Quelle protection face à l’extraterritorialité du droit américain ? Les propositions du rapport de la Commission d’enquête sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle
Intervention d’Olivier Marleix, député de l’Eure-et-Loir, président de la Commission d’enquête sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX, au colloque « L’Europe face à l’extraterritorialité du droit américain » du 24 septembre 2018.
Nous avons fait une revue de tous les outils, de toutes les techniques, mais il y a quand même une question politique majeure.
Optimistes ou pessimistes, il importe surtout d’être lucides sur la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Comme l’a montré Jean-Michel Quatrepoint, plusieurs niveaux de domination se superposent et s’intriquent : politique, militaire, numérique, monétaire, juridique, sociétal… Et l’enjeu politique n’est rien moins que la perpétuation de la suprématie des États-Unis au XXIème siècle.
Résumée en quelques mots, la politique de M. Trump vise d’abord à enrayer la montée en puissance de la Chine, le compétiteur global des États-Unis, puis à reprendre la main au Moyen-Orient où les deux guerres du Golfe ont mis l’Iran en situation de prépondérance régionale, donc à opérer un changement de régime du type Mossadegh, comme l’a dit Jean-Michel Quatrepoint. Mais j’entends dire aussi que les États-Unis voudraient passer un traité avec le régime iranien… qui sait ? Enfin, M. Trump souhaite aligner l’Europe pour faire des Européens non des compétiteurs mais des auxiliaires des États-Unis.
Y a-t-il aujourd’hui dans le monde une volonté de s’opposer à cette prétention des États-Unis à la suprématie ?
Ce pourrait être la Chine qui dispose de ses propres géants du numérique (Baidu, Alibaba etc.), qui a un budget militaire, qui monte en puissance… mais qui est encore loin des États-Unis. En termes de PIB en dollars courants, la Chine est à peu près à 13 000 milliards de dollars contre environ 19 000 milliards pour les États-Unis. Mais les choses changent vite avec une croissance de 6 % par an.
La Russie essaye de maintenir sa souveraineté et, avec des moyens limités, y parvient relativement.
Enfin il y a l’Europe. Mais qu’est-ce que l’Europe ? demandait Mme Matelly. Où est la volonté politique de l’Europe ? Là nous entrons dans le débat optimistes/pessimistes. L’Europe, ce sont 27 États ensemble, avec ce système très compliqué – que Jacques Delors décrivait comme un OPNI (objet politique non identifié) – à articulation très complexe entre la Commission, le Conseil, la Cour de justice, la Banque centrale… tous organismes plus ou moins indépendants et qui, en dehors du Conseil, ne sont responsables devant personne.
Le pays qui compte est aujourd’hui l’Allemagne, une puissance qui, avant 1914, a prétendu dominer l’Europe au prétexte de trouver sa place au soleil (une thèse de Fritz Fischer sur les buts de guerre de l’Allemagne avant 1914 [1] a été controversée mais pas vraiment réfutée). Puis la prétention de l’Allemagne a grandi : quand on domine l’Europe, on domine le monde ! Hitler voulait dominer le monde. Il n’y a pas réussi. En 1945, la puissance politique et militaire de l’Allemagne s’est effondrée. Les vainqueurs ont divisé l’Allemagne en zones puis créé deux États. Même après la réunification, jamais l’Allemagne n’a retrouvé une puissance politico-militaire qui lui permette de jouer vraiment dans la « cour des Grands » : les États-Unis, la Chine, la Russie… Peut-on ajouter la France ? La France a-t-elle son mot à dire dans ce système ? L’Allemagne veut jouer dans la cour des Grands et peut-être recouvrer une puissance militaire qui lui permettrait, ainsi qu’aux pays qui se groupent autour d’elle et qui font l’Europe, de devenir non plus seulement un marché mais une entité politico-stratégique à vocation mondiale ? Un article de Jean-Luc Mélenchon commence par la liste de tous les postes d’influence importants détenus par des Allemands dans l’Union européenne. C’est impressionnant. La suite est beaucoup plus décevante parce qu’il déduit de l’éventuelle future fabrication en commun d’un avion de combat franco-allemand que la dissuasion française deviendrait automatiquement allemande (un avion de combat porte des missiles hyper-véloces qui peuvent avoir une tête nucléaire ou une tête conventionnelle). Le partage de la dissuasion ne va pas de soi, sauf si on y consent. Mais y consent-on ? Cela va en contravention avec des conventions internationales, des accords qui impliquent toutes les grandes puissances. Par conséquent c’est une question qu’il faut se poser à temps avant de laisser courir les spéculations sur le partage du droit de veto à l’ONU, voire de la dissuasion.
Si nous restons trop au niveau de la technique juridique, nous risquons d’oublier l’enjeu politique et la question fondamentale : Où y a-t-il une volonté ? J’ai évoqué les déclarations de M. Maas [2] contredit aussitôt par Angela Merkel. Par quels biais l’Europe – à supposer qu’elle existe, ce qui reste à démontrer – ou l’Allemagne, à travers l’Europe – ce qui reste encore à voir – trouveraient-elles la possibilité de répondre aux défis que nous jette l’extraterritorialité du droit américain ? En effet, la vraie réponse, qui implique une volonté politique et des moyens adéquats, est la reconquête de toutes les formes de souveraineté que nous avons laissé s’éroder ou même disparaître.
Je pose ces questions avant de donner la parole à M. Marleix qui a une grande expérience, non seulement en matière industrielle mais également en matière politique.
Olivier Marleix
Merci, Monsieur le ministre.
Je crains de vous décevoir en revenant à un niveau d’analyse un peu plus juridique.
Je vous livrerai d’abord ma perception de cette extraterritorialité telle que je l’ai vécue pendant ces six mois de présidence de la Commission d’enquête sur la vente d’Alstom à l’américain General Electric, où entrait en jeu une grosse affaire de lutte contre la corruption, et des leçons – plutôt que les réelles solutions – que j’en ai tirées.
Je nuancerai d’abord ce concept d’extraterritorialité.
S’il y avait parmi nous un historien des relations économiques, il nous dirait qu’au XIXème siècle la France avait elle-même quelque peu imposé l’extraterritorialité du droit français. C’est le fait que, ayant perdu de notre puissance, nous nous sentons aujourd’hui sujets d’un droit qui n’est plus le nôtre, qui nous dérange un peu. L’extraterritorialité du droit américain n’est qu’une conséquence de l’accélération de la mondialisation des échanges économiques et financiers à laquelle il faut s’adapter. Elle n’est d’ailleurs pas que le fait des Américains. Nous assistons à une internationalisation du droit à travers l’OMC et toutes sortes de conventions internationales. J’observe que la France a ratifié les conventions de l’OCDE, notamment sur la lutte contre la corruption, et s’est donc engagée dans cette voie. Un élément de réponse – et un peu d’optimisme – peuvent être trouvés dans le droit de l’Union européenne qui nous permet parfois de sanctionner des acteurs américains en tant qu’acteurs économiques sur le marché européen : On se souvient de l’amende de 2,5 milliards d’euros infligée par la Commission européenne à Google. Ce n’est pas totalement insignifiant. Enfin, on trouve dans les législations de pays européens des cas d’extraterritorialité. Je pense notamment aux Espagnols qui, en matière de droits de l’homme, de crimes contre l’humanité, se sont dotés d’une législation à portée extraterritoriale et poursuivent les crimes de la dictature chilienne ou de la Chine au Tibet.
L’extraterritorialité du droit est donc un phénomène un peu plus général.
Le fait est que les Américains sont quand même les champions toutes catégories de l’usage de cette extraterritorialité du droit. D’abord avec la multiplication des thématiques des législations à portée extraterritoriale qu’il serait trop long d’énumérer : le FCPA (Foreign Corrupt Practices Act), en matière de corruption, les lois d’embargo sur la Libye et l’Iran, des lois sur le blanchiment, des lois contre la fraude comptable, la législation ITAR (International Traffic in Arms Regulations) sur les exportations d’armes etc. Leur originalité réside dans ce catalogue très impressionnant et, Mme Matelly l’a rappelé, dans le montant des amendes prononcées. Un excellent rapport de Pierre Lellouche et Karine Berger [3] évalue à 20 milliards les ponctions sur l’économie européenne. Ces amendes sont particulièrement choquantes lorsqu’elles interviennent à des moments où elles sont susceptibles de mettre en jeu l’avenir d’une entreprise (telle Alstom qui, avec 1,2 milliard de trésorerie, était menacée d’une amende d’un milliard !)
Cette extraterritorialité soulève beaucoup de difficultés.
L’interprétation très extensive et très créative des critères de rattachement pose problème : un jour c’est l’utilisation du dollar… mais si d’aventure nous utilisions l’euro à la place du dollar ils iraient chercher l’utilisation d’un serveur américain (il est difficile aujourd’hui pour une entreprise de ne communiquer en n’utilisant que des serveurs et des logiciels européens). Il sera dur de lutter. D’autant que la sanction intervient sous forme d’une transaction pénale à un stade de discussion avec le gouvernement américain (et non devant une juridiction). N’oublions pas que dans les phases d’enquête qui se concluent par un NPA (Non-Prosecution Agreement) ou un DPA (Deferred Prosection Agreement), les entreprises n’ont pas affaire à des juridictions mais à des autorités gouvernementales. Ce gouvernement y va avec des gros sabots et utilise toutes sortes de moyens. M. Bruce C. Swartz, le patron des enquêtes internationales au DOJ, que j’ai eu l’occasion d’interroger, m’a clairement dit : « Nous sommes là pour défendre l’actionnaire américain », un objectif qui justifie qu’on fasse preuve d’audace dans le choix des critères.
Les procédures sont extrêmement intrusives dans les phases d’enquête. Les méthodes de recueil d’informations, pas toujours conventionnelles, choquent. Les Wikileaks avaient révélé une dépêche par laquelle la NSA demandait à ses agences de l’informer de tout contrat passé par une entreprise française dans un des secteurs stratégiques énumérés d’un montant supérieur à 200 millions de dollars. C’était un peu troublant… Quant au pauvre justiciable qu’était Frédéric Pierucci [4], confronté à d’innombrables mails présentés comme des preuves accablantes, il avait été poussé à plaider coupable, faute de quoi il risquait quatre-vingts ans de prison ! Là encore, lorsque j’avais fait part à mon interlocuteur du Department of Justice de ma gêne devant l’usage qu’il faisait de moyens non conventionnels dans ses enquêtes, il m’avait rétorqué : En France vous pourriez utiliser les mêmes moyens non conventionnels si vous le vouliez… Effectivement on ne les utilise pas. Les menaces sont très lourdes. C’est le rapport du fort au faible, c’est une véritable dissuasion : la peur économique d’être exclu fait que l’on ne va pas jusqu’au bout de la procédure judiciaire.
Faut-il croire à une modération de l’extraterritorialité américaine ? Cette question intéressante suscite un débat. Dans un excellent article (« L’application extraterritoriale du droit américain, fer de lance de la régulation économique internationale ? », parue en décembre 2014 aux Cahiers En temps Réel), Me Cohen-Tanugi, par ailleurs choisi comme « monitor » d’Alcatel [5], bon connaisseur de la justice américaine, fait le catalogue d’un certain nombre de décisions de justice où la justice américaine n’a pas reconnu l’extraterritorialité. Un cas très récent concerne l’affaire Alstom. Dans cette affaire trois citoyens ont été mis en cause personnellement et poursuivis : Frédéric Pierucci, notre compatriote, qui a purgé vingt-trois mois de prison, un Américain et Lawrence Hoskins, citoyen britannique employé par une filiale anglaise d’Alstom… Dans une décision du 24 août dernier la cour d’appel, faisant une application très stricte du critère d’extraterritorialité, a décidé que ce dernier ne pouvait pas être poursuivi parce qu’il était britannique et n’avait pas été employé de la filiale américaine d’Alstom, au moment où il a été mis en cause. Je cite l’exposé des motifs de la décision de la Cour d’appel : « Une loi ne peut être extraterritoriale que si le Congrès le décide expressément. Et l’histoire législative démontrant la volonté des parlementaires de ne pas dépasser certaines limites quant au champ d’application territorial du texte nous convainc que l’intention du législateur n’était pas de permettre de poursuivre, via les notions de complicité, de conspiration, les catégories d’auteurs autres que celles qui sont prévues. » On constate que la justice a tendance à avoir une application beaucoup moins brutale que celle des autorités gouvernementales. Néanmoins, par une sorte de jeu de ping-pong, quand la justice semble mettre un frein à l’extraterritorialité le Congrès revient aussitôt à la charge. C’est toute l’affaire du Cloud Act que Me de Maison Rouge a présentée. Comme la justice avait donné raison à Microsoft qui avait refusé de livrer au gouvernement des données hébergées sur des serveurs à l’étranger, les Américains avaient modifié leur législation en obligeant désormais les sujets de droit à transmettre, sans l’accord d’aucune autorité judiciaire, les données stockées dans l’un des États membres de l’Union, dès lors que ces données sont hébergées par des Cloud providers américains. On assiste donc à ce petit jeu d’allers et retours permanents entre l’administration et la justice américaines.
Comment lutter contre cette extraterritorialité ?
En étant irréprochables ! dirai-je pour commencer par la version naïve, afin de ne pas donner aux Américains l’occasion de nous taper sur les doigts. C’est l’ambition de la loi Sapin II, notamment avec la création de l’Agence française anticorruption (AFA) pour « faire le ménage » nous-mêmes dans ce domaine.
L’exposé de Jean-Michel Quatrepoint ne laisse guère d’espoir en une réaction européenne.
On peut prendre des initiatives au niveau français. Par exemple, dans l’affaire Société Générale, outre les poursuites américaines, des poursuites ont été exercées par le Parquet national financier (PNF) français et on a abouti à un partage financier de l’amende entre les Américains et les Français, ce qui montre que les Américains reconnaissent nos actions. Une vision relativement optimiste est donc possible.
Il sera difficile d’éviter de s’inscrire dans un droit international qui va continuer à prospérer, même si on peut espérer être mieux armés dans ce contexte juridique qu’il faut faire progresser. La question est de donner une portée plus forte au principe du non bis in idem qui, en matière de lutte contre la corruption, figure expressément dans la convention de l’OCDE signée par les Américains. Le problème est que les modalités de partage n’ont jamais été précisées ni les critères définis. Je salue le travail fait en ce sens depuis près de deux ans par Charles Duchaine, patron de l’Agence française anticorruption (AFA) qui, parfaitement conscient de la dimension internationale de sa mission, a immédiatement pris son bâton de pèlerin pour faire connaître aux autorités américaines sa détermination et ses moyens (soixante-dix personnes) qui rendent l’AFA incontournable. Sur chaque sujet, leur a-t-il dit, le PNF et l’AFA devront être associés aux actions. C’est une démarche utile même si pour autant tout n’est pas fait.
Ensuite, je rejoins là Mme Revel, il faut être capable de jouer la réciprocité. Découvrant l’affaire Alstom, Arnaud Montebourg avait convoqué le patron de la DGSE pour lui demander de quelles « munitions » nous disposions. On n’enquête pas sur des alliés ! s’était-il entendu répondre. Il faut sortir de cette naïveté qui, pour le coup, n’est pas celle de l’Europe mais la nôtre. Là encore, la loi Sapin II, dans son article 21, donne une compétence extraterritoriale au Parquet national financier (PNF). Depuis 2016 le PNF peut s’occuper d’autre chose que des costumes de tel ou tel candidat à l’élection présidentielle (sujet important qui appelle une réaction dans les vingt-quatre heures !), il peut aussi s’intéresser à la question de la corruption internationale, et pas seulement aux dépens des entreprises françaises : la loi dit très clairement que les infractions, délits de corruption ou trafics d’influence peuvent être poursuivis lorsqu’ils « sont commis à l’étranger par un Français ou par une personne résidant habituellement ou exerçant tout ou partie de son activité économique sur le territoire français » (article 435-6-2 complétant la sous-section 3 de la section 1 du chapitre V, livre IV du code pénal). C’est une définition extrêmement large qui permet de poursuivre toute entreprise étrangère qui se livrerait à des actions de corruption. Encore faut-il évidemment adapter les moyens. En effet, l’organisation judiciaire peine à mobiliser un nombre suffisant de magistrats et de policiers sur une politique pénale particulière bien que nous ayons aujourd’hui tous les outils juridiques pour le faire.
Comme l’a dit Mme Revel, nos services de renseignement peuvent nous aider dans cette lutte contre la corruption en surveillant les pays, même alliés, sur lesquels on a des doutes, voire des commencements d’informations. Encore faut-il avoir, au niveau national, la volonté politique de le faire.
Je partage totalement la conclusion de Mme Revel sur la nécessité, pour les entreprises et les autorités gouvernementales, d’apprendre à travailler main dans la main. Cela supposerait déjà que la communauté du renseignement partage un peu plus ses informations. En effet, la communauté du renseignement a d’excellents moyens, elle est très performante mais l’information circule toujours de façon verticale et n’est malheureusement jamais partagée, notamment en matière économique où elle permettrait d’identifier les entreprises françaises qui sont l’objet aussi d’un intérêt américain et que nous ne savons pas détecter. Par exemple, les enquêtes sur Alstom avaient commencé dès 2010, quatre ans avant la vente, mais le ministre de l’Économie n’avait jamais accédé aux informations que, s’agissant d’une grande entreprise, en tant que ministre habilité secret défense, il aurait pu recevoir. S’il faut évidemment inciter l’entreprise à se livrer à un peu de coopération ce doit être fait en bonne intelligence avec l’État. L’affaire Alstom a-t-elle servi de leçon ? Dans le cadre de l’affaire d’Airbus, une série d’enquêtes sont menées par les autorités judiciaires et on note que la France est aujourd’hui extrêmement précautionneuse quant à la surveillance des éléments d’information transmis aux autorités étrangères et même, dans la phase pré-monitoring, aux cabinets qui collectent de l’information. Les autorités françaises s’assurent que les informations transmises le sont de manière totalement étanche, à partir d’éléments eux-mêmes étanches. Mais cela suppose un peu de coopération entre l’entreprise et les autorités gouvernementales.
Un champ mérite une attention particulière, c’est la question de l’entraide. La convention d’entraide entre la France et les États-Unis doit absolument être mise en œuvre de manière sérieuse et probablement révisée. En effet, deux procédures pénales totalement asymétriques conduisent à une situation aberrante et scandaleuse où la France livre ses propres ressortissants aux Américains dans des conditions de droit infiniment moins favorables, moins protectrices. Frédéric Pierucci, par exemple, n’avait découvert qu’au bout de longs mois qu’il faisait l’objet d’une mise en examen secrète. En France, il n’existe pas de procédure de mise en examen qui serait tenue secrète. C’est aux autorités judiciaires d’être beaucoup plus attentives dans ce genre de procédure. Nous avons une convention, à nous de l’utiliser.
J’ai mis six mois, à la Commission d’enquête, à essayer de comprendre qui mettait en œuvre la loi de blocage de 1968. Elle fait peur aux entreprises et il n’y a pas de sanction pénale si on passe outre à la loi de blocage, ce qui en limite la portée. En termes de gouvernance, la mise en œuvre revenait autrefois au service central de prévention de la corruption, aujourd’hui à l’Agence française anticorruption (AFA) mais exclusivement sur les affaires de corruption. Pour le reste … il n’y a que le bureau d’entraide des affaires internationales, place Vendôme, où, en réalité il ne se passe pas grand-chose au regard des questions qui nous concernent. Une réflexion est en cours, le gouvernement a confié à un parlementaire, Raphaël Gauvain, une mission sur ce sujet. Cette loi de blocage est l’occasion ou jamais d’inciter les entreprises à un dialogue avec les autorités nationales afin que celles-ci puissent imaginer des réponses graduées. Il faut d’abord que la justice accompagne le justiciable, citoyen ou entreprise, dans sa collaboration avec les Américains. Cela exige un peu d’interministérialité qui n’existe pas du tout aujourd’hui, à part ce qu’essaye de faire le CISSE (le Commissaire à l’Information Stratégique et à la Sécurité Économiques) qui informe les autorités dès lors qu’il s’agit d’une entreprise présentant un caractère stratégique. Il faut alors pouvoir entrer dans une phase diplomatique pour défendre les intérêts nationaux, avec de préférence un peu de biscuits … ce qui malheureusement n’est pas le cas. On l’a dit, c’est un problème du fort au faible.
Pour être plus fort il faudrait avoir des alliés européens.
On parlait du rôle de l’OMC dans les contentieux Airbus-Boeing, qui n’était pas une affaire d’enfants de chœur, j’observe que l’Europe a su défendre avec beaucoup de fermeté les intérêts d’Airbus auprès de l’OMC. Donc, de temps en temps, l’Europe peut servir à quelque chose, même si l’Europe puissance dont tout le monde rêve, celle qu’on a vendue aux Français à l’origine du projet européen, laisse un peu à désirer.
J’ai senti un frémissement ces derniers temps au niveau de la Commission européenne. Il reste une majorité de « bisounours » à la Direction générale de la concurrence (DG COMP) mais ils ont quand même conscience que ça va mal se terminer, notamment pour eux, s’ils n’entendent pas le message. La Commission est en train de comprendre qu’elle doit incarner un peu plus une Europe puissance. Mais je ne suis pas sûr que les États soient prêts au bon moment pour donner la bonne impulsion. Mme Revel faisait allusion au projet de règlement sur le contrôle des investissements étrangers dont la progression est un peu laborieuse, non pas au sein de la Commission mais dans le jeu des États, toujours à contretemps.
L’Europe doit pouvoir nous aider. Cela prendra beaucoup de temps alors qu’il faudrait agir vite : il ne reste plus beaucoup de grandes entreprises françaises « stratégiques ». Là est le cœur du sujet. N’attendons pas l’Europe, on peut attendre très longtemps. Agissons par nous-mêmes. Cela suppose un partage très large, très sérieux, de la protection par nos administrations contre les problèmes que pose l’extraterritorialité du droit américain. Malheureusement, l’administration française, qui sait être excellente dans ce qu’elle sait faire, perd de son efficacité dès qu’on sort des sentiers battus, quand on aborde des sujets nouveaux. Nos brillants hauts fonctionnaires sont mal à l’aise, ils craignent de passer pour des extravagants, des originaux (ce qui n’est jamais bon pour une carrière), pis, pour des complotistes (ce qui en sonne le glas).
La priorité est de partager cette culture. C’est pourquoi j’étais heureux d’intervenir dans ce colloque, Monsieur le ministre.
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[1] Griff nach der Weltmacht: Die Kriegszielpolitik des kaiserlichen Deutschland 1914-1918, Fritz Fischer, éd. Droste-Verlag, Dusseldorf , 1961. Paru en français sous le titre Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale (1914-1918) (trad. Geneviève Migeon et Henri Thiès, éd. De Trévise, 1970).
[2] M. Maas suggérait d’aménager le système de compensation SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication).
[3] Rapport d’information déposé par la commission des affaires étrangères et la commission des finances en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 3 février 2016 sur l’extraterritorialité de la législation américaine (Président M. Pierre Lellouche, rapporteure Mme Karine Berger, députés).
[4] Cadre français d’Alstom condamné par la justice américaine à 30 mois de prison pour des faits de corruption qui s’étaient déroulés en Indonésie entre 2002 et 2009.
[5] Laurent Cohen-Tanugi, avocat aux barreaux de Paris et de New-York, a été nommé moniteur d’entreprise indépendant par le United States Department of Justice et la Securities and Exchange Commission en 2011. Il a été le premier français « monitor » dans l’affaire Alcatel (l’entreprise, accusée de corruption, a versé 137 millions de dollars dans un accord à l’amiable).
Le cahier imprimé du colloque « L’Europe face à l’extraterritorialité du droit américain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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