Considérations macro-économiques sur la situation italienne

Intervention de Olivier Passet, directeur des synthèses chez Xerfi, au colloque « Situation de l’Italie, réalité et perspectives » du 5 décembre 2018.

Me revient la tâche de faire le portrait de l’Italie en chiffres et en graphiques, ce qui relève de l’hérésie quand on aime l’Italie. En tant qu’économistes et macro-économistes, l’Italie nous intéresse et nous passionne. La version du macro-économiste, demeure certes un peu hors sol, écrasant une réalité diverse sous des moyennes, mais elle nous raconte beaucoup de choses qui intéressent aussi l’économie française. On en tire énormément d’enseignements en raison des similitudes.
Comme la France, l’Italie est un pays dont on a cassé la martingale secrète par excès de conformisme. Ce pays a toujours dysfonctionné et fonctionné en même temps et c’est peut-être la chose que l’Europe aujourd’hui gère le plus mal. À force de vouloir mettre tout le monde dans le même moule, il arrive un moment où on piège les pays dans une sorte de conformisme inefficace, dont les plus parfaites incarnations semblent être Romano Prodi ou Matteo Renzi, qui, préfigurant Emmanuel Macon en France, promettent la mise à jour « progressiste » du modèle. Pourtant, après Prodi, après Renzi, l’Italie ne se porte pas mieux. La raison en est l’absence de respect de ce qu’est la singularité du modèle à la base… si tant est qu’on le comprenne.

L’Italie nous intéresse aussi en tant que pays intermédiaire, généraliste, à vocation productive polyvalente, qui, face à l’hyper-domination de l’industrie allemande, a du mal à survivre. Certains pays peuvent faire aujourd’hui le choix stratégique de passer en sous-traitance à faibles coûts, de se concentrer sur quelques segments intermédiaires, de rentrer dans la chaîne de production « rhénane ». Ce n’est le cas ni de la France, ni de l’Italie (ni d’ailleurs du Royaume-Uni). L’Italie comme la France ont vocation à résister, à exister – difficilement – à côté de l’hyper-domination industrielle Allemande.

M. Dumont a parlé d’hiver démographique. C’est aussi un hiver de la croissance.

De 1990 à 2018, le PIB italien a crû de 22 % alors qu’en moyenne celui de la zone euro (hors Italie) a crû de 65 %, ce qui n’a rien de mirobolant (la France est dans la moyenne). Cela fait de l’Italie un cas très problématique de panne des moteurs endogènes de la croissance. Le socle qui fait la croissance, qu’il soit démographique, qu’il soit lié à la productivité ou à l’employabilité, est en panne. Cela nous parle aussi en tant que Français.

Nous venons d’avoir un exposé très complet sur le fait qu’en Italie et en Allemagne, l’âge est concentré sur les 15-64 ans.

La faible dynamique démographique italienne explique une partie de cet écart, comme c’est le cas pour le Japon dont les performances de croissance par habitant, pourtant très similaires à celles des États-Unis, ne se voient pas sur la performance de croissance du PIB, parce que le Japon est en décroissance démographique.

Pour bien prendre la mesure de ce qui relève de la démographie, et de ce qui relève véritablement de la panne du modèle de croissance (ce que l’on dénomme croissance endogène), on peut rapporter le PIB à la population en âge de travailler. C’est selon moi le meilleur indicateur : comment évolue le PIB par rapport à la croissance de la population disponible en âge de travailler ?

Cet indicateur souligne que l’érosion de la croissance italienne s’explique par des causes qui ne sont pas exclusivement démographiques. Nous, Français, sommes obsédés par notre faible croissance. L’écart par rapport aux autres pays n’est pourtant pas spectaculaire. Au regard du décrochage du PIB par personne en âge de travailler, on peut s’étonner par exemple que l’Italie n’ait pas davantage concentré l’attention. La croissance italienne s’infléchit dès son entrée dans l’euro, et décroche franchement à partir de 2006, au moment même où elle entame le tournant des réformes (premier gouvernement Prodi).

Alors que depuis dix ans on est au chevet de la France, « l’homme malade de l’Europe », on ne s’intéresse à l’Italie que de temps en temps. Cela fait peut-être partie de ce manque de considération dont a parlé Loïc Hennekinne : on n’accorde pas assez d’importance à une économie qui a pourtant un poids assez voisin de celui de la France et qui reste la troisième économie de l’Europe.

Certes les mesures statistiques, les moyennes, gomment, écrasent, les zones de réussite, de dynamisme. Mais, on est obligé de constater que la panne de la productivité est aujourd’hui au cœur de la faible croissance italienne.

Un peu plus de concurrence, d’ouverture, de flexibilité, quelques petites réformes « douces » et équilibrées vont débloquer tout ça, nous dit-on… En fait, cela résiste, et il n’est pas si évident de sortir de cet âge de glaciation de la productivité. C’est qu’on a cassé un modèle qui n’était pas forcément soutenable, sans lui trouver de véritable substitut. Je ne fais que le constat.

Pour prendre la mesure de la singularité italienne, je ne prendrai ici qu’un exemple. Pendant des années, l’Italie était le seul pays dans lequel la croissance augmentait avec les taux d’intérêt. En effet, la dette publique était détenue majoritairement par les ménages résidents et cela constituait un facteur d’enrichissement qui faisait partie de la martingale secrète de l’Italie ! Dès que par conformisme on a appliqué le modèle de base, on s’est fourvoyé concernant l’Italie.

L’Italie représentait tout ce qu’il ne faut pas faire a priori. Ce qui ne signifie pas que cela pouvait durer. Ce pays s’était construit sur des dévaluations successives, donc sur une extraordinaire permissivité monétaire qui lui a permis régulièrement de se remettre dans le rang en termes de compétitivité.

C’est un pays qui a très longtemps explosé toute forme de discipline budgétaire également.

Nous, Français, feignons de découvrir que nous sommes en déficit permanent depuis trente ou quarante ans. En fait, en termes de déficit, nous sommes structurellement dans une situation très similaire à celle de beaucoup d’autres pays. L’Italie, quant à elle, n’a financé sur la longue période que 94 % de ses dépenses quand la France en finançait 96 % ou 97 %. Évidemment, ce socle de dette maintenant plus élevée que dans les autres pays, pose problème en période de très faible régime d’inflation, de très faible croissance, de ralentissement démographique.

Avec une croissance atone, qui pénalise les rentrées fiscales et un vieillissement démographique accéléré, l’équation des retraites est évidemment compliquée en Italie. Cette tenaille budgétaire est encore plus prégnante dans ce pays qu’elle ne l’est en France.

Pour expliquer la panne de la croissance, il faut bien sûr chercher des causes structurelles.

Et comme dans beaucoup d’autres pays européens, c’est la combinaison du ralentissement démographique, du ralentissement de la croissance et de l’austérité budgétaire qui a véritablement créé un cercle vicieux. Il a été nécessaire d’assainir les finances publiques. L’indiscipline chronique dont j’ai parlé, n’est plus une réalité depuis assez longtemps. Le tournant se situe en 2000. La naissance de l’euro est le moment charnière dans l’aggravation du problème italien.

Tous ces éléments caractérisent un pays qui ne sait plus gérer ses horizons de temps entre le court terme, le moyen terme, le long terme et qui commet les mêmes erreurs que toutes nos économies en prise avec une discipline budgétaire de long terme, lesquelles, sous le prétexte d’épargner le fardeau de la dette aux générations suivantes, n’arrivent pas à s’en sortir autrement qu’en sacrifiant l’investissement public, l’investissement collectif.

Dans tous les domaines, l’Italie souffre de la pathologie banale d’un pays qui a perdu son ressort de croissance, même s’il n’en maîtrisait pas tous les ressorts : une politique industrielle pilotée par l’État, une constellation de petites entreprises familiales dynamiques, des districts industriels, les dévaluations successives dont j’ai parlé, un laxisme monétaire qui a oxygéné l’économie. Il y avait derrière cela beaucoup d’éléments de souplesse, quelque peu cacophoniques certes, mais qui s’organisaient finalement pour produire quelque chose qui avait une certaine vitalité. Cette vitalité est clairement cassée, tout comme le moteur même de ce qu’on appelle la croissance endogène. La « discipline budgétaire », les contraintes successives que vivent les gouvernements, ont fini par casser le cœur du moteur de la croissance en sacrifiant des investissements infrastructurels, publics etc.

Or, comme en France, subsiste quand même le réflexe d’amortisseur social, c’est-à-dire l’attachement à un modèle social censé protéger, mais qui y parvient de plus en plus mal, tout en absorbant de plus en plus de ressources.

Le système social, comme en France, se crispe car il est l’amortisseur indispensable, d’où la litanie sempiternelle sur « ces pays ne sont pas réformables ». Ils ne sont pas réformables parce que l’acceptabilité des réformes est compliquée lorsque le tissu social pose problème.

Depuis 2000, l’Italie subit donc la rigueur à flux continu sur fond de déclin démographique.
La purge, la crise de 2008, a été incontestablement moins violente en Italie qu’elle ne l’a été au Portugal, en Espagne et plus encore en Grèce. Malgré tout, elle a entraîné une très forte compression de la consommation, du pouvoir d’achat. Un certain nombre de sacrifices ont été demandés aux Italiens.
Mais les promesses de la purge n’ont pas été tenues. Raymond Barre, en son temps, prônait l’élimination des « canards boiteux ». Mais cela n’a jamais fonctionné. La rigueur ne sait pas faire le tri entre la bonne et la mauvaise entreprise. La purge tue aussi des start up, des entreprises prometteuses. Penser que le bon tri s’opère spontanément relève du phantasme.

Est-ce que tout cela a revitalisé l’industrie ? Une sélection s’est-elle opérée ? La production repart-elle mieux et plus fort ? Oui, il se produit un « effet de bouchon » (le bouchon maintenu sous l’eau remonte brusquement lorsqu’on le lâche) mais on reste très loin des niveaux de production de 2008. La légère accélération de la croissance a pu faire croire que la cure avait été salvatrice mais en réalité on a affaibli le pays en profondeur, on a perdu des compétences, le taux de chômage structurel s’enkyste, en Italie comme en France. Nous avons en ce domaine des destins assez similaires.

Derrière tout cela se posent des problèmes d’offre récurrents.

Même si on chante les louanges de ses districts et de certains secteurs enregistrant des succès, on voit que ce pays n’a pas su remettre en place une véritable synergie. On peut s’inspirer du « modèle italien », comme on peut s’inspirer de certains aspects du modèle français, mais il y a au cœur de l’Italie de vrais problèmes de compétitivité qui n’ont pas été véritablement corrigés durant la crise. Cela se double d’une montée des inégalités. Les politiques de restriction ou de stagnation des dépenses publiques visent généralement une catégorie de la population. C’est peut-être la raison pour laquelle les populations sont très sensibles au caractère équitable de l’impôt, quand les promesses de la dépense ne sont plus là. C’est ce que l’on observe en Italie. On assiste, depuis 2008-2010, à une très forte montée des phénomènes de pauvreté et des indicateurs d’inégalités.

Le cercle vicieux que je viens d’exposer, n’est pas spécifique à l’Italie. À des degrés divers, la plupart des pays développés ont énormément de mal à sortir de cette équation a priori insoluble, car il leur manque quelques marges de manœuvre pour trouver des chemins faciles pour s’échapper du piège.

L’Italie a ses fragilités, c’est un pays malade au cœur de l’Europe mais qui est symptomatique des problèmes de l’Europe, des pays périphériques à économie généraliste, qui ont du mal à maintenir une base de production face à un système hyper-dominant qui polarise, qui utilise sa base de sous-traitance à l’Est. L’Italie comme la France souffrent de ce problème.

Tout cela se double de problèmes de répartition, de pauvreté, de chômage structurel et, ce qui singularise l’Italie, d’un problème aigu de créances douteuses qui s’auto-alimente.

Aujourd’hui énormément de créances douteuses figurent dans le bilan des banques italiennes. Leur niveau, extrêmement élevé par rapport à la plupart des pays européens, en fait une bombe bancaire potentielle, avec des effets systémiques sur l’ensemble de la périphérie. C’est aujourd’hui le talon d’Achille de l’Italie et de l’Europe dans son ensemble. On sait que si une dépression s’abattait demain sur l’Europe, dont on n’arriverait pas à se dépêtrer (ou pas mieux que de la précédente et certainement moins bien), il y aurait de véritables risques d’effet domino et de contagion, peut-être même du côté de certaines banques allemandes.

Le problème d’un pays comme l’Italie qui a changé de régime de croissance, passant d’un régime de forte croissance de rattrapage à un régime de très faible, croissance, c’est que ses créances douteuses ne cessent d’être alimentées par des défaillances en cascade et que les bilans se dégradent de manière cumulative. Et la dette publique italienne est suffisamment spectaculaire (130 % et même un peu plus) pour stopper le processus. L’État n’a pas les moyens de recapitaliser les banques de manière massive. On vit ainsi avec cette grande fragilité au cœur de l’Europe.

Or l’Italie est le deuxième ou troisième partenaire commercial de la France en zone euro : deuxième après l’Allemagne, concernant les marchandises et troisième derrière l’Espagne quand on élargit aux biens et services. Cela en fait un lieu de débouchés essentiel.

Si un accident macro-économique se produisait en Italie, la France perdrait d’importants débouchés du côté de l’Italie. Mais la propagation serait d’abord financière, elle traverserait les marchés boursiers selon un scénario de diffusion très rapide.

C’est en revanche – et cela a toujours été – un lieu de localisation de la production mésestimé par les groupes français, ce que révèlent la part des investissements directs et, autre indicateur intéressant, la part de l’emploi des filiales de groupes français localisée à l’étranger. Cette dernière est très inférieure au poids de l’Italie dans nos échanges.

C’est l’occasion de souligner une autre spécificité de l’économie italienne par rapport à l’économie française. Les grands groupes français ont entre 5 et 6 millions d’emplois implantés à l’étranger, c’est-à-dire qu’un tiers de l’économie française est extraterritoriale, ce qui joue un important rôle d’amortisseur. Ce n’est pas le cas de l’Italie qui ne dispose pas de ce « parachute » qui fait que nous avons des extensions à travers le monde qui permettent de lisser la conjoncture.

In fine, si la France est assez active dans le rachat de certaines marques (dans le luxe notamment), si l’Italie perd le contrôle de beaucoup d’entreprises, globalement, ce pays, quoique voisin, n’a jamais été considéré comme une sorte d’extension, de prolongement de l’appareil productif français. Il y a une vraie compétition entre les deux économies. Nous ne sommes pas dans ce qu’on pourrait appeler, selon un terme à la mode, dans la « coopétition » [1]. Cela aussi est symptomatique de l’Europe où deux économies généralistes, qui auraient probablement intérêt à réfléchir des stratégies communes, notamment au niveau de l’industrie, éprouvent la plus grande difficulté à mener ce type de stratégie coopérative. Les premiers lieux d’implantation de la France sont hors Europe, comme si la France voulait absolument se dégager de son enfer européen : ce sont les États-Unis en première destination, c’est maintenant la Chine… ce n’est pas l’Allemagne, ni l’Italie, on peut le comprendre.

Nous sommes donc face à une économie fragile et résiliente néanmoins. Elle connaît, sous une forme aigue, des problèmes qui traversent l’ensemble des économies européennes, des problèmes lancinants, qui dégénèrent en crise démocratique avant même d’avoir atteint leur paroxysme.

La France, autocentrée sur ses problèmes, a le sentiment d’être le mauvais modèle. En fait, on constate que toutes les économies développées présentent ces fractures et cette impossibilité à boucler leur modèle économique. Avant même que le système ne s’effondre de l’intérieur, il est rattrapé par des crises sociales et politiques. Nul besoin de surligner davantage les dangers de cette situation si elle s’étire, si elle s’étend.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Passet, pour cet exposé remarquablement instructif. Vous nous avez montré que nous étions dans une situation voisine de celle de l’Italie, en dépit de quelques différences, comme cet élément de vulnérabilité qu’est la fragilité bancaire de l’Italie.

J’observe que les courbes de l’Italie s’infléchissent plutôt vers le bas ou dans le sens d’une relative stagnation depuis le début des années 2000. C’est à peu près la date de l’entrée en vigueur de l’euro (1999).

Doit-on y voir une relation ?

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[1] La « coopétition » désigne une démarche qui vise à coopérer à plus ou moins long terme avec des acteurs de la concurrence.

Le cahier imprimé du colloque « Situation de l’Italie, réalité et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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