De l’État légal à l’empire des droits : comment la hiérarchie s’est inversée
Intervention d’Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’Université de Rennes-I, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Le droit contre la loi » du 22 octobre 2018.
Bien qu’ils soient intimement liés, je vais ici distinguer, pour la clarté de la présentation, deux aspects de cette contre-révolution. Elle concerne d’abord les pouvoirs puisque les juges qui devaient être les serviteurs de la loi vont devenir ses censeurs, en compagnie d’ailleurs d’autres institutions, mais elle concerne aussi le fond du droit qui va être imposé par ces juges et qui est un droit privatisé où l’État et l’intérêt général se trouve minés par une avalanche de droits individuels et catégoriels. On assiste donc à une inversion non seulement de la pyramide des organes, mais aussi des intérêts juridiquement protégés.
I. La contre-révolution des pouvoirs : comment est-on passé du pouvoir du peuple et de ses élus à celui des juges ?
A. La souveraineté du peuple
La Révolution française, dans le sillage des Lumières, pose le principe d’un individu-citoyen libre, doué de conscience et de raison, qui s’auto-détermine. La réunion de tous ces citoyens forme une Nation également libre, donc souveraine, qui s’auto-détermine également. La conséquence de ce postulat est que les règles applicables dans la société doivent résulter d’un acte de volonté clair des citoyens réunis en corps et c’est donc la loi, votée par eux-mêmes, qui exprimera seule la volonté générale. Ce précepte révolutionnaire s’inscrit à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ».
La Révolution va ainsi bannir le droit coutumier, issu des usages traditionnels, ainsi que le droit jurisprudentiel d’origine aristocratique : tout le droit sera désormais contenu dans la loi. Les juges, comme Montesquieu l’avait lui-même posé, malgré son apologie des contre-pouvoirs, ne seront désormais que « la bouche de la loi ». La puissance de juger étant « nulle », ils devront se borner à appliquer scrupuleusement la loi dans les litiges qui leurs sont soumis.
Il s’ajoute à ce principe de philosophie politique des considérations sociologiques. Les révolutionnaires français ont, en effet, quelques très bons motifs de redouter les velléités réactionnaires de cours dont l’Ancien Régime avait déjà montré la capacité de nuisance au pouvoir royal. Avant la Révolution, c’est le roi qui était le souverain, mais il avait déjà dû faire face aux contre-pouvoirs des juges, en leur adressant de célèbres « remontrances aux remontrances ». Louis XIII, en particulier, dans l’édit de Saint-Germain en Laye de 1641, remet vertement les parlements, et notamment celui de Paris, à leur place, en leur faisant « expresses inhibitions et défenses » de prendre à l’avenir connaissance des affaires qui concernent l’État, l’administration et le gouvernement [1].
C’est donc immédiatement et dans des termes similaires que la loi révolutionnaire des 16 et 24 août 1790 affirme, dans son article 10 : « Les tribunaux ne pourront ni directement, ni indirectement, prendre part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du corps législatif sanctionnés par le Roi, à peine de forfaiture ». L’interdiction des arrêts de règlement, par lesquels les juges prétendraient statuer de façon générale, est posée à l’article 12 de la même loi et fut même étendue à l’interprétation de la loi qui devait faire l’objet d’un renvoi au législateur. Ce « référé législatif » impraticable a ensuite été abandonné, mais il en dit long sur la conception révolutionnaire de la séparation des pouvoirs.
La Constitution du 3 septembre 1791 (chapitre V, article 3) reprend le même principe en défendant aux tribunaux de « s’immiscer dans l’exercice du pouvoir législatif ou suspendre l’exécution des lois » et la Constitution de l’an III (article 203) réitère en affirmant : « Les juges ne peuvent s’immiscer dans l’exercice du pouvoir législatif ni faire aucun règlement. Ils ne peuvent arrêter ou suspendre l’exécution d’aucune loi ».
C’est sur le fondement de ces textes très fermes que la chambre criminelle du Tribunal de cassation s’appuie, le 11 fructidor an V, dans un arrêt Guillaume, pour casser un jugement au motif que le tribunal de police qui l’a rendu « au lieu d’appliquer la loi, seule fonction que la Constitution lui ait déléguée, s’est refusé à ce devoir en se livrant à une critique de la loi qu’il eût dû appliquer » [2].
Et lorsque le Code pénal de 1810 s’en mêle en décrétant que « seront coupables de forfaiture et punis de la dégradation civique les juges qui se seront immiscés dans l’exercice du pouvoir législatif, soit par des règlements contenant des dispositions législatives, soit en arrêtant ou en suspendant l’exécution d’une ou plusieurs lois, soit en délibérant sur le point de savoir si les lois seront publiées et exécutées », il témoigne encore, par cette rédaction tendant à couvrir le maximum d’hypothèses, de la volonté de ne laisser aucun angle mort par lequel pourrait se faufiler un contre-pouvoir judiciaire.
La même loi de 1790 défendant également aux tribunaux de se mêler des actes d’administration et des affaires de l’État, ce sont les ministres qui, dans un premier temps, se chargeront de celui-ci par la voie du recours administratif ou hiérarchique, avant que n’apparaisse dans la Constitution de l’an VIII le Conseil d’État qui préparera d’abord les jugements « sous l’autorité » des Consuls puis de l’Empereur, avant de devenir le juge administratif suprême en 1872.
Mais ce juge administratif va s’estimer, dans son domaine de compétence, aussi lié que le juge judiciaire par l’interdiction de juger la loi et d’en suspendre à ce titre l’exécution. Bien que la doctrine publiciste française ait considérablement disserté, sous la IIIème République, sur l’importation en France du contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois pratiqué aux États-Unis et théorisé par les doctrines allemande et autrichienne, elle n’aura pas convaincu les juges de se lancer dans l’entreprise, alors même d’ailleurs que les lois constitutionnelles de 1875 ne contenaient que des dispositions de procédure sans aucune mention des droits et des libertés. Dans les fameux arrêts Arrighi et Dame Coudert rendus en 1936, le Conseil d’État rejette encore solennellement un argument tiré de la violation de la Constitution par la loi applicable [3]. Lors des discussions de l’assemblée constituante de 1946, Léon Blum exprimera également, dans Le Populaire, son profond scepticisme devant une telle éventualité.
Puis vinrent de Gaulle, la Vème République et le Conseil constitutionnel. Le nouveau régime est entièrement mis au service de l’autorité, de l’efficacité et du service de l’État, omniprésent dans les discours gaulliens. Michel Debré dans sa présentation du texte au Conseil d’État affirme : « L’objet de la réforme constitutionnelle est donc clair. Il est d’abord et avant tout d’essayer de reconstruire un pouvoir sans lequel il n’est ni État, ni démocratie, c’est-à-dire en ce qui nous concerne, ni France, ni République ».
Le Conseil constitutionnel est exclusivement conçu par les auteurs du texte comme un rouage du parlementarisme rationalisé, destiné à encadrer le parlement pour qu’il n’empiète pas sur les prérogatives d’un exécutif qui se veut stable et efficace. Les travaux préparatoires montrent qu’il n’est pas question de lui confier le contrôle du contenu des lois au regard des droits et des libertés mentionnés dans les textes auquel le préambule fait référence. Il doit seulement vérifier que les lois organiques sont conformes aux dispositions constitutionnelles d’encadrement du pouvoir parlementaire, puis contrôler que les règlements des assemblées sont bien conformes aux dispositions précédentes et enfin que les lois votées l’ont bien été en suivant toutes ces règles de compétence et de procédure. C’est un système hiérarchique d’écluses et de verrous successifs qui est ainsi mis en place, de la pure ingénierie procédurale exclusive de tout possible jugement de valeur sur le contenu des lois. Le Conseil ne peut d’ailleurs être saisi que par les quatre premiers personnages de l’État : le Président de la République, le Premier ministre, et les deux présidents de chambre.
La loi constitutionnelle du 3 juin 1958 avait bien mentionné parmi les cinq principes qui devraient inspirer la nouvelle constitution que « L’autorité judiciaire devra être indépendante pour assurer le respect des libertés essentielles définies par le préambule de 1946 et la Déclaration de 1789 ». Mais il s’agissait d’assurer ce respect en appliquant la loi, sûrement pas en la censurant ou en l’écartant. De ce point de vue Michel Debré est encore très clair dans son discours de présentation : « Il n’est ni dans l’esprit du régime parlementaire, ni dans la tradition française, de donner à la justice, c’est-à-dire à chaque justiciable, le droit d’examiner la valeur de la loi ». C’est clair, on s’inscrit bien dans la tradition républicaine : aucun juge ne peut contrôler le contenu de la loi.
Quant à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales adoptée en 1950 dans le cadre du Conseil de l’Europe, de Gaulle en refuse sèchement la ratification lors d’un Conseil des ministres où Couve de Murville l’avait fait inscrire, en se disant convaincu par la note de Jean Foyer selon laquelle cette ratification aboutirait à placer la France sous la tutelle des juges européens. De Gaulle dira un jour à ce même Foyer : « Souvenez-vous de ceci : il y a d’abord la France, ensuite l’État, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le droit ». Il ajoutera plus tard : « En France, la Cour suprême c’est le peuple ».
Mais vint alors mai 1968, c’est-à-dire la remise en cause de l’autorité et de la verticalité sous toutes leurs formes, provoquant la fin du règne du général de Gaulle et la revanche des juges.
B. La revanche des juges
Ça ne va pas traîner. On avait déjà eu une tentative du président du Sénat en 1962 de faire censurer la loi constitutionnelle posant l’élection du président au suffrage direct mais le Conseil constitutionnel avait sagement refusé de contrôler les lois référendaires exprimant directement la souveraineté nationale. Cette fois c’est Alain Poher, la dépouille du général à peine refroidie, qui prend prétexte d’une loi dite « Marcellin » sur les associations pour offrir au Conseil constitutionnel l’occasion de son premier coup d’État. Le 16 juillet 1971, en effet, le Conseil s’empare du pouvoir de contrôler le contenu des lois qui lui sont déférées par rapport aux droits et libertés auxquels le préambule renvoie. C’est-à-dire qu’il se permet en réalité de changer complètement son office et de tourner désormais son canon contre le pouvoir exécutif puisque, en raison du fait majoritaire, les lois sont désormais l’expression de la volonté du Président exécutée par son gouvernement et votée par sa majorité. Mais il n’y avait cependant que le président du Sénat qui était susceptible de contester de temps à autre devant le Conseil les choix politiques ratifiés par les trois autres personnalités. La contre-révolution est donc plus qualitative que quantitative et il n’y aura pas beaucoup de saisines dans un premier temps.
Mais Alain Poher ne se contente pas de poignarder César de l’intérieur, il profite aussi de l’intérim du président Pompidou pour ratifier en 1974 la Convention européenne des droits de l’homme.
Puis c’est Valéry Giscard d’Estaing qui, en 1974 toujours, va donner sa bénédiction à la décision de 1971 en étendant le droit de saisine du Conseil constitutionnel à 60 députés ou 60 sénateurs, c’est-à-dire à l’opposition, lui permettant alors de déployer quantitativement le pouvoir conquis trois ans plus tôt.
En 1975, le Conseil sous-entend dans sa décision sur l’IVG que s’il n’est pas compétent, lui, pour contrôler la conformité des lois au droit européen et international, c’est en revanche aux juges ordinaires, judiciaire et administratif, de s’en charger dans les litiges qui leur sont soumis. La Cour de Cassation ne se fait pas prier et se lance immédiatement, dans l’arrêt Jacques Vabre du 24 mai 1975, dans ce que l’on appelle désormais le « contrôle de conventionnalité » des lois, écartant l’application d’une disposition législative contraire à une règle européenne y compris quand la loi est postérieure à cette règle. Le Conseil constitutionnel va faire de même en 1988 dans le cadre de son contentieux électoral et le Conseil d’État allait suivre en 1989 dans l’arrêt Nicolo.
Ajoutons qu’en juin 1980, la France ratifie aussi le pacte de New York sur les droits civils et politiques dont la rédaction aurait dû susciter quelques réserves du gouvernement français sur ses articles 18 (liberté de religion) et 27 (droits des minorités).
Encore un petit effort lorsque François Mitterrand ratifie en 1981 le protocole sur le droit de recours individuel à la Cour européenne des droits de l’homme qui permet à tout un chacun de saisir la Cour après épuisement des voies de recours internes et, en 1983, le protocole sur le droit de plainte individuelle devant le Comité des droits de l’homme de l’ONU qui n’est pas une juridiction mais ne va pas tarder à se comporter comme telle en rédigeant ses avis comme des arrêts. À partir de ce moment-là, tout est en place pour que le gouvernement des juges internationaux, prophétisé par Jean Foyer, circule dans l’appareil judiciaire national.
Enfin, cerise sur le gâteau, comme le Conseil constitutionnel risque d’être marginalisé par le contrôle de conventionnalité, Nicolas Sarkozy, en 2008, offre la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) aux justiciables pour contester eux-mêmes devant le Conseil une disposition législative dont ils prétendent qu’elle « porte atteinte à un droit ou une liberté que la Constitution garantit ». Précisons que le « P » de QPC signifie que la question de constitutionnalité soulevée dans un procès est prioritaire par rapport à celle de la conformité au droit européen et international, la rivalité entre les juges sous-tend cette procédure.
Ajoutons encore quelques ultimes péripéties. L’Union européenne se dote d’une Charte des droits fondamentaux annexée au traité de Lisbonne tandis qu’elle adhère elle-même, en vertu de celui-ci, à la Convention du Conseil de l’Europe, déclenchant une rivalité entre les deux juges européens, sans que nul ne songe à dénoncer cette ridicule usine à gaz. Et, enfin, le protocole n°16 à la Convention européenne des droits de l’homme permet désormais au juge national de renvoyer à la CEDH les questions d’interprétation de la Convention, ce que la Cour de cassation s’est aussitôt empressée de faire pour la transcription à l’état-civil de la filiation des enfants issus d’une GPA frauduleuse réalisée à l’étranger.
La boucle est désormais bouclée : la loi, expression de la volonté générale est cernée de toutes parts par les juges, nationaux comme européens, auxquels s’ajoute toute une myriade d’autres officines nationales ou supranationales composées d’experts militants (Défenseur des droits, Commission consultative nationale des droits de l’homme, Commission de Venise dite « pour la démocratie par le droit », etc…).
Mais ce droit jurisprudentiel qui l’emporte n’est pas seulement contre-révolutionnaire dans sa source, il l’est aussi dans son contenu. Et c’est bien le but de la manœuvre : inverser les pouvoirs pour inverser les normes.
II. La privatisation des normes
Comme la génération précédente d’étudiants en droit apprenait par cœur « Le président de la République est la clé de voûte de nos institutions », la génération post-soixante-huitarde apprend « Le juge est le protecteur de nos libertés », et bien sûr, on ne peut pas être contre les libertés ! C’est l’avènement de l’« Empire du Bien » : tous les juristes, universitaires, magistrats administratifs ou judiciaires, hauts fonctionnaires, tiennent depuis des décennies le même discours convenu, la même doxa. Les critiques sont rares et chacun s’est empressé d’ignorer la fameuse « Opinion dissidente » de René de la Charrière dans la revue Pouvoirs de 1980, qualifiant, au terme d’une analyse lucide et brillante, la décision du Conseil constitutionnel de 1971 et son accueil enthousiaste de « page la plus ridicule de notre histoire » [4]. Les « droits fondamentaux », selon la terminologie empruntée au droit allemand et reprise par l’Union européenne, sont devenus l’horizon indépassable et le fonds de commerce de la doctrine juridique française ainsi que le terrain d’affrontement des rivalités corporatistes entre tous les juges.
Les dispositions constitutionnelles ou conventionnelles qui consacrent ces droits-libertés, sont, en effet, à l’inverse de celles qui régissent l’organisation politique, extrêmement vagues et générales. Elles mettent toujours en face des libertés qu’elles consacrent des limites relatives à l’ordre public au sens large. Par exemple, la Déclaration française de 1789 nous dit : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». De la même façon, la Convention européenne des droits de l’homme prévoit-elle, pour chaque liberté qu’elle énonce, de possibles restrictions « prévues par la loi et constituant des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
Autant dire que le juge qui s’arroge le droit de vérifier si le législateur national a correctement concilié l’ordre et la liberté, si les dispositions qu’il a édictées pour assurer l’intérêt général ne sont pas disproportionnées au regard des droits et des intérêts privés ou encore s’il a bien sauvegardé l’équilibre entre deux intérêts privés, va substituer son appréciation à celle du législateur pour effectuer un contrôle de pure opportunité. Il dispose, avec de tels textes, d’un pouvoir absolument discrétionnaire et se dote de méthodes d’interprétation qu’il forge tout seul, quand il n’invente pas carrément de nouvelles normes en donnant soudain valeur juridique à une notion qui n’en a jamais eu aucune.
Le juriste autrichien Hans Kelsen qui fut le promoteur du contrôle de constitutionnalité des lois en Europe avait pourtant prévenu sur la nécessité absolue, pour le pouvoir constituant, d’éviter la « phraséologie » consistant à « écrire des valeurs et des principes vagues tels que liberté, égalité, justice ou équité qui pourraient conduire un tribunal constitutionnel à annuler une loi au motif qu’elle est simplement injuste ou inopportune ». « La puissance du tribunal serait alors telle – écrivait-il – qu’elle devrait être considérée comme simplement insupportable » [5]. La vérité est que cette puissance est tout simplement illégitime. Qu’aurait dit Kelsen s’il avait vu le Conseil constitutionnel créer de toutes pièces des principes normatifs de dignité ou de fraternité dans lesquels il met absolument ce qu’il veut ? Qu’aurait-il dit des propos récents du premier président de la Cour de cassation exposant la nécessité d’adapter celle-ci aux « notions coutumières d’équité et de proportionnalité familières au juge anglo-saxon » [6] et imposées par la jurisprudence de la CEDH ?
Ce que l’on aperçoit très bien, dans l’examen de toutes ces jurisprudences, c’est que ces juges, saisis par des individus ou/et des groupes de pression, mettent de plus en plus le curseur vers les intérêts privés au détriment de l’intérêt général et consacrent ce que Jean Carbonnier appelait « la pulvérisation du droit objectif en droits subjectifs ». Toutes ces procédures sont évidemment instrumentalisées par des individus ou minorités pour tenter de faire contrarier la volonté majoritaire au bénéfice de ce qu’elles appellent leurs droits. Et de ce point de vue, le droit européen tel qu’interprété par ses juges et appliqué ensuite par les nôtres, n’a de cesse que d’importer sur le continent un multiculturalisme anglo-saxon distributeur de droits de toutes sortes. Chacun défend sa part dans le marché des droits et les lobbies se bousculent au self-service normatif pour faire « reconnaître » leur « ressenti » subjectif.
L’article 2 du traité de Lisbonne, auquel l’on n’a pas suffisamment prêté attention non plus sur ce point, stipule : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». Avec un club-sandwich pareil, on fait ce que l’on veut et chacun des mots de la liste sera interprété dans un sens favorable aux individus et groupes. Même le sens de la démocratie est revisité puisque la CEDH n’hésite pas à affirmer, au détour d’une décision, « la démocratie ne se ramène pas à la supériorité constante de l’opinion d’une majorité ; elle commande un équilibre qui assure aux minorités un juste traitement et qui évite tout abus de position dominante » [7]. Le mot est lâché : la volonté générale serait un instrument de « domination ».
Prêtons l’oreille à la façon dont le terme « État de droit » est aujourd’hui brandi par les élites européennes. Loin de la neutralité de la théorie initiale allemande du Staatsrecht, il s’agit systématiquement de faire plier les volontés démocratiques nationales devant les revendications de minorités de toutes sortes à la fois politiques et sociologiques. Pour reprendre le bon mot de Guy Carcassonne, l’État de droit se mue en « des tas de droits ».
Lors des débats précédent l’adoption de la QPC, s’est répandue une rhétorique langagière vantant une procédure permettant enfin aux citoyens de « s’approprier la Constitution » ! Nul n’a songé à s’arrêter sur cette expression et sur ce qu’elle dit exactement de la privatisation de la norme commune, de la captation féodale de la Res Publica et de la transformation du citoyen en ayant-droit.
Le Premier président de la Cour de cassation propose désormais de changer complètement l’office de son institution en instaurant un filtrage des pourvois dont le critère essentiel serait « la défense des droits et des libertés fondamentaux » sous l’égide de la jurisprudence européenne [8]. Il indique ouvertement qu’il s’agit de substituer un droit d’inspiration coutumière qui « monte de la société vers le juge » au modèle de « droit écrit qui descend du sommet de l’État centralisé vers le citoyen », c’est bien le constat d’une inversion contre-révolutionnaire à laquelle il propose de souscrire plutôt que de résister.
L’idée qui domine cette mutation est qu’il faudrait écarter la loi écrite lorsqu’elle est « trop dure » pour un individu ou un groupe dont elle contrarie l’identité, le désir ou la reconnaissance. Lorsque le parlement national, après un débat pluraliste, a posé une règle dans l’intérêt de la société en général, le juge va désormais vérifier qu’elle ne porte pas une atteinte « disproportionnée » à un intérêt individuel ou catégoriel. Ainsi, pour le Conseil d’État, l’interdiction de l’insémination post-mortem dans le Code de la santé publique, porte une atteinte disproportionnée au « droit au respect de la vie privée et familiale » d’une veuve, garanti par la Convention européenne. De même la Cour de cassation juge-t-elle que la sanction de nullité d’un mariage incestueux porte une atteinte disproportionnée à ce même droit. Inutile de débatte au parlement de lois sur la maîtrise de l’immigration ou la bioéthique puisque, de toutes façons, cela se réglera devant le juge sur la base du droit européen. L’isoloir ne sert plus à grand-chose puisque tout se passe en réalité dans le prétoire. Et l’on comprend bien le sentiment de dépossession des citoyens dont les votes sont ainsi annulés.
Il convient cependant d’ajouter que la loi écrite elle-même épouse aussi désormais cette conception du droit, soit par recopiage servile du droit européen, soit sous l’influence du lobbying des intérêts privés qu’il est convenu d’appeler dans le mantra macronien « co-construction des politiques publiques avec la société civile ». Cette société civile se fait d’ailleurs attribuer une « chambre » dédiée dans le projet de révision constitutionnelle en cours qui fait ainsi rentrer les associations et groupes de pression au sein des institutions de la République.
Tout ceci a été voulu par le pouvoir politique, c’est lui qui a ratifié tous les textes, constitutionnels et conventionnels, organisant sa propre dépossession et donc celle du peuple. Comme le disait Maupeou : « Si le roi veut perdre sa couronne, il en est le maître ». S’il veut la récupérer, c’est à lui d’œuvrer.
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[1] Édit de Saint-Germain en février 1641 et arrêt du conseil du Roi du 8 juillet 1661.
[2] Crim. 11 fructidor an V, Rép. Dalloz, v. Déni de justice, p.327.
[3] CE, 6 novembre 1936, Sirey, 1937, 3, p.33, concl. Latournerie et note A.Mestre ; D, 1938, 3, p.1, note Ch. Eisenmann.
[4] Pouvoirs, n°13, 1980, réédité en 1991.
[5] H. Kelsen, La garantie juridictionnelle de la Constitution, RDP, 1928, p.p. 240 et 241.
[6] Cour de cassation, audience d’installation du 3 septembre 2018, discours de Monsieur Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation et de Monsieur Philippe Ingall-Montagnier, doyen des premiers avocats généraux.
[7] CEDH, Young, James et Webster, 13 août 1981, série A, n°44.
[8] Cour de cassation discours au dîner annuel des juristes franco-britanniques, 31 mars 2015.
Le cahier imprimé du colloque « Le droit contre la loi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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