La relation franco-italienne, histoire et contenu

Intervention de Loïc Hennekinne, ambassadeur de France en Italie de 2002 à 2005, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Situation de l’Italie, réalité et perspectives » du 5 décembre 2018.

Je vais essayer de mettre en perspective cet échange de vues sur l’Italie.

À ma connaissance, c’est la première fois que la Fondation Res Publica consacre un colloque à ce seul pays [1], ce qui en soi est signifiant.

Il est vrai que j’ai passé quelques temps à m’occuper de l’Italie. Je suis reconnaissant à la langue italienne car elle m’a permis de choisir la carrière diplomatique à la sortie de l’ENA. On m’a donc immédiatement affecté aux affaires de l’Europe méridionale dont l’Italie. C’est aussi en Italie que j’ai terminé ma carrière puisque, après avoir été Secrétaire général du Quai d’Orsay, on m’a proposé le Palais Farnese.

À travers ces contacts assez nombreux que j’ai eus avec les Italiens, j’ai pu me faire une idée de ce qui, parfois, peut provoquer des malentendus entre nous.

L’Italie est l’un de nos très proches voisins.

La population française (66,3 millions d’habitants) et la population italienne (60,8 millions d’habitants) sont très proches. Nos deux pays ont un PIB comparable, avec un petit avantage à la France. La France et l’Italie sont, l’une pour l’autre, le deuxième partenaire commercial. Pourtant nous semblons nous intéresser moins à l’Italie qu’à d’autres pays européens.

Rome vit mal l’insuffisante attention portée par ce grand voisin qu’est la France.

Il est vrai qu’au cours de l’histoire, nous avons eu maille à partir avec ce qui n’était pas encore une Italie unie. Déjà, sous les Valois, dès la fin du XVe siècle, nous avons multiplié les incursions dans les territoires italiens. Nous n’étions pas les seuls. Les incursions venaient également des Musulmans, des Espagnols, des Autrichiens. Mais ces « guerres d’Italie » n’ont pas toujours laissé un bon souvenir aux populations italiennes, parce que nos soldats se comportaient comme une soldatesque classique.

Cela dit, il y a eu aussi des éléments positifs entre l’Italie et la France. Napoléon III, au milieu du XIXe siècle, avait réussi à convaincre Cavour, alors le grand homme de l’Italie, de la nécessité de réunir les provinces italiennes qui avaient toujours vécu leur vie propre. En dépit de la force, de la puissance de cet esprit provincial (parfaitement décrite dans l’ouvrage de Malaparte sur l’Italie), Cavour a réussi à rallier ses compatriotes et l’État italien est né en 1861. La France avait aussi coutume de guerroyer avec l’Autriche qui elle-même faisait de fréquentes incursions en Italie. C’est grâce à une victoire sur l’Autriche que les Italiens ont pu récupérer Venise et la Vénétie, ce dont ils nous sont très reconnaissants. Les souvenirs que nous avons laissés sont donc loin d’être tous négatifs.

Mais c’est l’alliance de Mussolini avec Hitler, en 1939, qui a perturbé durablement les relations franco-italiennes. À la fin de la guerre, assez naturellement, la France s’est vu attribuer un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies, alors que l’Italie, comme l’Allemagne, en était évidemment exclue. Cette situation au sein des Nations unies a toujours été mal ressentie par les Italiens.
Un autre élément a joué : sous la IIIe et la IVe Républiques, la France politique était une France laïque peu encline à s’intéresser à un pays dirigé par des démocrates chrétiens. J’éprouvais moi-même dans ma jeunesse des réserves vis-à-vis de ce pays dirigé par des catholiques (même si j’avais fait toutes mes études chez les catholiques). Il y avait bien en France un parti très imprégné de catholicisme, le MRP (Mouvement Républicain Populaire). Mais le MRP n’a jamais réussi à s’imposer véritablement et il n’était pas suffisant, vis-à-vis des Italiens, pour balancer cette réticence que nous avions à l’égard de la démocratie chrétienne.

Il ne faut pas sous-estimer les évolutions pédagogiques. J’appartiens à une génération où les deux tiers des élèves faisaient du latin de la Sixième à la Première ou à la Terminale. Ils s’imprégnaient de Rome, de la culture romaine, de notre passé commun avec l’Italie. L’étude du latin, la connaissance de la culture et de la civilisation italiennes constituaient un élément fondamental qui a été perdu. Selon les statistiques officielles de l’éducation nationale, aujourd’hui, moins de 20 % des élèves commencent le latin en Cinquième (et le pourcentage tombe à 14 % en Troisième, 3 % en Première et en Terminale). Les Français se sont donc éloignés petit à petit de ce fondement de la culture italienne et se sont cherché d’autres héros dans les journaux ou à la télévision. Il ne s’agissait ni de merveilleux peintres ni de grands écrivains mais ils s’appelaient Fausto Coppi, Gino Bartali (champions cyclistes), ou encore Rossellini, Fellini et la Masina (Giuletta Masina, épouse de Federico Fellini). Ce n’était pas tout à fait au même cran. C’est l’une des raisons pour lesquelles Rome s’est sentie quelque peu déconsidérée par les Français.

Il faut néanmoins noter des efforts de rapprochement politico-diplomatiques.

J’ai le souvenir qu’en février 1982 François Mitterrand, invité par Sandro Pertini, avait proposé de créer, comme c’était déjà le cas avec d’autres pays, un « sommet » annuel franco-italien (il paraît que c’est Gilles Martinet qui en avait eu l’idée). C’était une bonne idée.

Mais la lecture des comptes rendus de tous ces conseils franco-italiens s’est avérée décevante. En effet la partie italienne a toujours été réticente à évoquer les problèmes politico-diplomatiques car, lorsque nous n’étions pas sur les mêmes lignes, ils privilégiaient systématiquement la position américaine. On parlait donc essentiellement de coopérations dans le secteur industriel, de la possibilité d’avoir des opérations communes. On parlait aussi un peu de culture. Mais je dois dire que la lecture de ces comptes rendus m’a consterné et j’ai trouvé que nos présidents avaient du mérite d’avoir persévéré. Je ne résiste pas à l’envie de vous livrer une perle : lors d’un de ces sommets, les Italiens ont reproché aux Français … d’abuser de leur droit de veto au sein du Conseil de sécurité ! En fait, cela se passait en 2003, après la décision américaine d’envahir l’Irak et, bien entendu, avant ce conseil franco-italien, Rome avait téléphoné à Washington pour savoir quel discours tenir ! Il faut reconnaître qu’il est un peu difficile, dans ce contexte, d’entretenir des liens étroits.

Cela a bien sûr évolué au cours des années selon les présidents italiens. Certains étaient plus ouverts à une discussion large. Je pense à une période que j’ai connue : l’arrivée de Silvio Berlusconi, sans doute l’un des hommes politiques italiens qui connaissaient le mieux la France où il était venu très jeune pour chanter dans les bars… Certes, sa connaissance n’était pas toujours d’une finesse extraordinaire. J’ai assisté à des sommets franco-italiens où, à table, Berlusconi sortait des énormités, en présence de dames d’ailleurs. Mais il avait des choses à dire à ses homologues français, ce qui n’avait pas été le cas de tous ses prédécesseurs. Cela a donné un peu de tonus à ce qu’avaient été jusque-là ces rencontres entre les présidents français et leurs homologues italiens car on ne peut pas dire que la démocratie chrétienne avait stimulé la relation entre la France et l’Italie. Les dix années de Berlusconi puis, ensuite, le centre-gauche, ont apporté un peu d’esprit nouveau.

Tout cela se traduit du côté de Rome par une certaine rancœur à notre égard et – j’en viens à la politique intérieure italienne – un mal-être des Italiens vis-à-vis des partis traditionnels, ce qui a permis de voir apparaître de nouveaux acteurs qui n’étaient plus la démocratie chrétienne mais de nouvelles structures comme la Ligue du Nord (LN) de Umberto Bossi ou le mouvement Cinque Stelle (Mouvement 5 étoiles) à quelques années de différence. À l’époque où j’étais ambassadeur, on n’identifiait à peu près personne au sein de Cinque Stelle sauf Beppe Grillo que l’on connaissait comme comique par la télévision. On a assisté au remplacement des anciens partis par ces deux nouveaux mouvements qui ont tous les deux dépassé les 30 % lors des dernières élections, c’est-à-dire qu’ils pouvaient, s’ils arrivaient à s’entendre, être majoritaires et se partager les ministères.

Voilà ce qu’a été l’évolution de l’Italie et de la relation franco-italienne. Bernard-Henri Lévy, commentant dans un article récent le livre du directeur de La Stampa, Maurizio Molinari, a parlé de « la haine amourée de la nation sœur française ». Le mot « haine » est trop fort à mes yeux mais on peut parler de malentendu et nous avons parfois du mal à comprendre que nos amis italiens attendent beaucoup plus de nous.

Bien que j’aie essayé pendant trois ans de convaincre Paris de cette nécessité d’être plus allant avec les responsables italiens, je ne peux que constater, à la lumière de l’interprétation de cet Italien, que nous n’avons pas tout à fait réussi.

Il y a donc du travail pour l’avenir.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Loïc Hennekinne, pour cet exposé qui nous instruit beaucoup parce qu’il a valeur de témoignage de la part d’un grand acteur des relations internationales.

Je voudrais quand même préciser que nous avions un projet de colloque sur la France et l’Italie depuis près d’une quinzaine d’années. Nous étions en très bonnes relations avec Gerardo Marotta, fondateur de l’Institut italien d’études philosophiques, mécène, établi à Naples. Giorgio Napolitano, que j’avais connu lorsqu’il était ministre de l’Intérieur (1996-1998), et qui devint plus tard président de la République italienne (2006-2015), s’était dit intéressé. Et si ce colloque n’a jamais eu lieu c’est probablement parce que, assumant la présidence de la commission des Affaires institutionnelles au Parlement européen (1999-2004), Giorgio, peut-être, ne souhaitait pas trop voir se développer les relations bilatérales. Il privilégiait la voie de l’intégration européenne. C’est en tout cas ce que je pense avec le recul, bien que nous ayons toujours eu des relations très amicales, notamment à l’occasion de sa venue à Paris, comme président de la République italienne, il y a quelques années.

J’ajouterai que nous étions fascinés par l’Italie quand, dans le CERES des années 70, nous regardions vers le compromis historique qui s’esquissait entre le Parti communiste italien (PCI) de Berlinguer et la démocratie chrétienne, ce qui aurait évidemment révolutionné beaucoup de choses (c’était l’époque, en France, de l’union de la gauche). Je me souviens d’une visite Via delle Botteghe Oscure (« Rue des Boutiques obscures ») [2]. À cette époque nous allions voir les dirigeants du PCI pour prendre des leçons, pour les écouter. On attendait beaucoup d’eux et eux-mêmes se considéraient comme des aînés dans la famille des partis communistes d’Europe occidentale. Nous n’étions pas du tout communistes, puisque nous étions au Parti socialiste, mais nous avions fait le la stratégie de l’union de la gauche l’axe de notre projet. Nous avions donc bien connu à cette époque toute l’équipe qui dirigeait le PCI. On sait ce qui est arrivé : avec l’assassinat d’Aldo Moro, la page du compromis historique a été tournée. Mais c’est une autre affaire.

Je me tourne maintenant vers le professeur Dumont qui va nous éclairer de sa science, qui est immense, notamment sur les questions de démographie et d’immigration qui sont quand même des problèmes qui se posent aujourd’hui avec plus d’acuité qu’hier.

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[1] Lors du colloque organisé par la Fondation Res Publica le 18 février 2008, « Quel gouvernement économique de la zone euro ? », Loïc Hennekinne était intervenu sur « L’Italie et l’euro ».
[2] Au numéro 5 est choisi se trouve le siège du Parti communiste italien (surnommé le Bottegone, « Grande boutique »).

Le cahier imprimé du colloque « Situation de l’Italie, réalité et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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