Désinformation et absence de lecture critique du pouvoir. Citoyenneté et information.

Intervention de François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’IRIS, responsable de l’Observatoire Géostratégique de l’Information, au colloque « Fake news, fabrique des opinions et démocratie » du 20 juin 2018.

Je pourrais vous donner d’autres arguments. Une grande partie de mon argumentation vient d’ailleurs des universités américaines.

Ce matin, j’étais à Tolède pour un séminaire intitulé : « La guerre hybride, le mensonge comme arme et la vérité comme victime ». A la tribune, siégeaient un peu plus de généraux otanistes qu’à celle-ci… où je me sens donc plus à l’aise.

Le problème est-il celui des fake news ou celui de la peur, de l’exploitation idéologique de ces fake news?

Cela tourne autour de quatre questions très simples :

1. Quelle définition minimaliste des fake news pourrait-on accepter ?
2. Est-ce un phénomène nouveau ? Après tout, Popper disait que l’homme est un singe menteur et on trouve dans la Bible une histoire de fake news à propos de pommes et de serpents … Donc l’histoire est ancienne.
3. Est-ce efficace au point de faire élire Trump ou de produire le référendum catalan ? Vous vous doutez de ma réponse.
4. Que pourrait-on faire ?

1. Le terme fake news a une date d’apparition certaine : 2016. Cet anglicisme vient d’un mot d’argot qui signifie « fabriqué ». Un fake jewel est un faux bijou, une contrefaçon, il n’est pas vraiment en or. Il y a donc l’idée de « fabrication ». Je ne verrais aucun inconvénient à employer le très beau mot de « forgerie » mais il est hélas tombé en désuétude. Fake news fait partie d’une cinquantaine d’anglicismes et de concepts qui sont arrivés en vol serré depuis quelques années, comme Post-Truth, Weaponization of information [1], Fact-checking [2], Sharp power [3], Bullshit [4], etc. C’est un peu mon métier, j’en ai donc compilé cinquante – qu’emploient beaucoup mes généraux espagnols – dans un petit glossaire.

Ce mot est donc arrivé à une époque bien précise, avec un lien évident avec l’élection de Trump, le Brexit, les fantasmes sur la Russie, le populisme, les réseaux sociaux… et avec tout un appareillage intellectuel d’outre-Atlantique et des centres de production que l’on connaît bien (auteurs, think tanks etc.).

Je n’aurais rien contre le fait d’utiliser l’anglicisme fake news si on l’employait dans le même sens que l’excellente loi de 1881 qui punit la « fabrication » de fausses nouvelles. « Fabriquer » suppose une intention, une action (retoucher une image sur photoshop, raconter un événement dont on sait qu’il n’a pas eu lieu…). Le problème est qu’on va très vite sortir de cette définition de la fausse nouvelle pour la confondre avec les manifestations d’opinion, avec le processus général de la désinformation, avec l’interprétation, avec la sélection idéologique de l’information, avec les fausses prévisions, les fausses promesses ou les fausses estimations. Très vite, cette notion va être utilisée pour discréditer un certain nombre de notions parallèles et désigner toujours les trois mêmes ennemis idéologiques : la Russie, les populismes (ou les peuples tout court) et les réseaux sociaux (si merveilleux au moment du printemps arabe et devenus aujourd’hui choses abominables).

D’où les usages abusifs dont voici trois exemples.

On a parlé de fake news à propos des fuites du Parti démocrate. Or c’étaient de vraies news, c’était un leak, une fuite [5]. Ces vraies nouvelles, piratées et diffusées, ont peut-être joué dans l’élection mais elles n’avaient rien de fake news.

On confond les fake news avec le concept mou de conspirationnisme. Le conspirationnisme relève certes du délire mais il peut parfaitement fonctionner à partir de faits avérés dont on donne une interprétation délirante.

Un troisième exemple peut être relevé dans la proposition de loi (je suis désolé de ne pouvoir croiser amicalement le fer avec la rapporteuse) dont un article [6], visant Russia Today, suggère qu’on pourra retirer sa licence à un média étranger qui ferait de la propagande, de la désinformation. Or même Libération a reconnu dans un article récent qu’on ne pouvait imputer aucun fake news à Russia Today [7]. Je ne suis pas en train de dire que ce média est neutre idéologiquement. Il m’arrive de faire des interviews sur Russia Today mais il m’est arrivé aussi d’en faire sur Al Jazeera ou sur Voice of America. Cela ne fait pas de moi un criminel, j’espère.

2. Le néologisme fake news désigne quelque chose de nouveau qui ne correspond pas aux rumeurs (au sens du « plus vieux média du monde »). Il y a eu des rumeurs, il y a eu des fausses nouvelles. Certaines ont duré un certain temps. La donation de Constantin [8] et la fausse lettre du prêtre Jean [9] ont trompé les gens pendant quelques siècles.

Les fake news ne sont pas non plus des mensonges d’État tels que le génocide au Kosovo, les cadavres de Timisoara ou les armes de destruction massive de Saddam Hussein, qui étaient des informations falsifiées dans un but de diabolisation, dont on sait comment et par qui elles ont été produites : des services de l’État profond ou des agences comme le Rendon Group qui s’en vantent d’ailleurs sur leur propre site. J’ai moi-même créé un site de fact checking en 2004 pendant la seconde guerre d’Irak, donc je suis quelqu’un de vertueux !

Nous sommes devant un phénomène extraordinaire : la démocratisation des fake news. Vous et moi pouvons produire des fake news avec un simple ordinateur. Il est même devenu très facile de produire des photos truquées. Pour faire disparaître Trotski de toutes les photos, Staline devait employer des milliers de gars qui modifiaient les images avec de l’encre de Chine. Aujourd’hui nous pouvons tous modifier des images très facilement sur photoshop. C’est la capacité de chaque citoyen de participer à un processus de diffusion autrefois lourd et coûteux qui constitue la nouveauté. Dans Citizen Kane, afin de se faire élire, Orson Welles doit acquérir un journal (un immeuble, des rotatives, des journalistes etc.) pour acheter l’opinion. Aujourd’hui un clavier suffit.

La technologie a changé les choses en permettant à chacun d’émettre de fausses nouvelles, de la forgerie numérique et de les propager à travers ses réseaux sociaux, sans passer par des « garde-barrière » (directeurs de rédaction etc.) et en rencontrant cet enthousiasme spontané, ou cette prédisposition à croire ce que l’on s’apprête à croire : « Quand on voit ce qu’on voit et qu’on sait ce qu’on sait, on se dit qu’on a bien raison de penser ce qu’on pense », anticipait le philosophe Pierre Dac.

La technologie permet également de jouer sur deux autres éléments du succès de l’information, et l’accréditation.

Après tout que fait Google si ce n’est vendre notre attention, des secondes de cerveau humain ? Il existe des techniques qui permettent de déplacer l’attention de milliers d’internautes vers certaines informations au détriment d’autres. On peut pour cela employer des algorithmes de répétition qui simulent l’activité d’un internaute. On peut aussi employer des Pakistanais qui tapent sur un clavier toute la journée pour un salaire de misère. Il existe toutes sortes de techniques pour attirer l’attention vers ces fake news plutôt que vers les nouvelles diffusées par les médias mainstream.

La technologie permet de changer l’accréditation, c’est-à-dire de donner une fausse source à la nouvelle. Parmi les nombreux « amis » que l’on peut avoir sur Facebook ou sur Twitter, beaucoup ne sont pas des êtres humains mais des algorithmes qui nous suivent et nous donnent l’impression d’être très populaires et très sympathiques. Par exemple, ce matin, un faux site imitant je ne sais plus quel site allemand, a annoncé l’explosion de la coalition allemande, une fausse nouvelle qui s’est propagée en cinq minutes.

Les fake news sont donc un phénomène nouveau par le fait que leur diffusion et leur propagation sont à la portée de chacun et par leur caractère technologique.

3. Les fake news sont-elles efficaces ?

Ma réponse est plutôt non. Certes, elles ne peuvent pas ne pas avoir d’impact, ne serait-ce que cet effet de confirmation. Mais les sciences sociales et le sens commun nous disent qu’elles n’influencent le cours des choses que dans une très faible proportion. De nombreuses études de la Stanford University, de l’Economic Review, de la Columbia School of journalism … sur l’élection Trump montrent que ces fake news, effectivement diffusées par les deux camps, ont plutôt eu un effet de renforcement sur ceux qui déjà étaient en rupture avec le New York Times, CNN et 98 % des médias classiques soutenant la candidature Clinton.

Ces gens peuvent à loisir développer leurs fantasmes (comme les fantasmes à propos de Najat Vallaud-Belkacem qu’évoquait Natacha Polony). Il y a quelques années, si vous pensiez qu’il y avait des soucoupes volantes, vous aviez du mal à vous faire des amis. Aujourd’hui, en tapant « soucoupes volantes » sur Internet vous trouvez des milliers de gens qui cherchent toute la journée à prouver qu’il y a des soucoupes volantes. C’est ce qu’on appelle un effet de confirmation.

La part de ces nouvelles, par rapport au temps de télévision ou de lecture des « vraies news » censées se déverser sur nos cerveaux est très faible – vous l’avez évoquée, Monsieur le ministre – et elles ne touchent que les fanatiques.

Par ailleurs, les fausses nouvelles sont extraordinairement vite repérées. Il existe environ 150 organismes de fact checking à travers le monde. D’énormes forces sont consacrées au repérage des fausses nouvelles.

L’État : en Indonésie la diffusion de fausse nouvelle est punie de six ans de prison. Je ne pense pas que la proposition de loi prévoie de telles dispositions mais l’État se préoccupe beaucoup de nous garantir la vérité, de préserver nos cerveaux.

Les GAFA retirent des milliers de comptes et suppriment des milliers d’informations fausses ou douteuses. Ils le font peut-être par vertu – je ne doute pas que Monsieur Zuckerberg soit profondément démocrate – mais aussi par intérêt, pour ne pas apparaître comme l’écosystème du djihadisme, des idées extrémistes, des discours de haine… et des fake news. D’énormes dispositifs, sont mis en place. Google va engager 10 000 personnes pour modérer, ils ont des algorithmes extrêmement puissants. Les GAFA, pour se racheter une vertu, sont donc devenus d’extraordinaires agents de retrait des fausses nouvelles. Les mass-médias également, là aussi pour des raisons de survie et d’honnêteté foncière. Les organismes de fact checking que je citais décèlent de nombreuses fake news. Et puis, tout simplement chaque internaute. Il est très flatteur pour l’égo – c’est un des pièges – de « retwitter » ou de refléter immédiatement une information qui vous paraît sensationnelle et vient confirmer vos préjugés idéologiques, vos croyances, vos haines ou vos fantasmes. Mais il est encore plus flatteur de faire la chasse aux fausses nouvelles et d’apparaître comme le malin qui n’est pas trompé par des théories complotistes, des délires ou des services secrets.

Donc d’énormes forces s’emploient à signaler ces fausses nouvelles. J’ai eu connaissance de la plupart des fake news que je connais par leurs dénonciateurs, non pas par leurs propagateurs. Et leur durée de vie est très faible.

On observe que le discours dominant qui se met en place a trois éléments :

C’est un complot russe ! comme le diraient les généraux espagnols en des termes qu’on n’osait pas employer pendant la guerre froide.
Le peuple est stupide ! Le peuple croit n’importe quoi ! Il se fiche de la réalité ! C’est le discours sur la « post-vérité » qui, à certains égards, est un discours de classe.

Le troisième élément est la nouvelle technophobie qui se manifeste, à rebours du printemps arabe : sur les réseaux sociaux, le mensonge concurrence la vérité sans contrôle.

4. Quelles seraient les solutions ?

Malheureusement, on retombe sur des vœux pieux.

L’État ne me paraît pas une solution convaincante : si l’État nous garantit la vérité, cela peut produire un effet boomerang. Pour persuader les gens que le système nous ment, qu’on ne nous dit rien, qu’il y a un pouvoir idéologique … rien de mieux qu’une loi de contrainte !

Je ne doute pas des bonnes intentions des GAFA mais ça me gêne un peu que des gens que nous n’avons pas élus ni contribué à élire (ou à ne pas faire élire) décident des contenus qui doivent atteindre mon cerveau. Je vois là une reconnaissance de fait du pouvoir technologique. D’ailleurs le premier article de la loi, en l’état, n’est pas un article de censure au sens classique mais dispose qu’on demandera aux GAFA de retirer les informations fausses. Or ils le font déjà surabondamment, comme on le voit tous les jours.

La solution serait effectivement l’éducation, la résilience des cerveaux, la formation. C’est une très bonne idée. Le CLEMI (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’informations) et un groupe de Sophia Antipolis font déjà des choses très bien en ce domaine. Effectivement, si on veut que le citoyen puisse exercer sa raison démocratique et savoir ce qui se passe dans le monde réel, il faut lui donner ces instruments.

Mais il me semble que ce n’est pas une idée très neuve et qu’il existe depuis vingt-cinq siècles une technique qu’on appelle la rhétorique sur laquelle on pourrait revenir.

Je vous remercie.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Huyghe. Je rappelle que vous venez de publier un livre, intitulé Fake news : la grande peur (éditions VA PRESS), facile à lire bien qu’il traite de sujets compliqués et très instructif.

[1] Weaponization (of information) : transformation de l’information en arme (ah, bon ce n’était pas le cas depuis toujours ?), façon de désigner l’influence et la « guerre à la réalité » (désinformation) russes. Voir sur le site de François-Bernard Huyghe.
[2] Fact-checking : vérification des « faits » pratiqués bon nombre de médias mainstream (avec l’aide de compagnies du numérique) pour combattre les « fakes ». Voir sur le site de François-Bernard Huyghe.
[3] Sharp power : terme dépréciatif pour désigner l’influence chinoise ou russe assimilées non à un soft power mais à une manipulation de l’opinion étrangère en vertu du principe « je dis la vérité, vous faites de la propagande ». Voir sur le site de François-Bernard Huyghe.
[4] Bullshit : expression d’argot américain, ayant un sens plus fort que connerie ou baratin, et employée dans le langage courant voire philosophique (L’art de dire des conneries, de H.G. Frankfurt) pour désigner un discours indifférent à tout rapport à la vérité et ne cherchant qu’à faire impression. Voir Médium n°52-53 (juillet-décembre 2017), Globish Glossaire, p. 217 et sq.
[5] Pour citer encore un anglicisme, il pourrait s’agir d’un hack & leak, procédé consistant à pirater des ordinateurs et à s’emparer de données confidentielles et compromettantes pour les publier (contrairement à l’espionnage classique qui tente de conserver le secret du secret qu’il a percé).
[6] « Sous réserve des engagements internationaux de la France, le Conseil peut, après mise en demeure, prononcer la sanction de résiliation unilatérale de la convention conclue en application de l’article 33-1 avec une personne morale contrôlée au sens du 2° de l’article 41-3 par un État étranger ou sous l’influence de cet État, si la diffusion de ce service porte atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou participe à une entreprise de déstabilisation de ses institutions, notamment par la diffusion de fausses nouvelles »
[7] « RT et Sputnik ont-ils relayé des fake news pendant la campagne comme le dit En Marche ? ». Voir l’article sur le site de Libération.
[8] Au VIIIeme siècle, Pépin le Bref, chef des Francs, est reconnu roi à la place des Mérovingiens par le pape à qui il garantit une pleine souveraineté sur Rome et l’Italie centrale. Or les territoires en question relèvent virtuellement de l’empereur de Constantinople ! L’administration carolingienne lève l’obstacle en produisant vers 778 ou 800 un document apocryphe, sans doute le faux le plus célèbre du Moyen Âge, la « donation de Constantin » présenté comme une convention entre le premier empereur chrétien, Constantin le Grand, et le pape Sylvestre 1er, d’où il ressort que l’empereur aurait concédé au pape une pleine souveraineté sur Rome, l’Italie et les régions occidentales, au moment de quitter Rome pour Byzance, sa nouvelle capitale !
[9] Vers 1160, une lettre du Prêtre Jean, personnage mythique, « roi des trois indes et de toutes contrées depuis la tour de Babel jusqu’au lieu de sépulture de l’apôtre Thomas », décrit l’existence d’un royaume chrétien à l’Est. Adressée à l’empereur de Byzance Manuel Ier Comnène qui la transmet à l’empereur allemand Frédéric Barberousse et au pape Alexandre III, cette lettre, citée en 1165 par le bénédictin Albéric, serait un faux dû à Christian, l’évêque de Mayence, soucieux de rapprocher l’Empire et la Papauté afin de relancer la croisade.

Le cahier imprimé du colloque « Fake news, fabrique des opinions et démocratie » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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