouvoir sont battus et les partis d’opposition l’emportent.

Ces partis sont constitués dorénavant en grandes coalitions (« centre-droit » et « centre-gauche »), qui alternent au pouvoir en dépit d’une grande instabilité interne à chacune d’entre elles due à la fragmentation des partis politiques qui les composaient. Silvio Berlusconi lui-même quand il est arrivé au pouvoir n’était pas seul : il avait des alliés et devait en permanence faire des médiations entre son projet politique et les partis avec lesquels il gouvernait. Ce système d’alternance et de coalitions instables a duré de 1994 à 2013. À partir de 2007 on a cru que l’Italie pourrait aller vers une sorte de bipartisme entre deux formations : d’un côté, le Parti démocrate, qui regroupait des anciens communistes, des anciens démocrates, des anciens socialistes et, très rapidement, des gens qui n’avaient pas connu cette expérience politique, de l’autre, Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi. Cette tentative d’instaurer un bipartisme a fait long feu.

C’est en 2013 que le Mouvement 5 étoiles devient pour la première fois le premier parti politique italien. S’ouvre alors une période de cinq ans où une coalition de centre-gauche est au pouvoir, avec un gouvernement d’Enrico Letta, un gouvernement de Matteo Renzi et un gouvernement de Paolo Gentiloni.

En 2018 surgit le deuxième « Big Bang ». Lors des élections du 4 mars dernier le Mouvement 5 étoiles a confirmé sa première position avec, à la Chambre des députés, 32 % des voix (un électeur sur trois) et la Ligue, devenue la Ligue de Matteo Salvini (on ne parle plus de la Ligue du Nord), obtient 17,2 % (contre 4 % aux précédentes élections). Forza Italia et le Parti démocrate subissent une défaite cinglante et entrent dans une période de crise dont ils ne sont pas sortis. C’est alors que se forme un gouvernement étrange. Je rappelle que la Ligue de Matteo Salvini était alliée avec Silvio Berlusconi, une petite formation centriste et un petit parti ouvertement néo-fasciste, Fratelli d’Italia, (les Frères d’Italie), tandis que le Mouvement 5 étoiles se présentait seul de son côté, refusant toute idée d’alliance. Malgré cela, ils décident de faire un contrat de gouvernement et proposent un gouvernement au Président de la République, M. Sergio Mattarella.

Deux questions à propos de ces formations : à qui a-t-on affaire ? Que veulent-elles faire ?

Au départ, la Ligue du nord est une formation régionaliste qui a deux grands ennemis, Rome et les méridionaux, i terroni (les « culs terreux »), comme le dit à l’époque Umberto Bossi, rejouant un vieil antagonisme ancré dans l’histoire de la difficile formation de l’unité nationale. Cette opposition entre deux Italie devient l’un des principaux argumentaires politiques utilisé par Umberto Bossi, à l’époque le chef de la Ligue du Nord. Cette formation a un deuxième ennemi, Roma ladrone, la « Rome voleuse » (c’est donc la critique contre la classe politique) et une sorte de mythe, la Padanie (partie septentrionale de l’Italie), communauté imaginée par la Ligue du Nord avec l’aide de quelques personnalités intellectuelles, guère prestigieuses qui essaient de justifier et de légitimer son existence. À partir de 2013, M. Matteo Salvini, qui a une longue expérience de la politique (c’est un activiste politique depuis sa tendre jeunesse à Milan), s’empare de ce parti en pleine crise (4 % aux élections) qui, éclaboussé par de gros problèmes financiers et des affaires de corruption mettant en cause Umberto Bossi, semble en déclin, en voie de disparition. Il le transforme très rapidement en une formation qui devient la Ligue de Matteo Salvini, personnalisation encore plus accrue qu’à l’époque d’Umberto Bossi, et une Ligue qui se prétend nationale, inspirée en partie par le Front national et d’autres formations d’extrême droite (Matteo Salvini a longtemps siégé au Parlement européen où il a connu les parlementaires de ces partis). Désormais, la Ligue ne parle plus de Roma Ladrone ni des terroni. Au contraire, Salvini a sillonné le Sud de l’Italie lors des élections de mars 2018 où il a d’ailleurs fait une percée moindre cependant que celle réalisée dans les anciennes terres de gauche historiques. En effet, le centre de l’Italie a toujours été de gauche, socialiste puis communiste après la Deuxième Guerre mondiale. Or la Ligue est présente aussi dans cette partie du pays, en Emilie-Romagne, en Toscane, en Ombrie et dans les Marches. La Ligue aujourd’hui s’attaque essentiellement aux immigrés, cela renvoie à ce qui a été dit tout à l’heure sur la présence immigrée. Le thème de l’anti-immigration était déjà présent dans la Ligue du Nord, il est encore plus fort avec la Ligue de Matteo Salvini. Le deuxième thème déjà présent dans la Ligue du Nord, mais qui devient prééminent, est la critique de l’Union européenne.
J’en profite pour dire un mot dans la continuité de ce qu’a dit Gilles Pécout sur la conception de la nation. Matteo Salvini propose une conception de la nation fondée sur deux éléments : d’une part une définition ethnique de la nation (on est italien parce qu’on est descendant d’Italiens), s’opposant aux propositions du Président Napolitano, que Matteo Renzi avait essayé de faire passer au Parlement, de remplacer le droit du sang par le droit du sol ; d’autre part Salvini se réfère à la religion catholique, non pas celle du pape François mais une religion plus « traditionnelle » (beaucoup plus proche par exemples des positions de Marion Maréchal Le Pen que de celles de Marine Le Pen) qui l’amène à brandir la bible et le rosaire lors de ses meetings. C’est donc une conception ethnoculturelle de la nation que Matteo Salvini propose aujourd’hui aux Italiens.

A propos du Mouvement 5 étoiles, je voudrais dissiper l’erreur qui consiste, en France, à considérer qu’il serait une formation de gauche. Rien n’est plus faux. Le Mouvement 5 étoiles, créé par le comique Beppe Grillo en 2009, se veut « et de gauche et de droite » ou « ni de gauche ni de droite » et en outre écologique. Les 5 « étoiles » représentent les orientations de ce mouvement qui entend « mettre sous tutelle » l’eau, l’environnement, les transports, l’énergie et le développement durable, autant de thématiques un peu oubliées aujourd’hui dans les politiques publiques impulsées par le gouvernement. Le Mouvement 5 étoiles refuse donc de se situer par rapport à la gauche et à la droite et, par ailleurs, il présente une double caractéristique organisationnelle en combinant de « l’horizontalité » – il n’y a pas de siège physique du Mouvement 5 étoiles, tout se fait sur des plates-formes numériques dont la principale s’appelle, fort symboliquement, « Rousseau », les rencontres ont lieu dans des cafés, dans des lieux publics – et une grande verticalité autour de Beppe Grillo, de son mentor Gianroberto Casaleggio, et, aujourd’hui, de Luigi Di Maio avec Davide Casaleggio, le fils de Gianroberto décédé en avril 2016.

Personne ne peut dire ce qui va se passer maintenant en Italie. Le Mouvement 5 étoiles et la Ligue ont face à eux deux autres partis en pleine crise (Forza Italia et le Parti démocrate). Ils ont par ailleurs beaucoup de désaccords entre eux mais ils partagent une ambition commune : faire en sorte que dans les années à venir le bipartisme s’installe en Italie et que les Italiens aient à choisir entre la Ligue et le Mouvement 5 étoiles.

La question du populisme

La notion de populisme est un mot vague, un « mot-valise » qui suscite beaucoup de controverses et a inspiré d’innombrables ouvrages de sociologie, de science politique, d’histoire, de philosophie ou encore de théorie politique…
Le populisme, tel que je l’entends, n’est pas une idéologie structurée mais un certain type de style et un syndrome qui repose sur quelques convictions, quelques croyances, quelques références bien établies :
D’abord l’opposition entre un peuple considéré comme uni, homogène, et des élites elles-mêmes considérées comme homogènes exerçant une domination impitoyable. Ces élites, soupçonnées de comploter en permanence contre le peuple, sont, par exemple, accusées par les populistes d’utiliser l’expertise comme instrument de la domination. D’où la défiance généralisée vis-à-vis des experts y compris sur les questions médicales (ces formations sont souvent hostiles aux vaccins par exemple).
C’est ensuite l’idée qu’il n’y a pas de problème compliqué mais seulement des solutions simples. La vulgarité de certains leaders populistes est le critère de cette « authenticité » revendiquée.

La troisième caractéristique de ces formations est la nécessité pour elles de désigner des ennemis (le fondement même de la politique selon Carl Schmitt). Ici les ennemis sont bien ciblés : l’ennemi est vertical (les élites, l’Union européenne) et horizontal (les immigrés). Cette notion d’ennemi permet le recours au registre de l’émotion dont les forces populistes ont besoin.

On pourrait ajouter une temporalité qui est celle de l’urgence. S’il n’y a pas de problème compliqué mais seulement des solutions simples c’est parce que tout repose sur des dichotomies (oui/non, bien/mal, ami/ennemi…) qui sont exactement au cœur des pratiques du populisme.

Tout cela s’accompagne en général de la nécessité d’avoir un leader supposé incarner le peuple.
Le dernier point, fondamental, s’applique dans les deux partis dont je parle : c’est l’affirmation que la souveraineté du peuple est sans limite, une souveraineté nationale qui doit reposer sur la pratique de la démocratie directe.

Entendu ainsi, le populisme est une catégorie utile pour comprendre ce qu’il se passe en Italie. La Ligue et le Mouvement 5 étoiles peuvent être qualifiées de populistes.

Des populismes en compétition entre eux, d’où la fragilité de ce gouvernement à terme. À la rivalité entre Matteo Salvini et Luigi Di Maio s’ajoute le fait qu’ils ont des propositions politiques différentes. Le Mouvement 5 étoiles est dans une logique d’assistancialisme dont ne veut pas entendre parler la Ligue. La Ligue est hostile au « revenu de citoyenneté » qui est une revendication du Mouvement 5 étoiles. En effet, leurs intérêts électoraux sont différents. Le Mouvement 5 étoiles a fait une percée exceptionnelle dans le Sud de l’Italie qui n’a pas les mêmes attentes par rapport à ce gouvernement que l’électorat de la Ligue dont j’ai dit qu’il s’était diversifié mais dont le noyau dur reste le Nord de l’Italie et en particulier les petites entreprises.

On peut se poser la question de savoir si ces désaccords vont aboutir à une rupture. Je ne me prononcerai pas là-dessus, je ne lis pas dans le marc de l’espresso, mais on peut penser qu’une rupture interviendra tôt ou tard entre ces deux partis en compétition. En même temps j’insiste sur le fait qu’ils ont trois points d’accord : l’affirmation de la souveraineté nationale, la quasi- sacralisation du peuple et l’hostilité à l’Union européenne.

Comment expliquer que ce gouvernement, issu d’une coalition parlementaire, soit un des plus populaires de l’Union européenne comme le démontrent tous les sondages, au moment où je parle ?

L’une des explications est conjoncturelle : il n’y a pas d’opposition, ce qui facilite la popularité d’un gouvernement. Mais on peut aller plus loin. On a parlé de la situation économique et sociale gravissime de ce pays (il y a aujourd’hui 5 millions de pauvres en Italie). Ce profond malaise économique et social a été négligé. Cela se traduit par le départ de plus de 100 000 jeunes chaque année, ce qui ne fait qu’ajouter au tableau noir de la démographie qui a été présenté.

Une autre explication réside dans la défiance considérable à l’égard de la classe politique traditionnelle. On constate que les alternances n’ont rien changé. D’où la recherche de la nouveauté. Or le Mouvement 5 étoiles et la Ligue se sont présentés comme des éléments nouveaux (bien que M. Salvini soit un politique expérimenté).

Il faut aussi prendre en considération le défi de l’immigration. L’Italie compte 6 millions d’immigrés réguliers (4,5 fois plus qu’en 2001), sans compter l’arrivée des migrants face à laquelle les Italiens ont eu le sentiment d’être abandonnés par d’autres pays de l’Union européenne, à commencer par le nôtre, ce qui n’a fait qu’accroître le sentiment « anti-français » (de nombreux indices révèlent actuellement une hostilité très répandue à l’égard de la France).

On peut ajouter deux éléments liés entre eux :

La critique de l’Europe. L’Italie, naguère le pays le plus europhile, est devenue le pays le plus euro-critique, pour ne pas dire le plus eurosceptique, quand bien même depuis l’installation de ce gouvernement, au mois de juin, la confiance à l’égard de la monnaie européenne, qui était la plus basse de tous les pays de la zone euro, a immédiatement réaugmenté, comme stimulée par la peur d’une sortie de la monnaie unique. Il n’en demeure pas moins qu’il y a un sentiment très fort de critique à l’égard de l’Union européenne, même si la majorité des Italiens souhaitent rester dans l’Union européenne,
Enfin, il faut prendre en compte l’affirmation « nationalitaire » (je ne dis pas « nationaliste ») qui existe dans la péninsule. Une question récurrente, depuis l’Unité, a surgi de nouveau depuis près d’un quart de siècle du fait de la globalisation, de l’européanisation et du choc migratoire : Qu’est-ce qui fait qu’on est italien ? Avec deux grands types de réponses : celle de Matteo Salvini, la proposition ethnoculturelle autour de la religion catholique, et celle avancée par le Président Napolitano il y a quelques années d’un « patriotisme constitutionnel » (nous devons être fiers de notre nation ouverte à l’Europe et qui défend des valeurs démocratiques expliquait le Président de la République).

Donc tous ces éléments expliquent sans doute la popularité actuelle de ce gouvernement. Nous verrons comment cela évoluera.

Je termine en ouvrant sur deux réflexions.

Que signifie ce qui se passe en Italie ?

L’Italie est un laboratoire des populismes. Les pulsions populistes ont été récurrentes dans l’histoire de ce pays. Si je me limite à la deuxième moitié du XXe siècle, on pourrait parler par exemple de L’Uomo qualunque [1] (l’homme ordinaire) mais aussi de beaucoup d’autres épisodes du « style populiste ». Sans doute la récurrence des poussées populistes est-elle liée à la difficile construction de l’unité de la nation et à la quête, dans les périodes de crise, d’un homme fort, d’un homme providentiel, incarnant une forme de cesarismo (césarisme). Cela ne signifie nullement que ce pays serait actuellement en train de repartir vers le fascisme, mais, incontestablement, la popularité actuelle de Matteo Salvini provient de ce qu’il entend répondre à cette aspiration à l’autorité qui ne signifie pas une demande d’autoritarisme. Par ailleurs, en Italie, la tradition du libéralisme politique est relativement faible. Cela ne signifie pas que la démocratie italienne soit faible. Au contraire, dans les années 70, la démocratie, confrontée au défi du terrorisme noir et rouge, a vaincu ce terrorisme grâce à la force des institutions et aux mobilisations populaires.

Toutefois, à la différence du passé cependant, le populisme actuel, celui de la Ligue comme celui du Mouvement 5 étoiles, s’avère bien plus puissant et vigoureux. De ce fait, selon moi, l’Italie est un laboratoire de ce que j’appelle, dans un livre écrit avec mon collègue Ilvo Diamanti et qui sort au mois de mars 2019 chez Gallimard, la « Peuplecratie ». En Italie, les fondements de nos démocraties libérales et représentatives vacillent. Les populistes imposent leur thématique, leur style, leur manière de faire de la politique, la temporalité de l’urgence et l’idée de la souveraineté illimitée du peuple, pouvant donc s’affranchir des règles et des dispositions de l’État de droit et des contre-pouvoirs divers et variés, le tout reposant sur la révolution du digital, du numérique, qui bouleverse tous les rapports des citoyens à la politique. Cette démocratie « immédiate » veut se dispenser de toutes les médiations. Je ne dis pas que cette « peuplecratie » a triomphé, je dis qu’elle est une potentialité, une dynamique. Le grand enjeu des mois et des années à venir est de savoir si cette « peuplecratie » emportera l’Italie – et peut-être d’autres pays – vers des modèles du type hongrois ou polonais de démocratie « illibérale » où les électeurs votent mais où, après, les gouvernements restreignent les libertés, ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui en Italie.

La question qui se pose, et à laquelle personne n’est aujourd’hui en mesure de répondre, est donc de savoir si la démocratie libérale et représentative italienne sera capable de relever ce défi, comme elle l’avait fait dans les années 1970 alors qu’elle était menacée par la vague terroriste d’ultra gauche et d’ultra droite ?

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[1] Parti politique italien né autour du journal homonyme L’Uomo qualunque fondé à Rome en 1944 par le journaliste Guglielmo Giannini.

Le cahier imprimé du colloque « Situation de l’Italie, réalité et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation. i[

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