Débat final lors du colloque « Ordolibéralisme, mercantilisme allemand et fractures européennes » du 19 novembre 2018.

Jean-Louis Beffa
En ce qui concerne les leviers, je crois que le jeu se rouvre à cause des incertitudes qui deviennent les leurs. Si nous prenons des positions qui leur permettent d’obtenir ce à quoi ils tiennent avant tout, c’est-à-dire la stabilité, nous pourrons leur demander des choses en contrepartie. Bizarrement, l’instabilité mondiale et la façon dont Donald Trump les a mis en question nous ouvrent des possibilités que nous n’avions pas avant.

Nous n’avons pas parlé d’un point qui a été absolument fondamental. Pendant qu’il était gouverneur de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet a eu une attitude plus germanique que germanique, appliquant à l’excès les doctrines de la Bundesbank, alors que M. Draghi leur a fait faire une chose horrible pour un Allemand, le quantitative easing, la Banque centrale européenne rachetant des titres émis par des États ou par des sociétés. S’ils ont accepté cette entorse à leur doctrine, c’est que les Allemands ne peuvent pas prendre le risque de lâcher l’euro, le seul cadre stable. Nous avons tous intérêt à conserver une certaine stabilité. C’est pourquoi je pense qu’il faut garder à tout prix le cadre de l’euro. Mais plus que de savoir qui sera le futur président du Parlement européen ou même de la Commission de Bruxelles, le point fondamental est de connaître le successeur de M. Draghi et sa doctrine. Ce ne sera pas l’Allemand, le seul qui ait constamment été mis en minorité. Si c’était M. Villeroy de Galhau j’avoue que je me sentirais assez rassuré. Le choix du successeur de M. Draghi est un point crucial pour la mise en œuvre du système européen. En effet, si économiquement l’Europe a été sauvée on le doit à Mario Draghi.

Édouard Husson
Je continuerai à répondre en historien.

Gardons-nous de conclusions trop hâtives.

Quel pays était, avant 1914, épris de stabilité monétaire au point de sacrifier sa démographie ? A cette question, en 1905, tout le monde en Europe aurait répondu : la France. Nous étions encore à l’époque du mythe du franc germinal [1], de la stabilité. Quel pays ruait dans les brancards et cherchait à ébranler l’équilibre monétaire de l’Europe ? L’Allemagne ! L’Allemagne wilhelmienne (1888-1918), qui devait financer son développement industriel, se trouvait à l’étroit dans le cadre de l’étalon-or et du système monétaire tel qu’il avait été posé par la Grande-Bretagne.

Il n’y a pas de fixité des peuples, il ne faut pas les essentialiser. Cela nous ramène peut-être à la question posée à plusieurs reprises qui est de savoir s’il peut y avoir des tournants. On a dit que l’Allemagne entre dans une période d’incertitude. C’est effectivement ce qu’observent ceux d’entre nous qui connaissent bien notre grand voisin. Je crois qu’en cette circonstance nous devrions suivre le conseil que le plus grand écrivain allemand, Heinrich Heine, avait donné aux Français dès 1834 : Quand l’Allemagne entre en phase d’incertitude, restez en dehors, ne vous en mêlez pas parce que c’est sur vous que ça retombe à la fin ! En même temps nous sommes liés, par l’euro, par des politiques communes. Emmanuel Macron ou son successeur devront défaire le nœud coulant du fédéralisme européen pour permettre à notre pays de reprendre son souffle et de devenir une grande puissance de la Troisième Révolution industrielle.

La grande difficulté de la période dans laquelle nous entrons c’est qu’elle marque la fin d’un cycle. Que pensera l’Allemagne sur la monnaie dans dix ans, dans vingt ans ? Pensera-t-elle comme Karl-Otto Pöhl ou Hans Tietmayer ? Ce n’est pas sûr du tout. D’autre part, quelle doit être l’attitude de la France ? Si je pouvais me permettre de donner un seul conseil à Emmanuel Macron, ce serait de ne pas trop en faire parce que l’Allemagne entre dans une période où elle a besoin d’être avec elle-même, de réfléchir sur ce qu’elle veut. Il a été dit qu’il sera de plus en plus difficile de constituer des coalitions. C’est vrai. Vraisemblablement la prochaine coalition gouvernementale aura trois partis et non pas deux. Mais ce n’est pas forcément un mal.

Ne faut-il pas aussi laisser les Allemands un peu respirer au lieu de les solliciter sans cesse (Faisons l’Europe ! Faisons l’Europe !) ?

Thomas Wieder
Cette période d’incertitude ouvre deux options. Soit, comme le préconise M. Husson, laisser les Allemands réfléchir, se poser des questions, soit profiter de cette incertitude pour saisir des perches, des leviers, faire un peu bouger la réflexion, notamment sur le plan géopolitique, militaire etc.

Le bouleversement qu’entraîne la rupture avec les États-Unis sera durable car, comme cela a été rappelé, elle est antérieure à Donald Trump, même si elle est exacerbée par la personnalité de l’actuel président. Nous sommes donc sur une tendance de long terme. Les réflexions sur les décisions lourdes à prendre en matière d’autonomie, d’indépendance militaire européenne, doivent être engagées. Ce qui d’ailleurs n’exclut pas que l’Allemagne puisse avancer dans sa propre réflexion sur la politique intérieure.

Habitant l’Allemagne, j’ai la sensation que quelque chose s’est passé dans la période récente, dans ce « crépuscule » merkélien. Face au gouvernement allemand, avec toutes ses fragilités, toute son inertie, tous ses problèmes, une partie de l’opinion publique allemande, des élites allemandes, ressent beaucoup d’impatience, de frustration et aimerait que le gouvernement « délivre » plus. C’est le cas de beaucoup de députés, de think tanks, d’universitaires etc. Il ne s’agit pas de s’aligner sur la France, il ne s’agit pas de nier nos différences mais au moins d’engager un débat constructif, sans forcément arriver à un accord total. Mais ce silence allemand, ce « non ! » permanent, cette affirmation de principes, ces règles jamais remises en cause ont quelque chose de frustrant, même pour une partie des Allemands.

L’accueil réservé au discours d’Emmanuel Macron hier au Bundestag montrait une volonté d’y croire, en tout cas d’avancer ensemble qui n’existait pas du tout du temps de son prédécesseur. Il y a peut-être une carte à jouer de ce côté-là.

Dans l’actuel climat d’incertitude les Allemands peuvent chercher à trouver des réponses avec les Français notamment. Au moment de l’élargissement à l’Est, tous les regards se tournaient vers l’Est. Vingt ans après la situation est un peu différente. Il y a à l’Est des pays (Hongrie, République tchèque, Pologne…) avec lesquels la coopération n’est plus la même. Une partie des élites économiques allemandes, notamment au Nord de l’Allemagne, voient que les choses se compliquent avec la Grande-Bretagne. La France redevient donc, d’une certaine façon, le partenaire évident puisqu’à l’Est, au Nord-Ouest et avec le grand allié américain les choses se compliquent.

Pourquoi avance-t-on si peu alors que ce contexte est là ? Faudrait-il que le gouvernement allemand change et qu’on passe à une nouvelle génération, avec de nouvelles logiques ? Ou le problème est-il plus profond ? C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse.

Jean-Pierre Chevènement
Oui, il y a un contexte, il y a des incertitudes. Normalement cela devrait bouger mais cela ne bouge pas.

Je note quand même que les dernières élections allemandes ont été marquées par un coup de barre vers la droite et l’extrême-droite (12 % ou 13 % pour l’AfD). À l’intérieur même du parti gouvernemental on observe des tensions entre la CDU et la CSU. Sans oublier le FDP (Freie Demokratische Partei), qui approche 10 % et qui, avec son président, Christian Lindner est quand même plutôt un néolibéral affirmé.

Jacques Warin
Je me demande si ce thème du « couple franco-allemand » n’a pas toujours reposé sur un malentendu.

Le premier à avoir été le chantre du couple franco-allemand fut Robert Brasillach qui, dans un éditorial de Je suis partout en 1939, écrivait que toute la France n’avait qu’une envie, c’était de « coucher avec l’Allemagne ». La femelle France se ployait devant le géant aryen blond. Il y avait chez Brasillach un aspect sexuel, voire homosexuel.

1945, exit Brasillach et Hitler. Le thème du couple franco-allemand est repris sous une forme beaucoup plus raisonnable par le général de Gaulle. Le traité franco-allemand (22 janvier 1963), même s’il a été amodié par le préambule voulu par le Bundestag, comme cela a été rappelé, a quand même conduit à une politique diplomatique où l’Allemagne apparaissait sous la tutelle de la France. Pour avoir beaucoup fréquenté les arcanes européens à cette époque et jusqu’au début des années 80, je peux dire que l’Allemagne se rangeait facilement derrière les positions françaises, et, conformément aux vœux du général de Gaulle, la France jouait le rôle de chef de famille par rapport à l’Allemagne, aussi bien dans la communauté économique européenne que dans les instances des Nations unies.

Cela n’a duré qu’une vingtaine d’années. A partir du moment où l’Allemagne, à l’époque de Helmut Kohl notamment, a pris sa pleine puissance, ce couple franco-allemand s’est brisé à la fois sur le thème de la réunification, qui a rendu à l’Allemagne toute sa puissance, et, comme le disait très bien Claude Martin, sur le problème de l’élargissement, que le Quai d’Orsay approuvait du bout des lèvres alors que l’Allemagne s’y engageait fortement.

Depuis le début des années 2000, le malentendu s’est encore approfondi. Le couple franco-allemand n’existe plus mais on feint de lui donner une existence avec la visite rituelle que se rendent les chefs d’État dès leur installation. En réalité les intérêts de la France et ceux de l’Allemagne divergent profondément. Ce mythe qui reposait sur l’idée que la France avait les idées politiques (« on n’a pas de pétrole mais on a des idées ») et que l’Allemagne avait la puissance économique ne pouvait pas fonctionner. Il n’est pas besoin d’être marxiste pour savoir que lorsqu’on a une économie faible on ne peut pas définir une politique de puissance. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui les idées d’Emmanuel Macron, si excellentes qu’elles soient – et je les approuve pour ma part – n’ont guère de chances d’être entendues par l’Allemagne qui a reconquis sa puissance du début du XXème siècle.

Jean-Pierre Brard
J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt les différentes interventions.

Le constat n’est pas optimiste mais il est très lucide. Je rejoins Coralie Delaume quand elle fait référence au Discours de la servitude volontaire de La Boétie : Prenons-nous en à nous-mêmes car notre relation avec l’Allemagne est le résultat de notre démarche de soumission. Je ne prône pas la confrontation mais définissons un point de vue.

J’attire l’attention sur une décision, largement passée inaperçue, prise la semaine dernière en présence de M. Schäuble, à l’Assemblée nationale [2], dont on connaît la flexibilité. La décision sera ratifiée le 22 janvier par le Bundestag et l’Assemblée nationale. Il s’agit de la constitution d’une assemblée parlementaire franco-allemande à parité (50 Français, 50 Allemands). Le texte proposé, salmigondis où il est question de la jeunesse, de la défense…, prévoit une sorte de statut d’exterritorialité et surtout d’extra-législation pour les zones frontalières qui ne seraient plus soumises au droit législatif de chacun des deux États. Tout cela est très grave. Dans ce texte qui vise à fonder cette assemblée parlementaire, rien sur les sujets chers à Jean-Louis Beffa : rien sur la coopération économique, rien sur la définition de stratégies industrielles, rien sur le changement climatique, rien sur la recherche, rien sur une démarche commune pour un nouvel ordre international, rien sur le co-développement. On fabrique une sorte de nouvel accessoire du magasin des farces et attrapes qui satisfont nos élites.

Ce sont les Français qui sont à l’initiative de cette assemblée parlementaire franco-allemande qui, loin de nous sortir de l’ornière, constituera un alibi supplémentaire.

Cette assemblée parlementaire franco-allemande pourra déposer des textes identiques sur les bureaux du Bundestag et de l’Assemblée nationale. C’est oublier que le Bundestag est une institution réellement démocratique. On ne peut pas dire la même chose de l’Assemblée nationale. En effet, quand la chancelière rentre de l’étranger, elle rend des comptes au Bundestag. Avez-vous déjà vu nos éminences rendre des comptes après un déplacement ?

Jean-Pierre Chevènement
Chers amis, nous pouvons nous séparer, en remerciant très chaleureusement les intervenants qui ont tous été extrêmement brillants et profonds, même si nous n’avons pas trouvé la solution.

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[1] C’est par la loi du 7 germinal an XI (27 mars 1803) que le Premier Consul fixe la valeur du franc et lui donne une base stable. En dépit des spéculations sur la valeur de l’or et de l’argent, les Français parviendront à maintenir la stabilité du franc germinal jusqu’en 1914. Après la Grande Guerre, en raison des emprunts de la France à l’étranger et du refus des États-Unis d’éponger les dettes de guerre le franc germinal perdra 80% de sa valeur entre 1918 et 1924.
[2] Ce discours est disponible sur le site de la présidence de l’Assemblée nationale.

Le cahier imprimé du colloque « Ordolibéralisme, mercantilisme allemand et fractures européennes » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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