La question monétaire : l’euro est-il responsable de la crise italienne ?

Intervention de Jean-Michel Naulot, membre du collège de l’Autorité des Marchés financiers de 2003 à 2013, auteur de Eviter l’effondrement (Seuil ; 2017), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Situation de l’Italie, réalité et perspectives » du 5 décembre 2018.

J’adopterai une approche monétaire de l’histoire récente de l’Italie. Sans doute y aura-t-il quelques points de recoupement avec ce qu’a dit Olivier Passet. En tout cas, comme vient de le constater Jean-Pierre Chevènement, il y a un grand point de convergence, c’est qu’il se passe quelque chose en 2000.

Je distinguerai quatre périodes dans l’histoire de l’Italie depuis la Seconde Guerre mondiale :

Pendant les décennies 1950 et 1960, étonnamment, trois grands pays, l’Italie, la France et l’Allemagne, ont un taux de croissance équivalent (5 à 6 % par an pendant vingt ans) et une très grande stabilité monétaire. La lire avait même la réputation d’être une monnaie forte. Seul petit décalage pour l’Italie, la dette y était déjà un peu plus importante (37 % du PIB contre 10 % en France et en Allemagne au début des années 1970).

La deuxième période, caractérisée par une grande instabilité monétaire, part du 15 août 1971, date de la rupture du lien entre le dollar et l’or qui marque l’entrée progressive dans un système de changes flexibles, et va jusqu’en septembre 1992 lorsque l’Italie quitte le système monétaire européen en dévaluant de 30 %. Au cours de cette période, l’Italie conserve toujours une croissance forte, de l’ordre de 4 % par an. On peut donc continuer à parler du « miracle italien ».

On peut relever que pendant les années soixante-dix l’Italie a de gros déficits budgétaires mais comme elle monétise sa dette, c’est-à-dire qu’elle se finance à taux zéro auprès de la banque centrale, sa dette reste à un niveau modéré alors que pendant les années 80 elle se finance sur les marchés financiers, ce qui entraîne une explosion de sa dette (100% du PIB au début des années 90).

En résumé, cette deuxième période est ainsi marquée par des ajustements monétaires nombreux et une croissance toujours élevée, à l’exception des deux chocs pétroliers de 1973 et 1979. Au début des années 90, le revenu par habitant est équivalent au revenu par habitant en France et en Allemagne.

La troisième période va de septembre 1992 à janvier 1999. C’est la période de préparation de l’entrée dans l’euro. C’est une période extrêmement intéressante parce que l’Italie a une politique différente de celle de la France et que je rapprocherai de celles du Canada et de la Suède. On cite souvent les réformes structurelles de ces deux pays sans rappeler que celles-ci, précisément à partir de 1992, se sont accompagnées de dévaluations importantes (30 % par rapport au dollar pour le Canada, 22 % pour la Suède). L’Italie, elle aussi, fait enfin des réformes structurelles (notamment la désindexation des salaires, certes avec dix ans de retard sur la France) et elle les accompagne d’une dévaluation de 30 %. Ainsi, dès 1993-1994, au lieu de plonger dans la récession, l’Italie réussit à maintenir une croissance entre 1 % et 2 % et la dette est stabilisée au niveau de 100 %.

En résumé, pendant ce demi-siècle, l’Italie a une croissance soutenue. Le « miracle italien » des années 1950 et 1960 s’est prolongé. Peut-on dire que l’Italie utilise sa monnaie comme une arme ? Ou comme une béquille ? Je ne sais… Mais, de manière incontestable, pendant toute cette période, la monnaie est absolument indispensable à l’Italie.

Avec le tournant 1999-2000, on entre dans la quatrième période qui est celle de l’admission de l’Italie dans l’euro. Olivier Passet a parlé des effets de la crise de 2008. En 2009 la croissance italienne chute de 5 % ! C’est considérable (en France, elle chute de 2,5 %, en Allemagne un peu plus). Tout au long de la période qui suit l’entrée de l’Italie dans l’euro, une anémie de l’économie s’installe progressivement, très impressionnante à partir de 2008. L’Italie constate que les promesses de l’euro, de la monnaie unique, ne sont pas tenues.

Première promesse, l’intégration monétaire devait se traduire par une accélération globale de la croissance économique dans l’ensemble de la zone euro. Or, on constate que si la croissance reste à peu près correcte jusqu’à la crise de 2008, elle ne repart pas après l’effondrement consécutif à cette crise. Depuis la crise de 2008, la croissance est en moyenne proche de zéro. Le revenu par habitant est inférieur en 2018 à ce qu’il était en 1999. Le chômage des jeunes atteint 30 %. Le taux de pauvreté a progressé de 16 % à 20 % depuis la crise de 2008.

Deuxième promesse, la monnaie unique devait mettre fin aux dévaluations compétitives. Or l’Italie constate très vite que l’on a remplacé les « dévaluations monétaires compétitives » par des « dévaluations internes compétitives » : choc de la dévaluation de l’Allemagne des années Harz (2003-2005) ; dévaluations internes, à partir de 2010-2012 (crise de l’euro), avec la baisse des coûts de production en Espagne, au Portugal et en Grèce.

Troisième promesse, la monnaie unique devait se traduire par une accélération de la circulation des capitaux dans la zone. En effet, à partir du moment où il n’y a plus de modification des parités monétaires, les investisseurs déplacent leurs capitaux à moindre risque. Or l’Italie a pu constater que les capitaux ne venaient pas chez elle, qu’ils allaient plutôt dans le Nord. En tant qu’ancien banquier, j’ajoute que depuis 2010 on est revenu à une fragmentation complète des marchés financiers, ce qui est une bonne chose de mon point de vue. Dans les années 2000, on avait expliqué aux banques qu’une créance sur l’Italie valait une créance sur l’Allemagne. Aujourd’hui elles font la distinction et prennent ainsi moins de risque. C’est pourquoi les banques allemandes et françaises ne détiennent que peu de dette italienne.

Pourquoi en est-on arrivé là ?

La réponse se trouve dans les écrits des économistes des années 60 à 90. Certains étaient favorables à la création d’une zone monétaire, comme Robert Mundell, Canadien bien connu qui voulait trouver un champ d’expérience à ses théories sur les zones monétaires… D’autres économistes étaient hostiles à la monnaie unique. Mais tous se retrouvaient sur un point : une zone monétaire ne peut bien fonctionner qu’à deux conditions : la convergence des politiques sociales, fiscales, économiques et des transferts financiers très importants.

Nous avons appris hier soir que les négociations de l’Eurogroupe sur le budget commun étaient renvoyées après les élections européennes.

Par ailleurs, nous sommes dans une situation où il n’y a aucune convergence, notamment dans le domaine fiscal. Ce risque d’une absence de convergence avait été abordé par les gouverneurs des banques centrales réunis dès le Comité Delors (1988-1989). C’est pour cette raison que, tout en étant favorables à la monnaie unique, ils avaient écrit qu’il ne fallait surtout pas fixer de date butoir à la mise en place de la monnaie unique. Un an plus tard, au sommet de Maastricht, la France a réussi à convaincre ses partenaires qu’il fallait une date butoir… !

Outre l’absence de transferts financiers et l’absence de convergence des politiques, un autre facteur est à l’œuvre : l’euro est une monnaie trop forte pour certains pays comme l’Italie et trop faible pour d’autres. D’après un rapport du FMI, la monnaie européenne, qui est une moyenne entre d’anciennes monnaies fortes et d’anciennes monnaies faibles, est surévaluée de 11 % pur l’Italie et sous-évaluée de 19% pour l’Allemagne. L’écart est donc de 30 % ce qui est considérable. Je livre à votre réflexion les deux premières lignes d’un rapport du FMI sorti en 2017 : « Les pays appartenant à la zone euro ont connu une convergence régulière de leurs PIB réels par habitant dans les décades précédant l’introduction de l’euro mais elle s’est arrêtée net ensuite. »

Je voudrais insister sur ce biais inégalitaire de l’euro. Les capitaux partent vers les paradis fiscaux européens et vers les centres de production industrielle les plus compétitifs, où la tradition industrielle est la plus forte, où les coûts de production sont plus bas. S’ajoute à cela l’effet d’une monnaie trop forte pour un pays comme l’Italie.

Les chiffres illustrent parfaitement ce biais inégalitaire :

De 2008 à 2018, le PIB baisse de 5 % en Italie, augmente de 13 % en Allemagne. Je disais il y a un instant que le revenu par habitant était le même dans les trois pays (France, Italie, Allemagne) au début des années 90, il est aujourd’hui inférieur de 30 % en Italie par rapport à l’Allemagne et de 15 % par rapport à la France. Depuis vingt ans les exportations allemandes ont augmenté de 230 %, les exportations italiennes ont augmenté de 70 %. Selon les chiffres de l’OCDE la production industrielle allemande a enregistré une hausse de 35 % tandis que la production industrielle italienne baissait de 17 %.

Enfin, l’attitude des autorités européennes a plutôt tendance à aggraver cette crise latente, permanente. Depuis les réformes de 2011-2013 la réaction de la Commission européenne – et la réaction de l’Allemagne – consiste à « punir les récalcitrants », ce qui a pour résultat immédiat de faire monter les taux d’intérêt, à tel point qu’on peut s’interroger sur le point de savoir si ce n’est pas délibéré, afin de ramener à la prudence les dirigeants qui s’écartent un peu des lignes directrices.

Dans n’importe quel pays du monde, en dehors de la zone euro, en cas de difficulté, la banque centrale intervient immédiatement en soutien du gouvernement. Ce n’est pas le cas de la BCE. Mario Draghi, interrogé sur l’Italie au cours de sa dernière conférence de presse, répondait que si on devait intervenir pour un pays donné on le ferait dans le cadre de la procédure OMT (Outright Monetary Transactions) qui signifie qu’en contrepartie de l’aide apportée on met les dirigeants à genoux avec un plan d’austérité…
Ces deux éléments de rigidité aggravent la crise. Si l’Italie n’était pas dans la zone euro, sa situation serait moins alarmante.

Dans les temps qui viennent, pour évaluer la situation italienne, il faudra surveiller trois éléments : la croissance, la situation des banques et l’attitude des autorités européennes.

Dans un pays aussi fragile, si le taux de croissance ralentit, soit en raison de la situation proprement italienne, soit par un choc externe, un retournement du cycle mondial, la dette repartira immédiatement à la hausse. En Italie, de mon point de vue, l’augmentation de la dette est directement liée au taux de croissance italien.

Oliver Passet a évoqué le phénomène des créances douteuses. Je parlerai plus généralement de la situation des banques italiennes. Certes, les créances douteuses se détériorent si les taux d’intérêt montent, mais il y a aussi le fait que les banques italiennes détiennent environ 20 % de la dette publique et une forte hausse des taux entraînerait des pertes pour les banques italiennes. Elles pourraient alors être tentées de vendre leurs créances, ce qui accroîtrait à nouveau la hausse des taux. Il y a là un vrai danger.

Enfin, si la Commission était tentée de donner un coup de canif sérieux dans le programme de la coalition, elle prendrait le risque de renforcer Matteo Salvini qui est déjà très populaire.

La crise italienne peut-elle conduire à l’éclatement de la zone euro ? Personne n’a la réponse à cette question. Mais, dès lors qu’un pays connaît une situation difficile, les capitaux quittent le pays et un phénomène de contagion risque alors de se développer.

Je conclus à regret que tous les éléments montrent que l’Italie est aujourd’hui dans une situation extrêmement fragile.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Naulot, de cet exposé très suggestif.

Après une période de stagnation, voire de régression, on pourrait penser qu’une relance s’impose. Or il ne semble pas qu’on s’achemine dans cette direction. Vous évoquez les propos de M. Draghi indiquant que si une économie venait à s’écarter de la trajectoire fixée on appliquerait la procédure OMP, c’est-à-dire la procédure qui a été appliquée à la Grèce. Mais l’Italie n’est pas la Grèce. Son PNB est huit fois supérieur à celui de la Grèce.

Selon le FMI, l’euro est pour l’Italie une monnaie surévaluée. Mais, en même temps, on constate un excédent du commerce extérieur. S’agit-il du commerce extérieur manufacturier ?

Jean-Michel Naulot
L’excédent du commerce extérieur italien, de l’ordre de 3 % du PIB, s’explique en grande partie par l’effondrement relatif des importations italiennes du fait de la croissance zéro (de 2007 à 2017, les importations en dollars courants passent de 612 milliards à 546 milliards alors que les exportations sont parfaitement stables à 605 milliards).

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Le cahier imprimé du colloque « Situation de l’Italie, réalité et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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