La crise italienne, miroir de la crise européenne ?
Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la fondation Res Publica, au colloque « Situation de l’Italie, réalité et perspectives » du 5 décembre 2018.
Permettez-moi quelques questions et observations qui sont le fait autant du politique que de l’intellectuel que j’essaye d’être quelquefois.
Tout d’abord je constate que toutes les nations européennes sont en crise plus ou moins profonde, l’Italie peut-être plus que d’autres en raison de sa situation économique et de son « hiver démographique ».
On peut s’interroger sur les raisons qui font que partout en Europe on observe l’implosion du système politique. En Espagne le PP (Parti populaire) et le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) sont menacés d’être remplacés par d’autres formations. L’Allemagne n’est pas épargnée par la montée de l’extrême-droite, pas plus que la Grande-Bretagne. En France l’implosion du système politique a été un peu dissimulée par nos institutions, avec l’élection d’Emmanuel Macron comme Président de la République en 2017. Mais on s’aperçoit que cette élection ne règle pas complètement le problème et que nous sommes aussi concernés. La montée de l’extrême-droite n’est pas sans lien avec le problème de l’immigration mais elle traduit des fractures croissantes au sein de la société française.
Vous avez dit justement que deux conceptions de la nation s’affrontent de manière plus ou moins ouverte… Peut-être pas assez ouverte parce que le modèle de la nation civique auquel je me rattache, très minoritaire, n’est pas porté par les élites politiques françaises de droite ou de gauche depuis trente ans au moins.
Pour illustrer le modèle ethnoculturel, vous avez évoqué Matteo Salvini brandissant la bible dans ses meetings. Je voudrais rappeler que, lorsque je fis, avec une petite délégation du CERES, le voyage de Rome (à l’initiative d’Hugues Portelli, alors membre du CERES, devenu depuis sénateur LR) il y a presque quarante ans, nous étions très intéressés par l’idée, portée par Gramsci, d’un compromis avec l’idéologie dominante qui, en Italie, est religieuse et donc avec ce qui deviendra la démocratie chrétienne. Mais Gramsci réfléchissait dans les années 30. Nous avons essayé nous-mêmes de transposer ce modèle en France. En effet, nous voulions que l’Union de la gauche ne soit pas seulement l’héritière de la gauche mais reprenne l’héritage du gaullisme. C’était une transposition d’une situation qui n’était pas celle de l’Italie, qui était celle de la France, et par rapport à une histoire bien différente.
On pourrait s’étonner que le même Salvini qui brandit sa bible ferme les ports aux migrants. Mais n’ayons pas une approche trop simpliste de l’énorme problème des migrations. Le choc démographique qui est devant nous est immense ! On parle beaucoup de sauver la planète mais il faudrait peut-être se poser la question de savoir ce qu’on fait par rapport au « choc démographique ». La population de l’Afrique atteindra 2 milliards de personnes en 2050 et peut-être à 4 milliards, si tout continue comme ça, en 2100.
Je dirai qu’il faut introduire des variables par rapport aux nations d’origine et peut-être aider ces États à devenir de véritables nations, avec un sentiment d’appartenance, un patriotisme, un civisme, ce qu’elles ne sont pas toujours, même rarement. En Afrique, il y a encore beaucoup de chemin à faire.
Le problème de la société d’accueil et de sa capacité à accueillir se pose également. On ne peut pas faire comme si ce problème était simple. Et là je vous parle comme ancien ministre de l’Intérieur. J’ai fait des régularisations, trop aux yeux de certains. J’avais calibré les choses de manière rationnelle sur la base de critères d’intégration. Mais, en même temps, j’ai dû faire passer, contre une partie de la majorité qui soutenait le gouvernement d’alors, la loi RESEDA [1]. On peut penser ce qu’on voudra de cette loi mais j’ai dû batailler ferme pour imposer des notions comme « réserve faite de l’ordre public » parce que toute une partie de la gauche (les Verts, les communistes et une partie du Parti socialiste) votait contre. C’était difficile.
Je pense que seul un môle républicain solide – on a parlé de « nation civique » – peut empêcher une dérive vers l’extrême-droite et vers un nationalisme ethnoculturel.
Nous vivons une crise majeure dont il ne faut pas sous-estimer l’ampleur. Elle ne va pas se terminer du jour au lendemain. Mais si ce désordre violent se développe, à terme, bien évidemment il fera le jeu de l’extrême-droite. Je vois bien qui représente l’ethno-nationalisme culturel mais il me semble qu’il est extrêmement difficile à réaliser compte tenu du fait que la gauche, dans sa quasi intégralité, n’a pas tenu sur la ligne du républicanisme civique, le Parti communiste ayant lui-même versé dans un modèle qui n’était pas son modèle plus ou moins gauchiste traditionnel. La gauche s’est convertie aux idées de Terra Nova : l’addition des minorités, le modèle multiculturel… La situation est donc grave en profondeur.
À propos de votre développement sur le populisme, je rappellerai que le Titre I de la Constitution s’intitule « De la souveraineté ». La souveraineté du peuple, est la base de la démocratie. Lors d’un de nos récents colloques, intitulé « Le droit contre la loi » [2], M. Jean-Éric Schoettl a montré dans un excellent exposé que le juge n’est plus la « bouche de la loi » mais que c’est la loi qui désormais s’aligne sur le juge, du fait de la prolifération de normes et de règles qui procèdent non pas du suffrage universel, non pas d’une autorité qui serait responsable devant le peuple, mais de directives européennes transposées par le Parlement (Jacques Delors les évaluait à 80 % de la législation). On doit aussi parler de la prolifération des instances administratives indépendantes qui, au nom de l’expertocratie, ont confisqué au Parlement la possibilité de définir des règles. Il y a deux manières d’en finir avec une démocratie, soit par la dictature, soit en nommant une commission qui, au nom de la technique, va étouffer la démocratie, disait Mendès-France. Il me semble que ces questions sont trop difficiles et générales pour être traitées à la fin d’un débat qui concerne spécifiquement l’Italie.
La France reconnaît traditionnellement les États. Les gouvernements passent mais ceux que nous considérons comme nos interlocuteurs normaux dans la vie internationale, ce sont les États. Il est important pour la France de maintenir des liens étroits avec l’Italie. On ne peut pas se couper d’une nation qui est à beaucoup d’égards la plus proche de nous. Peut-être entretenons-nous une relation un peu passionnelle mais nous sommes liés par une affection profonde et une certaine similitude d’esprit, malgré les différences qui sont réelles. J’entends qu’un traité est en négociation, le traité du Quirinal, qui serait l’équivalent du traité de l’Élysée. L’année 2019, qui sera l’année Léonard de Vinci, sera aussi l’année d’un grand sommet. Je crois qu’il faut maintenir cette ligne. Il faut éviter d’idéologiser à l’excès les rapports d’État à État.
La souveraineté nationale, qu’il faut éviter de diaboliser, doit pouvoir s’exercer. Lors d’un colloque sur l’Europe [3] organisé par la Fondation Res Publica, M. de Boissieu, qui fut notre Représentant permanent à Bruxelles pendant des lustres, a rappelé que la subsidiarité, concept fondamental, veut que l’on rende aux États les pouvoirs et les capacités d’action qui leur permettent d’assurer leurs missions essentielles de protection. Il parlait, sans être désapprouvé, devant deux autres anciens Représentants permanents de la France à Bruxelles, M. Sellal et M. Vimont. Des problèmes et des insuffisances affaiblissant l’Europe avaient été reconnus. M. Sellal a évoqué la possibilité « d’agir en dehors des institutions actuelles à chaque fois que nous voulons faire quelque chose avec tel ou tel partenaire ». Il a évoqué la possibilité d’un « traité à l’intérieur du traité ». On sent bien qu’un certain remodelage est nécessaire. L’Union européenne ne peut pas se féliciter du bilan global : la plupart des nations sont en crise, notamment les cinq plus importantes d’entre elles, à l’Ouest du continent (je ne parle pas des pays d’Europe centrale et orientale qui, bien qu’ils appartiennent à l’Union européenne, ont une autre histoire). L’Acte unique n’est pas sans défauts, la monnaie unique a également un certain nombre de vices constitutionnels dont M. Naulot a décrit les effets. En effet, les mouvements de capitaux ne se font pas dans le sens qu’on aurait souhaité et les divergences se creusent là où on attendait de la convergence.
Il faut se poser ces problèmes. Nous sommes là pour réfléchir et pour exercer notre jugement… Sapere aude (Ose penser par toi-même). Toutes ces questions sont sur la table et on ne gagnerait rien à les éviter ou à les traiter d’une manière excessivement idéologique. Ce sont des problèmes réels. Et il faut mettre bout à bout tous les exposés que nous avons entendus ce soir pour aller vers des solutions pragmatiques. Si on pouvait donner un conseil à ceux à qui on aimerait donner des conseils, ce serait d’aborder tout cela avec beaucoup de pragmatisme, de façon à faire en sorte que l’Europe puisse passer ce cap difficile qui est la rançon de tout ce que nous avons vécu depuis au moins trente ans. Le malaise qui s’exprime dans notre pays ne s’est pas développé sous les dix-huit mois du quinquennat commençant d’Emmanuel Macron. Il vient de beaucoup plus loin.
Je dirai qu’il faut essayer d’aborder toutes ces questions avec un esprit de doute méthodique pour en tirer des solutions s’approchant autant que possible du rationnel.
Stefano Canzio
Tout d’abord, je veux remercier la Fondation Res Publica pour cette rencontre au nom de l’ambassadeur Teresa Castaldo qui malheureusement ne pouvait participer à ce colloque.
Sur le plan de la méthode, cette rencontre est très importante parce qu’elle permet de confronter les représentations que chacun de nos pays a de l’autre. Nous sommes si proches que nous croyons bien nous connaître. Le débat a permis de noter des idées auxquelles parfois même notre peuple ne réfléchit pas suffisamment.
Je crois qu’en Europe, le fil rouge est aujourd’hui l’efficacité de la politique. La plupart des pays démocratiques, surtout en Europe, se trouvent face à un défi : la politique doit démontrer qu’elle est toujours à même d’être efficace à des citoyens dont beaucoup cherchent désormais l’information et les solutions sur internet, sur les réseaux sociaux. L’Italie, comme d’autres pays en Europe, vit ce défi, on doit le reconnaître et on est en train de l’affronter.
Vous avez parlé de la résilience économique. Le cadre italien est compliqué. Sans nier les chiffres, qui doivent être interprétés, je suis très fier de voir comment les entreprises, qui constituent le tissu économique, ont su parfois résister à des pressions, à des situations très difficiles, en dépit d’un euro surévalué qui, comme cela a été dit, n’est pas la monnaie idéale pour l’économie italienne vu sa vocation à l’exportation. La résilience est un mot-clef, me semble-t-il, pour comprendre l’Italie.
Sur le plan des relations bilatérales, je partage absolument ce que vous avez dit. Ces relations bilatérales ont une ampleur que nous-mêmes, Français et Italiens, n’imaginons pas. Il faut donc travailler sur la relation franco-italienne et, comme vous l’avez dit, désidéologiser certaines crispations qui sont tout à fait normales. Nous sommes des diplomates, des professionnels du dialogue, nous savons qu’un peu de dialectique peut stimuler la relation.
Je voudrais terminer sur cette idée de positivité dans les relations.
Je vous remercie encore pour cette rencontre.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le conseiller de l’honneur que vous nous avez fait de représenter votre pays au colloque de la fondation Res Publica. Comme le disait le recteur Pécout, il y a des invariants dans l’histoire, il y a aussi des invariants dans les rapports entre la France et l’Italie. Tâchons de tenir bon là-dessus. Je n’ai pas parlé du Lyon-Turin [4], de la coopération navale, de beaucoup d’autres choses qui sont des dossiers très concrets sur lesquels il faudrait essayer d’avancer. Mais on ne peut pas tout dire.
François-Bernard Huyghe
Je demanderai à M. Lazar un petit commentaire sur les propos tenus aujourd’hui par Matteo Salvini : « Macron n’est plus mon adversaire. Il n’est même plus un problème pour moi, il est un problème pour les Français ».
C’est vrai qu’il y a une compétition symbolique, une désignation sinon de l’ennemi du moins du repoussoir. Certains voudraient ranger les « gilets jaunes » dans la catégorie des populistes. Nous pourrions avoir un long débat là-dessus.
Cette compétition symbolique n’est-elle pas en train de se cogner sur le radeau du réel ?
Marc Lazar
D’après moi, Matteo Salvini est en train de passer par une deuxième étape. La première a été de transformer la Ligue du Nord en Ligue nationale. Il a abordé la deuxième en juillet dernier quand, dans son discours à l’occasion du rassemblement annuel de son parti souverainiste à Pontida, il a lancé l’idée d’une « Ligue des Ligues en Europe », réunissant les mouvements « qui veulent défendre leurs frontières ». Pour apparaître comme le grand dirigeant qui rassemblerait les populistes, il lui fallait trouver un adversaire, pour ne pas dire un ennemi. Et il a désigné Emmanuel Macron, lequel avait lui aussi besoin, dans la perspective des élections européennes, d’avoir un grand adversaire, un grand ennemi : ce serait le couple Salvini-Orban. Matteo Salvini est un redoutable communicateur qui twitte plus vite que son ombre, qui est sur facebook en permanence. Il utilise cette arme de la communication et prend un malin plaisir à faire remarquer que les indices de popularité d’Emmanuel Macron sont inversement proportionnels à ceux dont il bénéficie. Car, si le Gouvernement est à 55 % de confiance, lui-même est à 60 % et une majorité d’Italiens considèrent qu’il est l’homme fort, l’homme du futur de l’Italie.
Dans la salle
Ma question porte sur la question méridionale. On a tendance à considérer qu’il y a une Italie du Nord qui est plus productive, mieux insérée dans la mondialisation, et une Italie du Sud qui reste à l’écart. D’un point de vue macro-économique, l’Italie du Nord a-t-elle mieux résisté à la crise et à l’euro ?
Jean-Michel Naulot
L’Italie du Nord a une tradition industrielle très forte mais il y a de moins en moins de grandes entreprises. La France, le Royaume-Uni et l’Allemagne voient régulièrement une vingtaine de groupes figurer dans les classements des grandes firmes multinationales. En Italie on en retient une !
Il n’est pas étonnant que Cinque Stelle remporte des succès électoraux dans le Sud parce que le tissu industriel y est désormais très faible.
Je ne sais pas s’il existe des études qui établissent des corrélations entre le cours de l’euro et l’évolution de l’industrie mais, que ce soit en Italie du Nord ou en Italie du Sud, le constat sur l’évolution de l’industrie est alarmant. Pour suivre le cours de l’euro et voir s’il est sous-évalué ou surévalué pour un pays comme l’Italie, je me fie aux études du FMI, qui, internationales, sont censées être objectives. Les deux premières lignes d’un rapport du FMI que je vous ai lues exprimaient un simple constat, sans établir un lien de causalité : la convergence entre les pays de la zone euro s’est arrêtée net dès l’introduction de l’euro. C’est aussi ce qu’observait Jean-Pierre Chevènement.
Mais on ne peut nier que cela pose question.
Jean-Pierre Chevènement
Merci beaucoup, M. Naulot.
Merci à nos intervenants qui ont tous été remarquablement brillants.
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[1] La loi n° 98-349 du 11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile, dite loi RESEDA ou loi Chevènement.
[2] « Le droit contre la loi », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 22 octobre 2018, avec Mme Marie-Françoise Bechtel, Mme Anne-Marie Le Pourhiet, M. Jean-Éric Schoettl, M. Jean-Michel Quatrepoint, M. Marcel Gauchet et M. Jean-Pierre Chevènement.
[3] « L’Europe, comment ça marche et comment la redresser ? », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 20 mars 2018, avec M. Alain Dejammet, M. Pierre Sellal, M. Pierre de Boissieu, M. Pierre Vimont et M. Jean-Pierre Chevènement.
[4] L’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République italienne pour la réalisation et l’exploitation d’une nouvelle ligne ferroviaire Lyon–Turin a été signé à Rome le 30 janvier 2012.
Le cahier imprimé du colloque « Situation de l’Italie, réalité et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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