Le droit contre la loi : démission politique, désarroi sociétal

Intervention de Marie-Françoise Bechtel, conseiller d’État (h), ancienne directrice de l’ENA, ancienne députée de l’Aisne, vice-présidente de la Fondation Res Publica, au colloque « Le droit contre la loi » du 22 octobre 2018.

[Cette version intègre des développements qui n’avaient pu être prononcés, faute de temps, lors du colloque.]

Le sujet que nous abordons ce soir touche de près aux fondamentaux de la Fondation Res Publica : nous l’avons déjà croisé lorsque, par exemple, nous nous sommes penchés sur les institutions, sur la question européenne ou même récemment encore lorsque, à propos des fake news [1], nous avons interrogé les limites de la liberté d’expression.

Nous l’aborderons ici plus frontalement. L’objet de réflexion que nous nous donnons ce soir est en effet d’explorer l’état actuel du triomphe des droits fondamentaux sur le principe de l’égalité républicaine. Plus précisément, nous nous demanderons si le droit fondé sur les différences – devenu droit à la différence – démultiplié en droits de la personne ou des groupes avec leurs revendications subséquentes (victimisation, repentance, droits catégoriels de toute nature etc.), n’aboutit pas à un système de valeurs et de comportements sanctionné par des mécanismes nouveaux notamment institutionnels qui met en cause notre modèle républicain et peut-être – nous laisserons à Marcel Gauchet le soin de porter le diagnostic final – la démocratie elle-même.

Le phénomène par lequel le droit qui était le traducteur de la loi en est largement devenu le maître est donc ce que nous cherchons à examiner ici, par ses effets mais aussi par ses causes.

Le droit était – est toujours en principe – un instrument permettant par l’édiction de la règle législative de s’assurer que la volonté générale était respectée. La souveraineté, assurée d’être source exclusive de la légalité, était en outre confortée par un contrôle juridictionnel chargé de dire les effets légitimes de la loi et le disant d’ailleurs « au nom du peuple français ».

Subordonné à la loi en ce sens qu’il en était l’oracle, le droit ne pouvait bien entendu s’en affranchir davantage par le contenu. C’est au contraire la loi qui lui donnait une sanction. Ainsi et de manière fondatrice, les droits proclamés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (droit à la liberté, égalité, sûreté, propriété, prohibition de la détention arbitraire etc.), n’ont pu acquérir de consistance que dans la définition que la loi en a donnée. C’est ainsi que les déchirements et conflits dans la société étaient tranchés par la seule instance fondamentalement légitime, qui est un Parlement démocratiquement élu, incarnant une volonté collective devenue une et non fragmentée. Pensons ainsi aux déchirements et débats qui ont précédé l’adoption de la laïcité par la loi de 1905. C’est précisément la clôture de ces déchirements par l’adoption d’un texte débattu qui fait de cette loi un quasi traité de paix sociale.

Or nous assistons depuis maintenant plusieurs décennies à un renversement de cet ordre qui est pourtant le canon de la démocratie : la loi est interpellée sur son contenu par des droits individuels ou catégoriels de plus en plus nombreux et pressants et c’est désormais l’intervention directe du juge qui de plus en plus souvent précède, encadre et le cas échéant disqualifie la loi. Ce ne sont pas les droits de l’homme qui sont ici en cause, bien évidemment, mais une idéologie qu’on a pu nommer « droits-de-l’hommisme ». Cette poussée idéologique n’a pas eu pour effet ni la plupart du temps pour objet de les enrichir dans un débat sur leur contenu qui est en lui-même légitime : pensons aux interrogations sur l’égalité réelle par rapport à l’égalité formelle, confrontation certes non négligeable qui a même longtemps structuré le débat public et n’est d’ailleurs n’est pas terminée. Non, avec l’apparition du droit fondé sur la reconnaissance des différences, devenu ensuit droit(s) à la différence, c’est bien le fondement républicain du principe d’égalité qui a été interpellé car c’est à sa légitimité même qu’on s’attaque – plus ou moins consciemment.

Et de quelle façon ! Peut-on dire que le droit trouve toujours sa source dans la souveraineté populaire ? La réponse est non. Le droit est-il toujours le moyen par lequel le juge tranche de l’application d’une loi censée s’appliquer à tous ? La réponse est encore non. Enfin la loi a-t-elle gardé sa portée universelle ? La réponse est dans sa fragmentation de plus en plus accélérée en droits individuels ou catégoriels entrant en conflit avec la poursuite et l’appropriation collective de l’intérêt général.

Ainsi, ceux d’entre nous qui depuis quelque trente années au moins assistent impuissants à la démolition pierre à pierre d’un édifice républicain, conquête d’une histoire qui a arraché l’homme à l’ordre naturel des choses, en viennent-ils à se demander où nous en sommes aujourd’hui. S’il a fallu plusieurs siècles pour arriver à imposer le principe de l’égalité entre les hommes, cette émergence du droit naturel qui avait pour but de protéger les sujets contre les abus de l’arbitraire, puis les citoyens contre la domination de l’État ou du pouvoir économique n’est-elle pas devenue en peu de décennies la source d’un individualisme qui tend à s’imposer par la seule légitimité de la revendication ?

Que nos sociétés démocratiques se soient construites sur le fondement de la proclamation du droit naturel est non seulement un des plus grands acquis historiques de l’humanité mais aussi en soi un bien précieux. C’est lui qui a permis au travers de durs combats à une démocratie républicaine de s’installer dans notre pays, depuis les grandes lois de la IIIème République protégeant les libertés publiques [2]. Il faut faire une place particulière à l‘évolution vers un État contrôlé dans ses prérogatives envers le citoyen grâce à la construction audacieuse d’une justice administrative qui fut souvent à la pointe des progrès du droit – par l’extension du contrôle des pouvoirs de l’administration [3] et la théorie des principes généraux du droit. Mais, surplombant l’ensemble de l’édifice, c’est la volonté par définition souveraine du législateur qui donnait sa consistance à l’existence des droits ainsi construits et permettait bien sûr leur évolution. Certes l’édifice n’était pas parfait : du moins était-il lisible et les possibilités de le mettre en cause par la voie électorale étaient-elles garanties – on l’a bien vu en 1981. La justice certes était perfectible aussi bien comme institution [4] que par le contenu de jugements que les mœurs et coutumes conservatrices, sans doute, imprégnaient trop (on songe à sa frilosité en matière de censure éditoriale ou cinématographique par exemple). De son côté, le passage du Parlement d’une instabilité extrême à une docilité sans limites était certainement reprochable mais du moins, sous la IVème comme sous la Vème République avant les transferts de souveraineté, était-il infiniment plus comptable de ses choix devant le citoyen qu’il ne l’est aujourd’hui.

C’était donc là le schéma, certes améliorable dans le contenu, soumis au débat par les partis politiques dont c’était le rôle majeur, de notre démocratie républicaine telle que nous l’avons installée et vécue depuis la fin du XIXème siècle.

Le cadre était donc perfectible : mais c’est un véritable renversement qui a eu lieu et il n’est pas tombé du ciel.

Un facteur fondamental en a été l’émergence d’un droit hors sol, le droit européen dont les deux interventions suivantes analyseront par des points de vue complémentaires la place et la manière dont il s’est imposé. J’en dirai seulement pour ma part que le ver était dans le fruit lorsque l’invocation à « l’État de droit » (voir note 7) a remplacé dans les années 80 la référence à la démocratie – je crois d’ailleurs que Marcel Gauchet a été l’un des tout premiers à s’en alarmer.

Mais ce n’est pas le seul facteur : j’en veux pour preuve l’évolution généralisée dans les démocraties développées de la prise de pouvoir par le droit différentialiste.

Même si notre pays est très atteint en raison, d’une part de la forme républicaine qui caractérise notre démocratie, d’autre part de son consentement à la suprématie du droit européen, il faut pourtant avoir conscience que le mouvement va au-delà. Ainsi le communautarisme britannique est-il le fils direct du droit à la différence qui permet de tenir un certain nombre de populations à l’écart du cercle le plus étroit de la citoyenneté, fût-ce au prix de la tolérance de la charia dans les quartiers. Aux États-Unis, le règne du politiquement correct en matière de handicap ou de sexe fait régner une véritable terreur à l’université. On peut penser aussi à la dénaturation par l’assignation à la différence du combat pour les droits raciaux qui, pour Martin Luther King, avait une portée universaliste et devait reposer sur une alliance avec l’ensemble des mouvements sociaux dans le pays.

Mais faut-il s’étonner de ces rapprochements à l’heure de la mondialisation où ce sont les démocraties, par définition perméables à la revendication juridique, qui offrent le terrain le plus favorable à une fragmentation individualiste parfaitement adéquate aux besoins d’un marché de plus en plus ouvert ?

L’essayiste américain Christopher Lasch avait dès le début des années 80 [5], étudié le phénomène de ce qu’il nomme « l’invasion de la société par le moi ». Selon lui l’Américain de la fin du XXème siècle est dominé par la peur panique de sa propre fin. Christopher Lasch y voit la traduction des modifications culturelles et psychologiques qui ont accompagné la phase la plus modernisée du capitalisme. Il pense que la notion de « progrès » a conduit sur une fausse voie en créant – il parle des États-Unis – une culture de l’ « individualisme compétitif » qui, poussée à l’extrême, conduit à l’impasse. La lutte contre l’autoritarisme typique des années 60 à 70 n’est plus du tout à l’ordre du jour dans les années 90. Ni l’autoritarisme familial ou entrepreneurial, ni la répression de la sexualité, ni davantage la censure littéraire, ni même les questions de supériorité raciale, en bref tous les piliers de l’ordre social ne sont plus en cause. C’est pourquoi l’individu narcissique contemporain, « libéré des superstitions du passé » est « hanté par l’anxiété » et la peur de sa propre fin [6]. On peut toutefois se demander si cette analyse, qui se situe avant l’extension à la planète de l’ économie financière, avant l’apparition de nouvelles zones de déchirement dans le monde et avant les formes actuelles du terrorisme, ne fait pas bon marché des problèmes exprimés aujourd’hui par la société, qu’il s’agisse de l’égalité entre races, sexes, ou de la prise de conscience des handicaps ainsi que de la remontée des religions sensible, quoique sous des formes diverses, sur toute la planète. Mais on doit aussi constater que le déploiement du principe de précaution dans une part croissante de la sphère sociale exprime bien aujourd’hui cette forme de narcissisme individualiste marqué par la peur de notre propre destruction dont parle Christopher Lasch. Il est en tout cas visible que le marquage individualiste a remplacé les grandes espérances collectives dans les courants progressistes, tel celui de la « gauche identitaire » américaine que Mark Lilla [7] analyse comme rejetant l’universel.
Une autre approche, celle selon laquelle les droits de l’homme ont éclipsé la notion d’égalité, développée par Samuel Moyn [8] peut retenir l’attention. Selon elle, l’explication de l’évolution est assez simple : l’idéal abstrait des droits de l’homme, tel qu’il a fait son chemin dans les démocraties occidentales après la Deuxième Guerre mondiale, a suppléé en tant qu’aspiration morale la forte aspiration à l’État-providence reposant sur l’idée d’une meilleure égalité sociale.

Pour deux raisons :
– l’une est que la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (1948) reposait sur l’idée que chaque État devait se donner pour enjeu d’atteindre une vraie mise en place de la citoyenneté avec tous ses droits dans son espace propre et non de stigmatiser les déviations propres à certains États. Or tout autre a été la destinée de la Déclaration, devenue le critère d’un standard démocratique qui devait voir les libertés essentielles fondées sur les droits de l’individu s’imposer partout jusqu’à être en certains cas instrumentalisés dans le jeu de la lutte des puissances.
– l’autre est que, au lendemain des indépendances, le monde postcolonial s’était engagé dans l’idée de réaliser partout l’État-providence. C’était l’époque où les États du Sud avaient appelé au « Nouvel ordre économique international » (1974 [9]). Or les États qui avaient mis en place les droits sociaux les plus avancés étaient les États coloniaux chez qui ils avaient été chèrement acquis par des luttes internes et qui n’avaient de toute façon pas les moyens de les généraliser à la planète. Ainsi, après les années 70, « les droits de l’homme » ont été privés de leur association antérieure avec les droits sociaux.

Au total donc, on peut penser que le sentiment confus des profonds clivages dans le monde, le faible espoir mis dans leur résorption ainsi que le malaise créé par la panne de l’État-providence sont pour beaucoup dans la montée des « populismes » dans les pays occidentaux d’autant que la fin de la croyance dans le rééquilibrage pays riches/pays pauvres est à l’origine de migrations continues qui à leur tour renforcent ces mouvements en Europe comme aux États-Unis.

Le phénomène que nous étudions ce soir est donc bien un phénomène global. S’il n’est pas mondial, mais affecte quasiment les seules démocraties développées, il s’exprime de plus en plus nettement dans certaines tribunes de l’ONU, comme on l’a vu récemment avec la récente admonestation de la France dans l’affaire Babyloup [10]. Je note, en lien avec les interventions qui vont suivre, l’empressement avec lequel le Premier président de la Cour de cassation a indiqué son souhait de voir changer la jurisprudence française sur la question…

Voilà donc – à (trop) grands traits – la toile de fond. Essayons maintenant d’approcher du tableau lui-même. Je n’en traiterai pour ma part que deux aspects.

I. Démission du politique.

Si le juge triomphe aujourd’hui comme prescripteur des normes, ce triomphe, qui sera analysé dans l’intervention de Jean-Éric Schoettl, est à mes yeux plutôt un effet qu’une cause : le juge ne domine que sur fond de démission des politiques. Par démission des politiques j’entends aussi bien le renoncement des gouvernants que l’affaissement idéologique et conceptuel des partis qui en sont normalement le support.

La judiciarisation de la vie publique est un des principaux effets de cette démission

Elle a plusieurs aspects. Je parlerai ici d’un seul d’entre eux, qui est la pénalisation des politiques publiques.
L’affaire dite du sang contaminé a ouvert le bal dans les années 90 [11]. Dans cette affaire, je rappelle que le juge pénal saisi par des associations de victimes s’est reconnu compétent pour qualifier en délit pénal l’abstention de membres du gouvernement, en premier lieu le ministre de la Santé, puis du chef du gouvernement lui-même pour avoir tardé à mettre fin aux activités de l’établissement du sang qui avaient conduit à la contamination par le virus du sida de nombreuses personnes ayant reçu une transfusion. Au milieu du déchaînement des passions médiatiques déclenchées par cette affaire, j’ai en mémoire un remarquable et courageux article dans lequel P. Mazeaud, qui pourtant menait à l’époque une carrière active d’opposant, exposait son point de vue de pénaliste républicain selon lequel le Premier ministre de l’époque (des faits) n’avait pas failli. Cette voix est restée isolée d’autant que le principal intéressé s’était lui-même totalement abandonné à la machine judiciaire, allant jusqu’à proposer de modifier la Haute cour de Justice chargée de juger les ministres pour les actes commis dans l’exercice de leurs fonctions afin de donner au juge judiciaire lui-même le pouvoir de trancher sur ces affaires. Première et symbolique démission [12].

Avec cette première dérive s’est ainsi acclimatée l’idée que c’est le contenu des politiques publiques lui-même qui peut être mis sous le regard du juge pénal. Et c’est ainsi que peu à peu, aux deux extrêmes, si je puis dire, de la vie publique, ni l’action internationale du gouvernement ni l’action locale n’ont été épargnées.

Je n’ai guère le temps de développer ici l’une ou l’autre. Je me bornerai à souligner que :
– le contrôle juridictionnel de l’action internationale reflète en moins accentué le passage – ou du moins le risque du passage – de la suprématie de juridictions issues de traité entre États – la cour de la Haye – à une juridiction pénale dont les cas de saisine et le mode de fonctionnement est entièrement conçu pour déposséder les États nationaux de leurs prérogatives – je pense à la Cour Pénale internationale, dont je note qu’elle est aussi une créature des années 90. Dotée d’un « Parquet indépendant », cette juridiction mène des procès contre les dirigeants ou autorités jugés responsables de crimes contre l’humanité soit dans leur pays soit dans d’autres pays. On est très loin du règlement des litiges entre États, loin aussi du véritable consensus international sur l’ordre du monde que les Nations Unies étaient censées garantir. On peut d’ailleurs relever la parenté idéologique de la CPI dont la création fut puissamment appuyée par les mouvements issus de la société civile, les ONG notamment, avec « l’ingérence humanitaire » qui permet des interventions à géométrie variable épargnant les puissants : la seule différence est que dans la théorie de l’ingérence humanitaire le tribunal est moral, constitué d’un appel aux opinions qui permet fort efficacement à tel intellectuel ou telle organisation humanitaire de suppléer la mise en œuvre du droit international qui justement est le droit des États.
– à l’autre bout de la chaîne de l’action publique, l’action locale a été sévèrement pénalisée depuis les mêmes années 90 ; la mise en jeu de la responsabilité des autorités publiques tels les élus locaux [13] – qui avait commencé avec la traduction en justice d’un maire à raison de l’effondrement d’un panneau de basket – a fait rage jusqu’à ce que la loi – l’amendement dit Fauchon, dont Jean-Pierre Chevènement se souvient – intervienne pour calmer cette frénésie judiciaire en exigeant une faute d’une particulière gravité. Ce qui montre bien que si la volonté politique est là, le législateur peut agir et, a contrario, révèle l’étendue de sa démission sur le plan général.

Il existe bien en effet un fond de passivité, c’est le moins que l’on puisse dire, dans la classe politique. Il est particulièrement sensible dans l’évolution du Parti socialiste chez lequel le renoncement au triangle d’or « peuple-souveraineté-loi » a coïncidé dans le temps avec l’abandon par ce parti de ses positions républicaines, avec un consentement actif au rétrécissement de la souveraineté nationale rongée par les transferts de compétence et la résignation à sortir du cadre hexagonal pour adhérer à un système de droit supranational hors de la prise du législateur. C’est un consentement par avance à sa propre démission. On peut avancer aussi l’idée que la fuite en avant dans la multiplication des droits sociétaux, l’approche maximaliste et multipliée du droit à la différence – je pense au statut des langues régionales dans la République – ou encore l’invocation à la repentance ont beaucoup à voir avec la démission du parti de Jaurès face à un marché qui ne laisse plus de place aux fondamentaux qu’étaient les luttes sociales et le volontarisme économique. C’est une sorte de transfert de valeurs accompagnant la mue socialiste vers une Europe, fût-elle de pure concurrence, avec pour socle les classes moyennes et non plus populaires.

La mue d’un autre parti se réclamant lui aussi de Jaurès, le Parti communiste, est encore plus frappante dans la mesure où ce parti n’adhère pas quant à lui aux transferts de souveraineté et reste sur une position critique du marché. C’est pourtant ce parti qui, avec la loi Gayssot, a ouvert le cortège des lois mémorielles et substitué à l’idée d’égalité, qu’elle soit marxiste ou républicaine, la fuite en avant vers l’exaltation des différences. J’en ai vécu l’incarnation à l’Assemblée Nationale à propos des langues et cultures régionales, de l’immigration ou de la laïcité avec les suites législatives de l’affaire Babyloup [14].

Quant à la « France insoumise », elle n’est guère en reste avec un programme constitutionnel défini par une déferlante de « droits à… » dans tous les domaines et qui oublie d’ailleurs la subordination au droit européen.

Il y aurait enfin beaucoup à dire, mais je me contente de l’évoquer ici, sur la façon dont les gouvernants démissionnent également en organisant le démembrement du pouvoir que leur a confié le peuple par la délégation à des experts et autorités indépendantes, autre manière de renoncer à exercer leur pouvoir légitime [15]. A contrario, le débat surréaliste sur l’indépendance du Conseil des programmes de l’éducation nationale montre l’étendue du mal.

II. Désarroi sociétal : des causes aux effets.

Comment saisir le résultat de ce renversement du modèle républicain sur la société elle-même ? La question est complexe ne serait-ce qu’en raison de l’intrication voire de l’indépendance des acteurs : politiques, juges, experts, médias, réseaux sociaux, groupes de pression. Les interventions suivantes éclaireront cet aspect des choses qui relève des causes.

Je me demanderai ici jusqu’à quel point une société en désarroi, rejetant les politiques, s’interrogeant sur ses valeurs voire son identité, n’est pas le produit de l’édiction à jet continu de normes catégorielles qui finissent par remettre en cause le socle même de cette identité.

Nous l’avons vu, le politiquement correct a tué la politique : n’est-il pas aussi en train de tuer largement la paix dans la société ?

Marquée par l’abstentionnisme, le fossé culturel souvent révélé dans de très mauvaises conditions de débat démocratique (mariage pour tous), le désarroi identitaire, le désordre normatif, le renoncement des politiques, la substitution du contrôle associatif au contrôle citoyen, la désinformation par des réseaux sociaux ivres de leur absence de limites, la pression continue des groupes revendicatifs aujourd’hui dans le domaine de la bioéthique, demain n’en doutons pas sur d’autres sujets, et plus généralement la domination de la bien-pensance évoquée dès 1999 par Jean-Pierre Chevènement [16] – et devenue depuis lors la biendisance – telle se présente la société fracturée du XXIème siècle. Si tout cela, je le disais, n’est certes pas tombé du ciel, peut-on essayer de mesurer l’ampleur des dégâts tout en pointant les contradictions internes qui minent le « tout droit » ?
L’étendue du désarroi tout d’abord.

Dans un monde de l’immédiateté numérique, il résulte de l’intrusion de plus en plus active d’un droit produit à jet continu, et ce dans des secteurs de plus en plus larges de la vie collective et même privée, et plus largement de l’effet spectacle du déploiement des différences sous les yeux du citoyen parfois médusé.

Faut-il en donner des exemples ? Triomphe de la biendisance (Jean-Michel Quatrepoint, je pense, y reviendra), repentance des autorités de l’État, excuses publiques des hommes ou femmes politiques, journalistes [17], écrivains ou acteurs, en bref de tous ceux dont la parole dans une société en principe de libre expression est en réalité surveillée par de vigilants gardiens du politiquement correct dont la frontière est d’ailleurs extensive comme le montre le projet hallucinant de retirer le mot « race » [18] de la Constitution : voilà un bref résumé de ce que tous les jours nos concitoyens ont sous les yeux.

Plus généralement, le ruissellement du « bonisme » selon l’expression de Sami Naïr a pour effet de braquer dans leurs retranchements le parler populaire, pas toujours délicat, certes, ou le machisme, pas toujours bienvenu non plus, mais dont les formes ne sont pas toutes nocives.
Au total le « tous droits » mine la société civile dont il prétend être l’expression contre un État qui se fermerait aux revendications identitaires légitimes.

Mais le désarroi qui en résulte ne se limite pas au spectacle évoqué ci-dessus. Il se nourrit plus profondément des contradictions internes du système du tout droit/tous droits.

Le droit des uns devient parfois le non droit des autres. Jean-Claude Michéa s’interroge ainsi dans Le loup dans la bergerie [19] sur la contradiction entre de multiples revendications en passe d’être satisfaites. Je renvoie au chapitre III de cet ouvrage qui met en scène la rivalité entre groupes sociaux porteurs de revendications marquées par une surenchère permanente.

Pour ma part, je soulignerai les limites que rencontre aujourd’hui la liberté d’expression.

Ainsi l’explosion des droits d’expression et d’opinion par la voie d’internet heurte-t-elle le droit à la protection des mineurs et le droit à la protection de la vie privée et à la sécurité qui ne sont en théorie pas moins universels (d’autres aspects ont été traités lors du colloque « Fake news, fabrique des opinions et démocratie »). La loi nationale peut-elle encore quelque chose contre une liberté d’expression invoquée à tout va par les défenseurs de la liberté numérique ? Les mêmes responsables politiques qui refusent les contrôles d’internet sont aussi ceux qui s’adonnent par ailleurs à la police de la pensée et sont perpétuellement tentés d’inscrire dans une loi devenue le greffier des bons sentiments l’interdiction de tel ou tel propos. On peut songer aussi à la question de la surveillance du langage par l’écriture inclusive, bel exemple de la biendisance puisque, à proprement parler, la forme l’emporte sur le fond.

Faut-il poursuivre ? En balayant plus largement le champ on peut songer aux « droits de l’enfant » souvent mis en exergue par le législateur ou le juge (prohibition de la fessée par exemple) et, en contrepoint, le « droit à l’enfant » qui fait bon marché des premiers en autorisant la marchandisation de la naissance. Autre exemple de contradiction, celle de la liberté de se réunir qui devrait être absolue sauf atteinte à l’ordre public, tradition particulièrement libérale du modèle républicain mais qui a trouvé des limites inattendues sans qu’aucune sanction ne semble envisagée lorsqu’un séminaire consacré aux minorités visibles refuse l’entrée aux personnes de race blanche. Ces mêmes minorités visibles que l’on ne saura bientôt plus comment nommer, qui donc en théorie sont invisibles comme telles mais dont on exige aussi qu’elles soient représentées sur les écrans [20].

Si l’égalité est ainsi minée de l’intérieur, c’est aussi que la place est prise [21]. Nous voyons tous les jours se développer la mise à niveau des différences, toutes les différences dont la hiérarchie se posera inévitablement un jour. Déjà la promotion des minorités zappe l’égalité sociale. Mais les choses vont vite : ce qui se développe aujourd’hui est l’essentialisation des différences, très au-delà même du déploiement de la non-discrimination, et dont l’égalité entre hommes et femmes est d’ailleurs une victime collatérale. Les Français ne peuvent pas ne pas voir combien l’instrumentalisation des droits de l’homme par la promotion des différences est au contraire au modèle des droits du citoyen fait d’une indifférence aux différences : en d’autres termes la juste part donnée aux différences en leur permettant le dépassement vers un bien collectif.

Enfin la mise en cause de la cohésion nationale par la multiplication des droits identitaires : esclavagisme, critique de la négation des cultures autochtones, discriminations de toute nature, invoquant leur étouffement par le centralisme ou le colonialisme, forment un ensemble qui, tout hétéroclite qu’il soit, pèse aujourd’hui d’un poids très lourd dans le débat public et ne peut être sans conséquence sur la formation de la conscience citoyenne dans les jeunes générations. L’identité nationale comme identité citoyenne est aujourd’hui en position défensive face aux procès faits à l’histoire, à la langue française et jusqu’à la laïcité elle-même. Et la moindre question n’est pas de savoir comment sortir notre vision de la citoyenneté de cette posture menacée par le repli.

L’école qui était le relais essentiel de l’esprit citoyen, non seulement est devenue une des cibles principales de critique du modèle républicain [22], mais se montre elle-même sensible à ces critiques au point parfois d’avoir perdu une boussole républicaine sans laquelle elle n’est plus qu’un simple service public. La formation des maîtres, très sensible à l’air du temps, la montée du pédagogisme contre la formation à l’esprit critique par des disciplines constituées, la définition de programmes d’histoire, de français ou de grammaire tout imprégnés, les premiers de repentance, les seconds de rejet des fondamentaux, ont joué un rôle délétère depuis une trentaine d’années : le temps précisément du passage de relais entre les maîtres formés comme élèves par ces programmes et leur prise en mains du métier d’enseignant .

Et pourtant… Je pointerai pour finir quelques motifs ou pistes qui peuvent donner espoir.

Les Français, peuple de bon sens – populaire ou cartésien comme on le voudra – ont peut-être en eux le ressort suffisant pour rejeter tels excès, percevoir telles contradictions, mesurer ce que l’on prétend leur faire gagner à l’aune de ce qu’ils perdraient en cohésion. Leur mobilisation exemplaire après les attentats terroristes montre les ressorts de dignité et de sens du collectif qui sont les leurs. Mais si ce terrain demande à fructifier, quelles sont les initiatives qui pourraient y aider ?

Réveiller et surtout nourrir l’esprit citoyen – qui ne se confond pas avec le civisme de proximité – est chose difficile en des temps marqués par le triomphe des pulsions individualistes. Le manque flagrant de résistance politique aux dérives sociétales a été souligné plus haut. Sur quoi compter alors ? Une prise de conscience des partis politiques et un sursaut du législateur ? Peu probable. Une éducation citoyenne revue et renforcée ? Pas impossible, me semble-t-il : la mobilisation d’acteurs essentiels, en premier lieu l’Éducation nationale, est peut-être une idée qui fait son chemin. Difficile certes est la tâche d’enseignants en charge de la gestion des contradictions mêmes de la société, difficultés de l’intégration, repentance contre récit national, égalité contre revendication des différences, laïcité contre exaltation des minorités. Mais le sursaut ne semble pas impossible.
Je persiste pour ma part à penser qu’un véritable Service national obligatoire et universel serait un renversement essentiel de la vision dominante : mais comment les mêmes politiques dont la structure mentale est faite de renoncement voudraient-ils soudainement l’imposer ?

Autres pistes ? La suite du colloque nous le dira peut-être. Je note en tout cas pour finir que nos interrogations de ce soir ne sont pas isolées et que certains (autres) juristes – je pense à Bertrand Mathieu ou Pierre Avril – et surtout nombre d’intellectuels les mettent sur la scène publique. J’ai cité des auteurs américains, Jean-Claude Michéa, Régis Debray, il va sans dire ; on peut penser aussi à Pierre Manent dans un tout récent ouvrage [23] et, bien sûr à celui qui avait le premier dénoncé les dérives du droit-de-l’hommisme, Marcel Gauchet, qui sera le dernier intervenant avant la conclusion de Jean-Pierre Chevènement.

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[1] « Fake news, fabrique des opinions et démocratie », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 20 juin 2018.
[2] Très significatif est, pour le sujet qui nous occupe, le passage des « libertés publiques » aux « libertés fondamentales » puis finalement aux « droits fondamentaux » dans les programmes et manuels universitaires au cours des années 90. L’acclimatation des « droits fondamentaux » qui fut largement l’œuvre du doyen Favoreu a accompagné l’évolution de la référence à la démocratie vers la référence à l’« État de droit ». Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont ce dernier cadre conceptuel s’est imposé dans notre pays contrairement à sa tradition constitutionnelle : cf le chapitre que j’ai consacré à la Charte européenne des droits fondamentaux dans Oser dire non à la politique du mensonge (ouvr. coll., Editions du Rocher, 2005).
[3] C’est ainsi que de nombreux droits et libertés ont émergé grâce à la jurisprudence du Conseil d’État : équilibre entre libertés privées et ordre public, extension des droits des étrangers, prohibition de l’extradition dans un but politique etc…, tous droits qui ont été repris dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme mais hors de la prise en considération d’un contexte national.
[4] On ne saurait oublier la servitude dans laquelle les juges se sont tenus – ou ont été maintenus – sous la Vème République jusqu’à l’élection de F. Mitterrand. Aussi n’est-ce pas un hasard si, relevant soudainement la tête, ils ont lâché la bride à la revendication historique d’un « pouvoir judiciaire » que notre tradition républicaine devait en principe, depuis la loi des 16-24 août 1790 encadrer et pondérer.
[5] In La culture du narcissisme (The culture of narcissim) (rééd., Flammarion, 2018).
[6] Cette analyse peut conduire à douter de l’effet de l’idéologie soixante-huitarde sur les déchaînements de l’individualisme contemporain ; elle s’ajoute à la constatation des contradictions internes de ce mouvement marquées par exemple par le rejet de la société de consommation.
[7] Essayiste et professeur de sciences humaines à l’Université de Columbia (New York), auteur de La Gauche identitaire (Stock 2018).
[8] Professeur à Yale, auteur de Not enough, Human Rights in an unequal world (voir l’interview dans Libération du 29 mars 2016).
[9] Cela avait notamment inspiré Valéry Giscard d’Estaing qui, en 1975, avait été l’initiateur des accords de Lomé, destinés à privilégier les exportations africaines et caribéennes : une autre vision du monde que celle qui devait s’imposer sous la loi d’airain de la libération des échanges.
[10] Et plus récemment encore lorsque le même Comité des droits de l’homme des Nations Unies – composé d’experts indépendants – a condamné la prohibition en France du port de tenues religieuses ostentatoires dans l’espace public.
[11] Elle a d’ailleurs coïncidé dans le temps avec les premiers procès pénaux faits aux hommes politiques dans un contexte où le financement des partis et campagnes n’existait pas ; cette même époque est celle où l’habitude pour les juges de violer le secret de l’instruction au profit de la presse s’est imposée au point que tout le monde trouve aujourd’hui naturel de lire dans tel organe le compte rendu – quand ce n’est pas le fac simile – d’interrogatoires menés dans le secret du cabinet du juge…
[12] qui vient de trouver un écho dans les récents projets de révision constitutionnelle.
[13] Mais les préfets n’ont pas davantage été épargnés.
[14] Sur le premier débat, le président du groupe Parti communiste disait à la tribune que « tout ce qui augmente le droit des gens » est « une bonne chose », inconscient manifestement que, en l’occurrence, le droit des uns – avec la co-officialité des langues régionales – se faisait nécessairement au détriment de l’égalité citoyenne. Sur l’affaire Babyloup, l’oratrice du Parti communiste voulait que la « liberté du travailleur » l’emporte sur la liberté de conscience de l’enfant…
[15] Participe de la même démission le fait de remettre à la « commission nationale consultative des droits de l’homme » créée certes en 1947 mais érigée depuis 2007 en autorité indépendante siégeant auprès du Premier ministre la charge notamment de veiller au respect des engagements internationaux de la France dans le domaine des droits de l’homme : on ne saurait mieux définir le renoncement de l’exécutif à assurer sa charge propre.
[16] La République contre les bien-pensants, Jean-Pierre Chevènement (éd.Fayard, 1999).
[17] Le périodique américain The Nation (gauche républicaine) a ainsi cru récemment utile de s’excuser pour avoir reproduit un poème contenant le mot « cripple » (handicapé).
[18] Ce qui risque d’entrer en conflit avec un des droits les plus fondamentaux, l’octroi de l’asile politique, la Convention de Genève qui le régit prévoyant que doit être regardé comme réfugié « tout homme persécuté à raison de sa race, sa religion, ses opinions politiques, syndicales ou religieuses… ».
[19] Le loup dans la bergerie, Jean-Claude Michéa (éd. Flammarion, 2018).
[20] Un sommet a récemment été atteint lorsque la précédente ministre de la Culture a souhaité augmenter de 15% les subventions aux projets cinématographiques comportant une stricte égalité entre hommes et femmes : bienvenue à la liberté artistique (et discrimination contre les films de guerre ?).
[21] Je puis quasiment en dater l’origine : lorsque Jean-Pierre Chevènement alors ministre de l’Intérieur avait lancé les « commissions d’accès à la citoyenneté » dans les quartiers en mal d’intégration, la ministre en charge de cette dernière, Martine Aubry avait totalement dénaturé le projet en mettant en avant la lutte contre les discriminations en privilégiant les mesures victimisantes telle la méthode du « testing ».
[22] Notamment depuis le développement de l’école sociologique de Pierre Bourdieu.
[23] La loi naturelle et les droits de l’homme. Essai de philosophie pratique, Pierre Manent (PUF, mars 2018).

Le cahier imprimé du colloque « Le droit contre la loi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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