Note de lecture du livre de Coralie Delaume, « Le couple franco-allemand n’existe pas. Comment l’Europe est devenue allemande et pourquoi ça ne durera pas » (Michalon, 2018), par Marie-Françoise Bechtel, conseiller d’Etat (h), vice-présidente de la Fondation Res Publica. L’auteur nous a habitués à travers de précédents essais à traquer des habitudes persistantes d’occultation du réel. Un certain bréviaire européiste est ainsi le fil directeur de ses critiques [1] servies par des analyses précises et une connaissance sans cesse approfondie des mécanismes d’une Union européenne dont elle reste l’infatigable scrutateur.
Comme dans ses autres ouvrages, l’auteur se réclame de la logique contre la rhétorique politique. A quoi sert l’Allemagne ?, se demande-t-elle dans un premier chapitre qui s’interroge sur le pourquoi de ces déclarations d’amour répétées de Nicolas Sarkozy à François Hollande et à Emmanuel Macron, tout en fournissant la réponse qui tient dans la désirabilité de réformes pour lesquelles ses élites en appellent au modèle d’Outre-Rhin. Cette constance dans la volonté de reproduire un modèle remonte clairement, l’auteur le montre, au moment historique de la chute du Mur qui permet à une Allemagne réunifiée de revoir fondamentalement l’équilibre des pouvoirs entre organisations patronales et syndicales. Et il est de fait que le « capitalisme rhénan » d’avant le triomphe de la mondialisation financière, fait d’un équilibre entre ces forces, n’avait jamais été invoqué par nos élites avec une telle ferveur. On voit bien depuis l’élection présidentielle de 2017 la continuité de cette adhésion fervente.
On en voit aussi les impasses. D’abord la contradiction interne d’une politique qui voudrait assainir les finances publiques de la France afin de pousser l’Allemagne à accepter une « Union de transferts »… qui n’aurait plus lieu d’être puisque la socialisation des déficits ne serait plus nécessaire. Ensuite l’absence de vision : n’est-ce pas tout aussi bien le sous-investissement devenu chronique Outre-Rhin, accompagné d’un excès d’épargne dû à une population vieillissante et d’une modération salariale abusive qui devraient, dans une relation franche, être mis sur la table ? Cela ferait du bien à cette Europe que le « couple » est censé promouvoir et qui souffre aujourd’hui d’une « eurodivergence ».
Mais ce ne serait pas rendre justice à cet ouvrage que de le croire limité à l’actualité. Il offre aussi une plongée en profondeur dans une histoire qui devait aboutir à l’« hegemon réticent » qui semble caractériser l’Allemagne d’aujourd’hui. Ce que nous dit l’auteur est au fond que la prédominance économique n’est ni l’effet de l’occasion propice, ni un phénomène sui generis. C’est pourquoi l’affirmation ou la réaffirmation par l’Allemagne d’un sentiment national peut échapper à des responsables politiques adeptes des bons sentiments.
La construction européenne a fourni une occasion rêvée pour le rachat de la dette morale : l’ Europe « moyen de rédemption et d’arrimage à l’Ouest », analysée dans le chapitre II a permis à l’Allemagne, la RFA d’abord, de montrer sa fiabilité d’alliée de l’Ouest : « pour l’Allemagne, l’occidentalisation pleine et entière ne passe pas seulement par l’intégration européenne. Elle requiert l’établissement d’une relation privilégiée avec les Etats-Unis ». Rien de conjoncturel donc dans tout cela, mais au contraire un fil directeur [2] , celui de l’ « histoire longue » avec lequel l’auteur invite à renouer. A cet égard, si on ne peut qu’approuver l’auteur lorsqu’elle explore ce qui dans l’Europe fédérale (BCE notamment) et dans l’élargissement à l’Est peut être perçu par l’Allemagne comme des éléments « étonnamment familiers », peut-être pécherait-elle par une certaine contradiction dans l’analyse si cela devait signifier que l’Allemagne, fort à l’aise dans une telle construction, rêverait d’être au gouvernail de l’Europe.
Mais en réalité Coralie Deleaume pose bien cette question : et « si l’Allemagne n’avait jamais voulu régir l’Europe ? » Et c’est bien cela qui ressort des éléments fournis par l’auteur elle-même : c‘est le sentiment national allemand qui, aujourd’hui, sur la base de la puissance économique retrouvée, fonde cette « Europe allemande » qui est l’objet du troisième et dernier chapitre. Pour le dire en d’autres termes, ce n’est pas tant la gouvernance européenne qui est dominée par les vues allemandes que l’Allemagne elle-même comme nation qui se détache du bloc continental pour mener une politique de puissance mondiale. Sur ce point, une certaine équivoque marque peut-être l’approche de l’auteur : il peut sembler un peu facile d’opposer l’idée française d’intégration européenne et le fait que l’Allemagne, par sa pratique du fédéralisme, serait « infiniment plus européenne » que la France. Quoi que l’on pense de l’idée européenne en France et quel que soit le jugement que l’on porte sur ses effets, on peut douter que la vision germanique de l’Europe ait été vraiment fondatrice. L’Europe, socle de la vertu allemande nouvelle, n’a-t-elle pas plutôt été à la fois l’alibi de la puissance retrouvée et l’occasion de l’ouverture du marché vers ce hinterland qui fut une constante de l’aspiration allemande à l’expansion territoriale ? Sans parler de la résignation à un euro qui laissait Helmut Kohl plus que sceptique.
Au demeurant, la construction européenne n’est pas aussi fédéraliste que le supposerait la vision d’une Allemagne à son aise dans l’UE [3]. Au contraire, les révisions constitutionnelles allemandes qui ont suivi le traité de Maastricht tout comme les positions de la cour constitutionnelle de Karlsruhe [4] montrent une défiance envers un modèle qui serait trop original par rapport au fédéralisme. C’est plutôt le renoncement actif des élites françaises au sentiment national qui, en complément de leur rôle actif dans l’accomplissement de la mondialisation financière et commerciale, a frayé le chemin vers cette Europe « allemande ». C’est leur démission qui a ouvert la voie à la « polarisation industrielle » lors du passage au marché unique qui non seulement a renforcé l’économie allemande mais lui a donné l’avantage décisif par l’ouverture à l’Est faisant de celui-ci la base arrière de son industrie. Si la centralité géographique de l’Allemagne peut sembler faire de celle-ci « le nombril de l’Europe », la relation commerciale directe avec la Chine (et naguère l’Iran) ou avec les Etats-Unis, pour ne pas parler de la définition solitaire de ses choix énergétiques, a peu à voir avec la position de l’Allemagne dans le continent européen. En bref l’Allemagne impose moins à l’Europe qu’elle ne s’impose en Europe.
L’« humiliante soumission » de la France reste en tout cas le facteur décisif. Ce « couple » que les médias et politiques allemands, on le sait, ne désignent jamais sous ce nom sert ainsi d’habillage à l’alliance redoutable entre la démission de la volonté politique et le désir de promouvoir des politiques internes alignées sur l’ordolibéralisme. L’absence de « messianisme allemand » est certes une constante de l’histoire [5]. Ne serait-il pas un comble que le partenaire français tout empreint de sa tradition universaliste, mette celle-ci au service d’un projet européen réduit à « un moignon » ? Telle est la question finale posée par l’auteur : question historique dans tous les sens du terme.
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[1] De Coralie Delaume : L’Europe, les Etats désunis (Michalon, 2014) ; La fin de l’Union européenne (avec David Cayla) (Michalon, 2017).
[2] Egalement exploré par la fondation Res Publica à l’occasion du colloque du 18 septembre 2017 intitulé « L’avenir des relations germano-américaines ».
[3] Le chapitre III montre l’importance numérique des Allemands tant dans les groupes ou commissions parlementaires européens qu’au sein de la Commission, mais cette omniprésence même n’est pas un
acteur décisif, moins certainement que la docilité de tel commissaire européen non allemand aux impératifs de stabilité venus d’Outre-Rhin et quasi-sacralisés par la Commission.
[4] Lire à ce sujet l’étude de Marie-François Bechtel sur le jugement du 30 juin 2009 du tribunal de Karlsruhe.
[5] Sur le plan politique du moins, car la pensée allemande s’est au contraire souvent constituée comme telle, que l’on songe à Kant ou au marxisme ou même, quoiqu’à un moindre égard, à la vision nietzschéenne de l’Europe.
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