Le regard de l’historien sur la nation italienne
Intervention de Gilles Pécout, recteur chancelier de l’académie de Paris et de la région d’Île-de-France, historien de l’Italie, au colloque « Situation de l’Italie, réalité et perspectives » du 5 décembre 2018.
Nous abordons la partie plus politique du colloque avec deux historiens.
M. Pécout n’est pas seulement recteur de l’Académie de Paris. Ancien membre de l’École française de Rome, historien de l’Italie contemporaine, il est entre autres professeur des universités à l’École normale supérieure (Ulm) et directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études où il est titulaire de la chaire d’Histoire politique et culturelle de l’Europe méditerranéenne. Il s’exprimera en historien spécialiste de l’Italie du XIXe siècle.
Puis M. Lazar nous confiera ses analyses sur l’Italie contemporaine.
Gilles Pécout
Merci, Monsieur le ministre.
En période de crise, en tout cas en période de doute, les opinions publiques comme les « élites » ont coutume d’interroger leur relation à la nation. J’assume cette généralité historique comme point de départ, comme terminus a quo de ma contribution d’historien à votre réflexion sur la situation actuelle italienne. Cela avait été noté par le grand historien Giuseppe Galasso, qui nous a quittés l’an dernier, moderniste, spécialiste napolitain du XVIIe siècle qui s’était mis à étudier la nation contemporaine, celle des XIXe et XXe siècles parce que, écrivait-il, « mon pays se trouve dans un moment de tristesse civique » (Tristezza civica). Bien sûr cela susciterait des questions sur l’histoire contemporaine en général – et sur l’histoire de la nation en particulier – comme forme de remédiation intellectuelle et politique à une situation actuelle. Et cela nous renverrait à la question des usages publics du passé que nous n’allons pas affronter mais dont l’importance est grande dans le débat italien. On a coutume de dire qu’en France le débat public et politique sur l’histoire est particulièrement vif. Les Italiens et les grands connaisseurs de l’Italie présents dans cette salle, à commencer par les diplomates, savent combien le débat politique italien se nourrit aussi de son histoire et de son historiographie. Des commémorations récentes – comme celle du 150e anniversaire de l’Unité [1] – l’ont rappelé.
Pour honorer la confiance que me fait Jean-Pierre Chevènement, je me contenterai d’une série de remarques sur la nation des Italiens en partant des deux interrogations suivantes :
Quel est, depuis le XIXe siècle, le rapport à la nation des Italiens, notamment de ceux qui influent sur la « chose publique » ou qui la gèrent (ce qui intéresse proprement et presque étymologiquement ce cercle de réflexion) ? Quelles conséquences en tirer, éventuellement, sur le débat public actuel ?
Je n’envisagerai pas l’actualité, laissant à d’autres compétents le soin de le faire. Je suis du reste protégé de l’actualité par ma double espèce d’historien d’abord, d’historien du XIXe siècle, et de haut fonctionnaire qui n’a pas à juger de l’actualité d’un pays, même d’un pays ami, et qui, de plus, est chargé par le Président de la République depuis un an, avec deux autres Français, de rédiger le traité de coopération franco-italien, dit traité du Quirinal [2].
J’envisagerai donc ce rapport à travers trois problèmes simples qui décrivent des invariants de l’histoire de la nation italienne :
Le premier est la question chronologique, la question des origines : à partir de quand est-on habilité à parler de nation italienne ? Une question bien simple et bien schématiquement énoncée mais complexe car renvoyant à la base de la construction unitaire. L’Unité a-t-elle inventé la nation des Italiens ?
La deuxième est la question des rapports entre nation et État autour d’un concept très clair : l’intégration ou l’achèvement de l’État-nation Italie.
La troisième question, enfin, est celle des liens entre le national et l’international autour de l’Italie. Une nation, nous le savons mieux que quiconque actuellement, se définit par rapport à ses voisins, par rapport au monde qui l’entoure et à un certain nombre d’équilibres. Voyons comment la nation des Italiens depuis le XIXe siècle se définit par rapport au monde extérieur.
Enfin, j’espère que le tout me conduira pour conclure à proposer quelques schémas d’identité nationale ou de rapport à la nation. L’historien François Hartog parle de régimes d’historicité [3], on pourrait parler d’une évolution italienne des régimes d’identité nationale jusqu’à nos jours.
L’histoire de la nation italienne renvoie d’abord au problème de temporalité, de chronologie. Quand faut-il concevoir l’émergence d’une nation italienne ?
Commençons par une première lecture maximaliste qui consiste à dire qu’il existe une nation italienne ancestrale liée à la transformation de la latinité en néo-latinité et en italianité autour des grands héritages de Rome, de l’affirmation de Rome, la Rome latine, la Rome chrétienne, la Rome de la Renaissance. Cette idée des « trois Rome » sera largement récupérée au XIXe siècle par Mazzini et sa théorie de l’ensemble des Rome qui doit conduire à la Rome nationale ou Rome du peuple, tout cela cheminant avec l’affirmation d’un idiome, l’italien – le toscan pour être plus précis – à partir du XIIIe siècle, à partir des premiers grands textes fondateurs, les textes de François [4] ou ceux de Dante. Cela est connu et constitue la vulgate culturelle, identitaire. On parlerait de nation à partir de l’adéquation à l’italianité. Cette lecture avant tout culturelle et littéraire, ne rend évidemment pas compte de la fragmentation politique et géographique mais elle est très présente au XIXe siècle quand on veut recréer un ensemble d’héritages, d’invariants de ce que peut être la référence à l’Italie des héritages immuables.
L’autre lecture postule que l’on parle de nation italienne quand il y a réellement une Italie, c’est-à-dire quand il y a volonté puis réalité d’adéquation entre une nation linguistique et littéraire (ou culturelle) et un État territorial. Bref, c’est l’idée que l’Italie est une nation récente – l’État-nation date du milieu du XIXe siècle – autour de deux notions : indépendance et unité. Cela fut rappelé par l’ambassadeur Hennekinne. Il faudra attendre 1861 pour que l’on arrive à la proclamation d’un royaume indépendant d’Italie, dont la première capitale fut Turin, jusqu’en 1865, puis Florence, de 1865 à 1870, avant que la capitale de l’Italie ne devînt Rome en 1870.
Au départ la péninsule était morcelée en une pluralité d’États indépendants. Des grands États : au Nord le royaume de Piémont-Sardaigne, qui fera l’unité, au Sud le royaume des Deux-Siciles des Bourbons de Naples et, au milieu, un très grand État indépendant, l’État du pape (en français on use du pluriel « les États du pape » mais en Italie on parle d’État du pape, d’État de l’Église) qui va jusqu’à l’Italie centrale. Entre ces grands États, des possessions de l’Autriche (le Milanais et la Vénétie) et des États vassaux (le Grand-duché de Toscane et une poussière de petits États inféodés).
Tout cela disparaît en partie en 1861 quand le royaume est constitué auquel il ne manque, pour qu’il corresponde à l’intégrité territoriale de la péninsule, que Rome et Venise, ce qui n’est quand même pas peu ! Pour Venise il faut attendre 1866 et pour Rome le 20 septembre 1870, date qui a marqué l’odonymie de toutes les villes italiennes, au point qu’il n’est pas de ville du Nord au Sud de l’Italie qui n’ait sa rue du 20 septembre (Via XX settembre).
Rappelons au passage que ces deux dates charnières de l’achèvement de l’intégrité territoriale (1866 et 1870) sont liées à une intervention de l’étranger, directe ou indirecte : la défaite autrichienne de Königgrätz, de Sadowa (3 juillet 1866) et la défaite française de Sedan face à la Prusse (1870) qui, les Français quittant Rome où ils étaient en garnison, a permis aux Piémontais d’entrer victorieux à Rome ce fameux 20 septembre. Cette question du parangon étranger d’une histoire nationale, même si cela ne suffit pas à expliquer l’achèvement de l’unité du territoire italien, pèse dans l’historiographie et dans la représentation que l’on se fait de sa nation.
Il reste que ce processus conduit à parler de l’Italie comme construction politique et pas seulement culturelle et légitime.
Penser la nation italienne jusqu’à nos jours revient donc à mettre en perspective les conditions de la transformation d’une idéologie et d’un héritage culturel en réalité territoriale et étatique, à partir du début du XIXe siècle, ce que l’on appelle le Risorgimento (processus d’éveil national).
Certes tout cela pourrait apparaître comme un débat interne d’historiens, ce qui, en soi, lui donnerait déjà de l’intérêt. Mais ce n’est pas le seul intérêt. En Italie, toute référence à la nation, tout débat autour de la nation, porte sur la courte période des XIXe et XXe siècles, à la différence des débats qui se construisent autour de la nation chez nous. Quand Pierre Nora écrit Les lieux de mémoire [5], il interroge notre histoire et les lieux de mémoire de notre nation depuis l’Antiquité. Quand son homologue italien, Mario Isnenghi travaille sur les lieux de la mémoire italienne [6], il ne prend en considération que des lieux de mémoire ou des personnages qui ont marqué l’histoire de l’Italie depuis le XIXe siècle. Tout ce qui relève de l’Antiquité, pourtant extrêmement importante dans la chimie identitaire italienne, est conçu comme revisité à partir du XIXe siècle.
Nous sommes devant un paradoxe : l’Italie est la terre qui donne son brevet d’ancienneté et d’antiquité à l’Europe occidentale mais c’est en même temps celle dont la nation est en apparence la plus récente si on raisonne en termes d’approche globale et pas seulement culturelle. On retrouverait le même phénomène dans la Grèce du XIXe siècle, dont l’Epanastasis précède de peu le Risorgimento et qui se construit avec les étrangers bien plus encore que ne le fit l’Italie, comme une Antiquité recréée au XIXe siècle pour refonder un État nouveau.
Cette nation récente a des relations difficiles avec l’État.
L’observation du XIXe siècle, grand siècle matriciel, nous confronte à un autre paradoxe. La nation est omniprésente, revendiquée comme une valeur positive jusqu’en 1861 et, au moment où l’Italie se construit comme État-nation, la nation deviendrait une valeur négative.
En effet, tout au long du premier XIXe siècle, jusqu’en 1861, les élites et les intellectuels du Risorgimento, en dépit de leurs divisions, se définissent comme patriotes et se déclarent favorables à l’unité territoriale administrative et politique. Un Cavour, d’abord directeur de la revue Il Risorgimento, prônait une unification économique (le premier grand article politique de Cavour traitait des chemins de fer). Sur l’unification économique, tous se retrouvent, de Cavour jusqu’aux classes dirigeantes italiennes, aux grandes élites patriotes.
Mais au-delà de l’unification économique, l’idée nationale comme ferment de l’action politique et réformatrice est devenue consensuelle. Même Pie IX, (Giovanni Maria Mastai Ferretti) est présenté, lorsqu’il est élevé au pontificat, comme un pape national, un pape promoteur de la libération de l’Italie. Certes on a plusieurs nations à l’esprit, la nation des catholiques dans un État fédéral dont le pape serait le souverain, la nation sécularisée de Cavour autour de la dynastie piémontaise, la nation fédéraliste de Cattaneo ou la nation plus centralisée de Mazzini. Cette omniprésence de la nation s’observe tant que l’État n’existe pas.
Quand l’État est fondé (en 1861 et 1870), on a l’impression que la nation disparaît ou devient un problème. Dès les années 1860-1870 on insiste sur le déficit de nation, sur l’impossible nationalisation des Italiens. Les formules qui circulent l’accréditent parfaitement. La plus célèbre est une citation posthume de Massimo D’Azeglio, grand homme politique, écrivain, artiste peintre : « L’Italie est faite, il faut faire les Italiens ». Cette proposition a comme substrat que l’État qui a été construit serait un artefact imposé à un pays marqué par des caractéristiques négatives.
Première caractéristique, la diversité géographique, culturelle, linguistique, d’où le poids des localismes, des régionalismes.
La deuxième caractéristique, liée à cette diversité, est l’inégalité foncière de développement culturel, économique, politique et l’existence d’une stigmatisation du Midi de l’Italie. Une lettre adressée à Cavour par un grand politique romagnol de l’époque, Luigi Carlo Farini, lors d’un séjour dans les provinces napolitaines en donne la célèbre formule : « Mais mon ami, que sont ces terres ? Ce n’est pas l’Italie, c’est l’Afrique. Les bédouins comparés à ces ploucs (cafoni) sont la fleur de la civilisation ! » Tel est l’un des énoncés de la question méridionale, telle est l’une des premières difficultés qui se présentent quand on veut penser le rapport entre État et nation après 1861.
Enfin, en conséquence de tout cela, s’édifie l’idée d’une société étrangère à la nation parce qu’incivique et signée par des fidélités autres que celles qui devraient lier le citoyen à l’État : la fidélité à la famille (c’est la thèse du « familisme amoral » de l’anthropologue américain Edward Banfield), la fidélité à l’Église, qui est une entrave à l’appartenance civique, la fidélité à la petite patrie, à la patrie locale, au « campanile », le clocher, qui définit ce que l’on appelle le « campanilisme », l’esprit de clocher érigé en système. Au XXe siècle l’appartenance à l’une des grandes formations du bipartisme constituera aussi une entrave.
Toutes ces représentations de l’impossible nation italienne révèlent un déficit de nation dû à un déficit de citoyenneté, ce qui amène à poser l’adéquation entre nation et citoyenneté.
Une partie de l’explication pourrait se trouver du côté de l’État.
L’hypothèse d’un État qui ne parviendrait pas à s’imposer, qui ne serait pas assez fort ne tient pas car l’État post-unitaire italien est un État fort dans les années 1870-1880. L’État libéral, dont le modèle est la Prusse, est un État fort, beaucoup d’historiens l’ont montré.
Néanmoins, l’État ne réussit pas à intégrer. Cette affirmation est plus proche de la réalité historique. L’État est autoritaire, il est visible mais il n’a pas les moyens de moderniser, d’intégrer les périphéries, ce que réussit à faire l’État autoritaire bismarckien ou, à son extrémité, l’État libéral et progressiste de la IIIe République qui réussit, avec le temps, à intégrer une grande partie de la société française. C’est la thèse de la visibilité d’un État autoritaire italien qui paraît fort mais qui n’a pas, au début, les moyens de sa politique de modernisation.
De tout cela ressort la thématique importante d’un État, d’un pays légal déconnecté du pays réel, soit parce que l’État est inexistant, prétendent certains, soit parce qu’il serait inefficace. L’inexistence de l’État est un thème constant du discours politique italien. Je rappelle – ce sera mon seul tribut à l’actualité – que dans l’un de ses « célèbres » discours de Bologne, en 2013, le leader des 5 étoiles, M. Grillo, avait eu cette formule assez intéressante : « Nous sommes des Italiens, chers amis, mais nous avons perdu notre identité. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus d’État ».
Plus intéressante est l’impossible figure de l’impossible nationalisation des Italiens. Cela prend le visage de l’unité inachevée et s’exprime par la critique du Risorgimento. Il n’est pas possible de penser la nation en Italie, disent les tenants de cette thèse, parce qu’il n’y a pas d’unité nationale jusqu’au XXe siècle, jusqu’à la résistance contre le fascisme ou jusqu’à l’intégrité complète, la nationalisation complète, culturelle, grâce à la diffusion de la langue italienne contre les dialectes et un certain nombre d’éléments d’unification culturelle. Je ne suis pas un expert d’histoire actuelle ni de sciences politiques mais je pense que ces constats, l’impossible État, la nationalisation imparfaite en raison des inégalités, sont à l’origine de deux constantes de la vie politique italienne jusqu’à nos jours : la tentation d’un régime fort, parfois autour de personnages dits « providentiels », de Crispi (1819-1901) à Mussolini (1883-1945), et un ferment d’antipolitique qui passe par la tentation, non pas de l’homme fort ou de l’homme providentiel mais de l’homo novus (homme nouveau).
Comment penser la nation dans une échelle internationale ?
C’est une équation qu’évidemment tous les historiens doivent affronter. Les historiens spécialistes de la France ont écrit une histoire mondiale de la France (celle de Patrick Boucheron [7] n’est pas passée inaperçue). Les historiens spécialistes de l’Italie ont fait la même chose. Une histoire mondiale de l’Italie [8] vient d’être publiée par un grand historien de la latinité, de la Rome antique, Andrea Giardina. En voici la première phrase : « Ce livre s’ouvre avec les Alpes et se clôt avec l’île de Lampedusa. Lampedusa est le lieu de la nation italienne qui parle le plus au monde, même si ce dialogue n’existe pas de façon réelle. » Cette façon de poser la place de l’Italie dans le monde international en partant d’une situation critique liée à la Méditerranée me semble extrêmement importante. Elle nous rappelle une réalité historique inébranlable autour de l’internationalisation de la nation italienne, celle qui lie la nation des Italiens à la Méditerranée. Cela paraît évident, c’est lié à l’histoire. Le Risorgimento fut au XIXe siècle un mouvement méditerranéen, un grand mouvement de solidarité avec les Grecs de l’Epanastasis (la Révolution ou Guerre d’Indépendance), avec les Espagnols, aves les Portugais, avec les Français… à considérer qu’ils soient méditerranéens. Le combat mazzinien fut un combat de solidarité des nations méditerranéennes. On a parfois la tentation de l’oublier. Certes ce thème de la méditerranéité de la nation italienne a été exploité d’une façon tendancieuse à l’époque fasciste, autour du thème du mare nostrum des Italiens, qui voulait que l’identité méditerranéenne de l’Italie se traduise à travers une hégémonie coloniale dont on a connu les étapes.
Plus récemment, cela a eu comme conséquence l’idée qu’en Europe l’Italie est la nation d’interlocution avec la rive Sud. Et pas toujours de façon positive. Mais, en cas de problème du continent européen, cette vocation méditerranéenne, de pays interlocuteur des pays arabes a pu, ou aurait pu, être utile. Elle a des racines historiques, elle a surtout un usage politique susceptible de nourrir l’anti-européisme d’un certain nombre d’Italiens. Je vous renvoie, à propos de ces relations à la Méditerranée, à la très belle contribution qu’avait livrée l’ambassadeur Andréani sur les liens entre la Méditerranée et l’Italie.
Au-delà de ce rapport à la Méditerranée se pose la question des liens entre la nation italienne et le monde. Là aussi on est confronté à un paradoxe apparent : l’idée que l’Italie s’est faite seule contre des ennemis dès le XIXe siècle et la réalité d’un mouvement qui, dès le début, a été lié à la solidarité internationale, à l’engagement remarquable de tous les pays d’Europe. L’italophilie, comme le philhellénisme, est le plus puissant marqueur libéral progressiste de l’Europe du XIXe siècle. De récentes études ont montré qu’au XIXe siècle se dire italophile, en Angleterre comme en France, c’était se dire progressiste, libéral, c’était se dire capable de concilier les idéaux de la nation et de la nationalité avec les idéaux de la solidarité internationale, bien avant que la nation soit assimilable au nationalisme agressif.
Quelle nation du XIXe siècle en héritage pour les Italiens des XXe et XXIe siècles ? Au XIXe siècle deux conceptions de la nation semblaient s’affronter : une conception universaliste et ouverte, liée à l’histoire et plutôt du côté des héritages de la Révolution française et de l’émancipation des peuples ; et une nation considérée comme « germanique », communautaire et indissociable d’un modèle plus fermé autour des liens, mythiques, du sang et de la race. Il était facile de poser que le bon Risorgimento était universaliste et relevait plutôt de la première famille. Les travaux pionniers de l’historien Alberto Banti ont renouvelé l’approche du canon de la « nation du Risorgimento » en considérant à partir de textes littéraires fondateurs que la nation qui a inspiré les patriotes était fondée sur une vision communautaire exacerbant la parenté et les liens et développant une mythologie de l’honneur et de la sainteté, autour de la terre natale tantôt défensive, tantôt agressive [9]. Ces deux sens de la nation ont évidemment coexisté et nourri un discours public qui faisait osciller les Italiens entre le messianisme révolutionnaire et universaliste et le nationalisme hégémonique et xénophobe dans l’entre-deux-guerres. Ce qu’une opposition commode, mais sans fondement philologique ou historique, traduit autour du binôme « patriotisme » / «nationalisme ».
De cette dualité demeura une suspicion pour la nation au XXe siècle. Les faiseurs d’opinion sont passés d’un paradigme de refus de la nation et de ses liens à l’État après la Deuxième Guerre mondiale, lié au fait que la nation était créditée de tous les maux (archaïsme, philo-fascisme …), à un paradigme de redécouverte de la nation, de réappropriation de la nation par les intellectuels et par un certain nombre de leaders de l’opinion politique et publique à partir du milieu des années 1990.
Jusqu’à la fin des années 1980, un sociologue célèbre avait pu dire : « Le drapeau tricolore italien, nous ne le voyons flotter qu’au stade – Il tricolore sventola solo allo stadio ». à partir du milieu des années 1990, la nation est redevenue proche des valeurs positives du Risorgimento. On a bien vu l’usage qui était fait du drapeau italien. Nous devons notamment au Président Ciampi et au Président Napolitano le fait que l’usage du drapeau italien n’est pas réservé aux forces nationalistes les plus extrémistes et radicales. L’usage du drapeau italien marque la ré-acculturation par une opinion libérale, par une opinion modérée qui n’a rien à voir avec les thèmes les plus nationalistes, marque la réconciliation de cette opinion, notamment de la « classe intellectuelle », avec la thématique de la nation italienne.
Il reste qu’après cette période de refus, d’indifférence puis de reconquête, nous devons nous demander dans quel régime d’identité nationale la classe politique, l’opinion et les intellectuels sont entrés depuis les dernières élections. La nation des Italiens est-elle la propriété de ceux qui entendent utiliser tous les réflexes anti-européens ? La nation des Italiens est-elle redevenue la propriété d’un nationalisme agressif et notamment anti-français ? Ou la nation des Italiens se situe-t-elle ailleurs dans la sphère politique ?
Ce n’est pas à moi qu’il revient de le dire. Je dirai seulement que même aux pires moments historiques de tension entre la France et l’Italie, à l’époque de Crispi notamment, même en pleine guerre douanière, il y eut une réelle résilience culturelle, académique, intellectuelle et peut-être même économique des relations entre la France et l’Italie. L’un de mes élèves a livré une thèse très importante sur le marché de l’édition française en Italie. Il nous apprend qu’au pire moment des relations franco-italiennes, à la fin des années 1890, les Italiens continuaient à traduire les Français, à lire les Français, les Français continuaient à lire les Italiens et les échanges universitaires se poursuivaient, malgré les difficultés [10]. De même l’agrégation d’italien fut créée en France en 1900 au terme d’années de malentendus et de polémiques qui forgèrent la violente crise franco-italienne de la fin du XIXe siècle [11].
Ceci me ramène à mes charges de recteur et me permet de conclure que l’éducation et l’Université nourrissent ce qu’on appelle en bon français une « soft-diplomatie » qu’il ne nous faut pas perdre de vue.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Gilles Pécout, de ce passionnant exposé qui nous invite à nous réapproprier cette idée de la nation qui n’est pas le nationalisme.
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[1] Le 17 mars 2011, l’Italie a commémoré la proclamation du royaume d’Italie par le premier Parlement national réuni à Turin, le 17 mars 1861. Cette célébration a provoqué un vif débat dans le pays.
[2] Les trois rédacteurs français du Traité du Quirinal missionnés en janvier 2018 par le président de la République Emmanuel Macron sont Sylvie Goulard, Pascal Cagni et Gilles Pécout. Du côté italien le président du Conseil Paolo Gentiloni avait confié la charge à Paola Severino, Franco Bassanini et Marco Piantini.
[3] Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, François Hartog (éd. du Seuil (La librairie du XXIe siècle), 2003).
[4] Le Cantique des Créatures, chant religieux composé par Saint François d’Assise, est considéré comme la première œuvre littéraire écrite en italien moderne.
[5] Les lieux de mémoire, Pierre Nora (éd. Gallimard (Bibliothèque illustrée des histoires). 3 tomes : La République, 1984, La Nation, 1986, Les France, 1992).
[6] L’Italie par elle-même, lieux de la mémoire italiens de 1848 à nos jours, sous la direction de Mario Isnenghi (éd. Rue d’Ulm, novembre 2013).
[7] Histoire mondiale de la France, ouvrage collectif dirigé par Patrick Boucheron (éd. du Seuil, janvier 2017).
[8] Storia mondiale dell’Italia, Andrea Giardina (éd. Laterza, 16 novembre 2017).
[9] La nazione del Risorgimento : parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Alberto Banti (Turin, Einaudi, 2000, 214 p).
[10] Raphael Muller, Le livre français et ses lecteurs italiens. De l’achèvement de l’unité à la montée du fascisme (Paris, Armand Colin, 2013).
[11] Jérémie Dubois, L’enseignement de l’italien en France 1880-1940. Une discipline au cœur des relations franco-italiennes préface de Gilles Pécout (Grenoble, Ellug, 2015).
Le cahier imprimé du colloque « Situation de l’Italie, réalité et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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