Le modèle économique de la Chine et la construction d’une mondialisation à la chinoise ?

Intervention de Jean-Paul Tchang, spécialiste de l’économie chinoise, cofondateur de « La Lettre de Chine », au colloque « Les nouvelles routes de la soie, la stratégie de la Chine » du 4 juin 2018.

Je partage le sentiment qui vient d’être exprimé sur la gravité relative du conflit commercial sino-américain, tout comme sur le cas ZTE d’ailleurs. Les Chinois ont, eux aussi, des armes absolument terrifiantes. Les autorités chinoises de la concurrence pourraient par exemple refuser la grande fusion-acquisition de Qualcomm sur NXP qui représente environ 43 milliards de dollars. Je crois qu’il y a effectivement un retour de l’idéologie, plutôt en Occident (aux États-Unis et en Europe), et une grande défiance vis-à-vis de la Chine, de son succès, de ses intentions et éventuellement du rôle qu’elle revendique.

Vous m’avez demandé de parler du modèle économique chinois et, éventuellement, de la construction d’une mondialisation à la chinoise.

Quel est le modèle économique de la Chine ?

La formule « économie socialiste de marché » représente, à elle seule, toute la difficulté à définir précisément le modèle suivi par la Chine depuis 30 ans, en raison de la juxtaposition de ces deux termes contradictoires : socialisme et marché. La question est toujours en débat en Chine, sous l’apparence de propositions récurrentes de nouveaux concepts et des polémiques que ces derniers suscitent. Le dernier exemple en date porte sur « la nouvelle économie de l’offre », qui ne ressemble guère à celle qu’on a connue sous Thatcher ou Reagan. Il est d’ailleurs étonnant que malgré le parcours unique et « miraculeux » de l’économie chinoise depuis les années 80 jusqu’à ce jour – deuxième PIB nominal du monde, multiplié par 80 en 40 ans, 700 millions de personnes sorties du seuil de la pauvreté, premier producteur industriel du monde, etc. – il n’y ait pas encore de travaux théoriques d’économistes chinois tentant une explication originale de cette réussite économique inédite. Sauf peut-être les travaux de Steven N.S.Cheung, (张五常), professeur sino-américain spécialiste des coûts de transaction et du droit de propriété qui, ayant analysé la politique d’ouverture de la Chine depuis les années 80, estime que tous les problèmes chinois proviennent des tentatives de copier des modèles étrangers, alors que tous les résultats proviennent du tâtonnement empirique. Il est actuellement attaqué sur la question des entreprises d’État par la revue théorique du Parti Qiu Shi qui le traite de libéral « antiparti et antisocialiste ». Toutefois, CITIC Press, maison d’édition qu’on dit très proche de Xi Jinping, continue à publier ses ouvrages. L’anecdote illustre que la réalité n’est pas simple et qu’il ne faut pas croire que la Chine suit un modèle économique monolithique tout puissant.

Admettons-le modestement, nous n’avons que deux grandes certitudes que ni les uns ni les autres ne remettent en question : l’ouverture sans précédent de l’économie chinoise depuis les années 80, notamment après l’admission de la Chine dans l’OMC en 2001, et le principe énoncé par Deng Xiaoping : « Le développement, il n’y a que cela de vrai. »

On peut cependant dire que malgré les hésitations et les soubresauts politiques des années 80, à partir des années 90 et, de manière encore plus évidente, après 2001, date de son entrée dans l’OMC, la Chine a choisi d’adapter son économie à la première phase de la mondialisation, celle de la mondialisation des échanges de marchandises. Exploitant le coût modeste de sa main d’ouvre, elle attira les délocalisations, notamment dans ses régions côtières et donc les investissements étrangers qui les accompagnaient, devenant progressivement le sous-traitant puis l’usine du monde. Cela s’est traduit aussi par l’émergence d’une économie privée de plus en plus importante dans l’industrie de la transformation. Le commerce extérieur est devenu le facteur principal de la croissance chinoise notamment entre 2005 et 2007, période où les exportations nettes de biens et services ont représenté 8 % du PIB.

C’était une intégration extrêmement rapide dans la mondialisation, le tout dans un contexte politique national et géopolitique plutôt apaisé : fin de la guerre froide et abandon de la primauté de la politique au profit de l’économie après Tiananmen. L’ouverture pratiquée dans les années 90 correspondait à une bonne décision prise au bon moment et au bon endroit. On peut peut-être parler déjà d’une participation à la mondialisation « à la chinoise ». Mais le modèle s’inspirait beaucoup du Japon des années 70 -80, et de l’exemple des autres « petits dragons asiatiques ».
Sur le plan des structures économiques intérieures, ce furent la réforme des prix, la première réforme des entreprises d’État de 1999, la réforme du secteur bancaire, l’émergence du secteur privé, etc. De l’aveu même des dirigeants chinois, l’entrée à l’OMC et la mondialisation ont permis de forcer le rythme de la réforme des structures économiques en Chine.

Avec la crise de 2008, la mondialisation a changé pour la Chine qui a abordé une nouvelle phase. La part des excédents commerciaux de la Chine a commencé à diminuer, les investissements étrangers directs également. À partir de 2014, les investissements directs chinois à l’étranger ont dépassé les investissements étrangers directs en Chine, et les réserves de change qui avaient atteint le niveau de 4 000 milliards de dollars ont commencé à baisser pour revenir autour de 3 000 milliards. Ces changements reflètent les changements intérieurs et extérieurs. À l’extérieur, la montée du protectionnisme se fait jour, et elle constitue un frein à l’expansion continue des exportations chinoises. Sur le plan intérieur, les problèmes accumulés deviennent évidents : excès du taux d’épargne, investissements excessifs suite au plan de relance adopté au moment de la crise, surcapacité de production, notamment dans l’industrie lourde.

Le changement de modèle, cette fois-ci, a consisté à développer le marché domestique en encourageant la demande intérieure, privilégiant la consommation par rapport à l’investissement. Il s’agit aussi de transformer l’industrie chinoise par une montée en gamme de ses produits, aux valeurs ajoutées plus importantes. Désormais, le marché domestique a autant sinon plus d’importance que le marché international. Avec ce changement de politique, la consommation domestique a connu une croissance très rapide, au point de devenir le premier marché du monde pour bon nombre de produits : automobile, smartphone, etc. Bon nombre d’entreprises chinoises sont aujourd’hui plus actives en Chine qu’à l’international. D’un autre côté, le coût de la main d’œuvre ayant monté, les investissements étrangers dans la production commencent à préférer d’autres pays comme le Vietnam ou l’Indonésie. Le rythme de montée en gamme ou de saut technologique des entreprises chinoises en subit la conséquence.

C’est dans ces nouvelles circonstances que Xi Jinping a lancé la proposition d’une Ceinture (maritime) d’une Route (de la soie), une initiative qui, au départ, est étroitement liée à la politique étrangère que le nouveau président a définie à son arrivée, à savoir une priorité à la diplomatie vis-à-vis de tous les pays voisins de la Chine, en clair le Sud Est asiatique, la Russie, l’Inde, le Pakistan, l’Asie centrale, à côté de la politique entre grands États. Mais au fur et à mesure que les incertitudes se sont multipliées, notamment concernant l’attitude américaine, mais aussi celle de l’Union européenne, le discours s’est transformé en un concept plus général qui se veut une proposition chinoise pour venir au secours de la mondialisation en panne. Car la Chine ne peut pas se passer de la mondialisation dont elle a été le plus grand bénéficiaire. Tout le monde a remarqué le discours de Xi Jinping à Davos où il s’est fait le chantre du libre-échange.

L’intérêt pour la Chine de l’initiative OBOR (One Belt One Road) est évident, elle permettra aux entreprises chinoises de participer aux travaux d’infrastructure qui en relèvent, d’exporter davantage de biens et services et de nouer des relations économiques financières plus étroites avec les pays participant à cette vaste initiative. Elle permettra ainsi d’utiliser les capacités de production chinoises et d’investir les capitaux accumulés, ainsi que la monnaie chinoise qui y trouve un moyen supplémentaire de s’internationaliser.

Mais il n’y a pas que cela. Il s’agit d’une alternative possible ou d’un complément du modèle de mondialisation connu jusqu’ici. Il s’agit de construire une mondialisation continentale, par contraste avec une mondialisation maritime, reliant ainsi l’Asie à l’Europe par la voie terrestre, la Chine au sous­continent indien, au Sud-Est asiatique, à l’Asie centrale, jusqu’en Afghanistan et se rapprocher du Moyen-Orient et de l’Afrique, une façon aussi de désenclaver bien des pays se trouvant sur le chemin.

L’initiative permet à la Chine d’assumer davantage son rôle et son droit de parole notamment via la création de nouvelles institutions internationales à son initiative comme la BAII (Banque asiatique pour les investissements des infrastructures), ou encore au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai.

Or ces points invoqués ne manquent pas de susciter la méfiance notamment des Occidentaux. D’autant plus que ces projets s’accompagnent d’autre plans comme le « Made in China 2025 », destiné à hisser la Chine au sommet des secteurs technologiques et qui est perçu par les Américains comme une ambition de les détrôner dans les secteurs jugés stratégiques. C’est la raison pour laquelle les responsables chinois insistent sur la vision qu’ils ont de cette initiative, destinée selon eux à « discuter ensemble de grands plans », à « construire ensemble des plates-formes de coopération », à « jouir ensemble des fruits de ces projets afin de résoudre les problèmes économiques auxquels font face le monde et les régions du monde » (dixit Xi Jinping). La Chine affirme qu’elle inclut dans ses préoccupations la maximisation des intérêts des pays associés à l’initiative OBOR. Par ailleurs, elle a invité les autres puissances à participer à cette initiative, avec des réponses mitigées ou différenciées.

La Chine met en avant la philosophie de cette initiative : les relations internationales ne doivent pas être basées sur un jeu à somme zéro : « je gagne, tu perds », ou « je gagne, personne d’autre ne gagne ». Comme le dirait le philosophe Zhao Tingyang dans son livre Tianxia, tout sous un même Ciel (éditions du Cerf, 2018 [1]), l’optimum de Confucius est encore préférable à l’optimum de Pareto. C’est-à-dire, « je ne gagne que si et seulement si tu gagnes aussi ».

Cela semble être le discours des Chinois pour sortir la mondialisation de son impasse actuelle. Ce discours serait de la naïveté si la Chine ne disposait pas aujourd’hui des ressources et de l’expérience avec des régions et pays du monde. Or elle en dispose. Et elle essaie de s’appuyer sur la réaction positive apparente des pays du Sud pour faire avancer un nouveau discours sur la mondialisation.

Cependant, comme l’a dit Jean-François Di Meglio en citant Wolf, les Chinois eux-mêmes récusent l’idée d’être le leader de la mondialisation renouvelée. Ils veulent rester un contributeur, et ne pas devenir leader. Ils affirment qu’ils ne pensent pas en termes de leadership mais en termes de relations bénéfiques pour tous. Cela apparaît clairement à la lecture des comptes-rendus des colloques organisés en Chine sur le sujet où le consensus s’établit comme suit : mener à bien les réformes et l’économie en Chine même reste la plus grande contribution de la Chine à la mondialisation. Cela passe aussi par l’ouverture encore plus importante du marché domestique chinois pour les étrangers.

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[1] Traduit par Jean-Paul Tchang.

Le cahier imprimé du colloque « Les nouvelles routes de la soie, la stratégie de la Chine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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