Introduction de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, lors du colloque « L’Europe face à l’extraterritorialité du droit américain » du 24 septembre 2018.
Nous avions déjà organisé un colloque sur l’extraterritorialité du droit américain [1]. Avec le colloque d’aujourd’hui, « L’Europe et l’extraterritorialité du droit américain », nous cherchons une réponse à l’échelle européenne. Est-elle possible ?
Si nous regardons la situation de la France, nous constatons que nous ne sommes plus indépendants. Il en va de même des autres pays européens. Nous l’avons déjà vérifié, par exemple en Russie où, pour réaliser l’opération qu’a été la construction sur la presqu’île de Yamal, à l’embouchure de l’Ob, d’une usine de liquéfaction de gaz, les opérateurs – dont Total – ont dû recourir à des capitaux chinois [2]. Mais c’est évidemment la dénonciation par les États-Unis de l’accord passé avec l’Iran le 15 juillet 2015 qui fait apparaître que les pays européens qui souhaitent maintenir cet accord en sont incapables puisque leurs entreprises sont amenées à se retirer de l’Iran. Total, Peugeot, Renault, Airbus…, pour ne parler que des entreprises françaises, toutes ces entreprises, qui avaient signé des contrats, ont annoncé leur retrait ! Que reste-t-il de notre indépendance quand on sait que la situation au Moyen-Orient conditionne très largement notre sécurité future ? Il ne s’agit pas seulement d’une affaire de gros sous, il s’agit aussi de notre politique, de notre sécurité, de notre avenir. Cette situation est liée à la globalisation. Chacune des entreprises que je viens de mentionner a plus d’intérêts sur le marché américain qu’elle n’en a sur le marché iranien, même s’ils sont considérables.
Les États-Unis ont découvert ces sanctions extraterritoriales, de manière très pragmatique, il y a déjà plusieurs années : elles sont fondées sur la base d’une législation de 1978 et utilisent les règles de l’OCDE en matière de lutte contre la corruption. Mais la première utilisation de ces sanctions extraterritoriales a visé des banques chinoises impliquées dans le financement de certaines opérations avec la Corée du Nord. Les États-Unis y ont pris goût. Leur département de la justice, le DOJ (Department of Justice) et la SEC (Securities and Exchange Commission), convoquent des entreprises, étrangères ou américaines, et aboutissent généralement à une transaction : ces entreprises plaident coupables. Il ne s’agit nullement d’instances judiciaires (le DOJ est une instance ministérielle et le SEC un organisme fédéral), mais les entreprises concernées sont évidemment tétanisées par la perspective d’avoir affaire à ces institutions.
Y a-t-il une bonne manière d’utiliser M. Trump pour faire prévaloir une Europe qui ne serait pas seulement un marché mais un acteur stratégique à vocation mondiale ? Que nous manque-t-il ? Pourrions-nous utiliser, comme l’a évoqué M. Maas, ministre allemand des Affaires étrangères, le système de compensation SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) et à quelles conditions ?
L’euro pourrait-il rivaliser avec le dollar ? Cette perspective avait été tellement brandie au moment de la ratification du traité de Maastricht que nous sommes étonnés de constater a posteriori que l’euro n’est de nul secours dans la situation où nous sommes.
La vraie question est celle du rapport de force et de la volonté politique. Y a-t-il une volonté politique ? Lorsqu’il s’est prononcé pour un aménagement du système SWIFT, M. Maas s’est fait très sèchement rappeler à l’ordre par la chancelière, Mme Merkel déclarant que la sécurité du pays était assurée par les États-Unis et qu’il s’agissait d’une affaire tout à fait essentielle du point de vue de l’Allemagne.
D’autres explications sont données mais je ne vais pas m’étendre sur tous ces sujets. Je n’ai fait que vous mettre l’eau à la bouche pour déflorer un peu la question et susciter le minimum d’impatience sans laquelle il n’est pas de bonne intervention.
J’ai le plaisir de vous présenter les différents intervenants qui ont bien voulu répondre à notre invitation :
Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, auteur de Alstom, un scandale d’Etat (Fayard, 2015), membre du conseil scientifique de la Fondation Res Publica, nous parlera de la guerre économique que, par la loi, nous livrent les États-Unis.
Mme Matelly, économiste, directrice adjointe de l’IRIS (Institut des Relations internationales et Stratégiques), une institution qui regroupe d’éminents experts, présentera l’extraterritorialité comme outil géopolitique, prolongement des sanctions internationales.
M. de Maison Rouge, avocat, spécialiste de la question qui nous occupe au cabinet Lex Squared, énumérera les réponses juridiques et fiscales que l’Europe peut opposer à l’extraterritorialité du droit américain et parlera de l’intelligence économique.
M. Marleix, député de l’Eure-et-Loir, qui a présidé la Commission d’enquête sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, s’est particulièrement intéressé aux cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX. Il nous présentera les propositions du rapport de cette commission et évoquera les moyens de protection possibles face à l’extraterritorialité du droit américain.
Mme Revel, auteur, avec Éric Denécé, de L’autre guerre des États-Unis (Robert Laffont, 2005) a été déléguée interministérielle à l’Intelligence économique. Elle nous dira comment le renseignement français peut être mobilisé pour affronter l’offensive judiciaire américaine.
Je donne tout de suite la parole à Jean-Michel Quatrepoint.
—–
[1] L’extraterritorialité du droit américain, colloque organisé par la Fondation Res Publica le 1er février 2016, avec la participation de Paul-Albert Iweins, avocat, président du Conseil national des barreaux de 2006 à 2009, associé au cabinet Taylor Wessing ; Hervé Juvin, président de l’Observatoire Eurogroup Consulting, auteur de Le Mur de l’Ouest n’est pas tombé : Les idées qui ont pris le pouvoir et comment le reprendre (Pierre-Guillaume de Roux, 2015) ; Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, auteur de Alstom, un scandale d’État – Dernière liquidation de l’industrie française (Fayard, août 2015) ; Francis Gutmann, Secrétaire général du Quai d’Orsay de 1981 à 1985 et Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica.
[2] En 2015-2016, pour boucler le financement du gigantesque projet gazier de Yamal en Sibérie alors que la Russie était frappée par des sanctions financières occidentales et notamment américaines qui limitaient le financement en dollars des entreprises russes, le groupe Total avait dû s’adresser à des investisseurs institutionnels chinois (Export-Import Bank of China, China Development Bank et Silk Road).
Le cahier imprimé du colloque « L’Europe face à l’extraterritorialité du droit américain » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.