Moment républicain, moment européen

Intervention de Marie-Françoise Bechtel, conseiller d’État (h), ancienne directrice de l’ENA, ancienne députée, vice-présidente de la Fondation Res Publica, au colloque « Le moment républicain en France ? » du 11 décembre 2017.

Notre deuxième table ronde s’interroge sur le lien entre République, nation et Europe. À mes yeux, cette interrogation ne peut se développer que dans une perspective résolument constructive. Car tel est le paradoxe : si grands sont aujourd’hui les défauts de la construction européenne, si avérés les risques qu’elle court, si faible l’adhésion des peuples à un projet difficile à discerner hors la soumission à un ordre mondial sans cœur et sans esprit, qu’il est finalement trop tard pour désespérer. Trop tard : le monde ne nous attend pas, nous Européens. Et la France, au risque de voir s’effriter la position singulière qui fut toujours la sienne dans l’ordre mondial, ne peut rester aux abonnés absents. Il est trop tard pour désespérer, trop tard pour refuser d’agir. Mais les circonstances y sont-elles propices ? C’est ce que je me propose d’examiner ici.

1/ le cadre : cette deuxième table ronde s’inscrit dans le constat des mutations effectives et profondes ayant marqué l’évolution parallèle de la construction européenne et la façon dont les citoyens ont intériorisé celle-ci :

– adoption de traités sanctionnant une interdépendance de plus en plus forte des États, de l’Acte unique (1986) au TSCG (2012) en passant par les traités de Schengen (1991), Maastricht (1992), de Nice (2000) et de Lisbonne (2008),

– adhésion progressive des grands partis de gouvernement à une même idée de la construction européenne, celle d’un marché ouvert fondé sur la libre concurrence comme règle dominante avec une monnaie unique,

– montée parallèle d’un euroscepticisme à traduction politique qui affecte aujourd’hui à des degrés et sous des formes variés (quoiqu’en partie comparables) la majorité des 28, allant jusqu’à mettre en cause le jeu habituel des institutions (cas de l’Allemagne, de l’Italie et à certains égards de la France),

– pression des événements internationaux tels que le terrorisme, les déplacements de populations engendrant des migrations de nature nouvelle, la guerre au Sahel, mais aussi des évolutions plus profondes comme la montée en puissance de la Chine (route de la soie), les interrogations sur le leadership américain que celui-ci soit dans sa position traditionnelle d’une puissance fondée sur la prééminence du dollar ou soumis à l’imprévisibilité de la présidence Trump,

– mise en évidence de la fragilité de la zone euro et des erreurs de pilotage économique sous influence de l’ordo libéralisme allemand qui fait de l’Europe dans le meilleur des cas une zone de croissance molle, aboutissant au résultat de nourrir les « populismes » dans un contexte d’investissements et donc d’emploi insuffisants et de montée des inégalités,

– incapacité à définir un cap pour notre continent qui, de guerre des Balkans en crise ukrainienne, de soumission à l’extraterritorialité du droit américain au renoncement à faire vivre son avance technologique et scientifique, d’aveuglement sur la crise ukrainienne, d’ignorance de la montée des émergents à la méconnaissance du continent africain, peine pour le moins à forger une identité indépendante sans parler même de la production et de la diffusion d’un modèle de civilisation.

2/ En quoi ces constats percutent-ils aujourd’hui l’interrogation sur le moment républicain ?

Pour deux raisons :

– le moment de la reconstruction/refondation de l’Europe est peut-être arrivé,
– la France semble marquer aujourd’hui une volonté d’agir.

S’appuyer sur l’armature conceptuelle/pratique des valeurs républicaines lui permettrait de faire mouvement vers l’avant. Il est donc essentiel d’analyser la situation réelle, le moment historique que nous vivons : tournant pour l’Europe ? Reconquête par la France de l’influence perdue ? Pour quel dessein et avec quels instruments ? Il faut aborder cette question les yeux ouverts. Mais l’espoir n’est pas interdit :

a) Tout d’abord quelques éléments sont aujourd’hui en faveur d’un kairos européen, c’est-à-dire de ce moment favorable pour l’action politique qui, d’Aristote à Lénine, marque à la fois la possibilité d’agir et le moment à saisir :

*En premier lieu, le Brexit a créé une secousse qui ne pourra à terme être masquée par du replâtrage, à l’inverse du non à la Constitution européenne qui avait été pallié par le Traité de Lisbonne.

*Ensuite, les risques spécifiques qui pèsent sur l’UE sont considérables : fragilité de la zone euro, à la merci d’une nouvelle crise grecque ou, si le contexte international s’y prête, d’un nouveau défaut des banques soit national (Italie) soit international comme en 2008, mais aussi crise migratoire qui est en fait une crise des populations déplacées allant très au-delà de l’immigration économique, crise qui met en cause la gestion des frontières de l’espace européen, tous éléments qui mettent en évidence le défaut de projet européen et simultanément les vices de la construction européenne.

b) Lorsqu’on ne peut pallier l’effondrement d’un système, il faut donc reconstruire et c’est dans cette perspective que se situe le présent colloque. Mais reconstruire comment, jusqu’à quel point et sur quelles bases ?

Soyons parfaitement clair : ni le Frexit ni l’insoumission ne sont la solution. Seule l’armature républicaine peut tenir le choc d’une reconstruction qui sera difficile et, pour certains, douloureuse.

– Le Frexit serait une aporie historique. Si grandes que soient les erreurs de la construction européenne, la France a un rôle éminent à jouer dans sa reconstruction. Pays fondateur de l’Europe, puissance mondiale au 6ème rang des PIB nationaux, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, puissance nucléaire, second pays le plus peuplé d’Europe, vieil État-nation porteur d’idéaux universels qu’une grande partie du monde a fait siens, comment imaginer la France se retirant d’une organisation régionale qui aux yeux du monde représente 300 millions d’habitants et un degré de richesses qui en fait une zone pesant de facto un poids considérable dans les circuits économiques mondiaux ? Ce serait une absurdité historique et politique.

– L’« insoumission » serait quant à elle indigne de notre pays, de son rang dans le monde et de sa place naturelle sur notre continent. L’idée que la France pourrait choisir une tactique de désobéissance, une sorte d’objection de conscience généralisée à tout ce qui ne lui convient pas (fût-ce à juste titre) n’est pas à la hauteur du peuple français : exaspéré par des dérives toujours plus sensibles (travail détaché, concurrence fiscale, excès de normes, austérité imposée), ce peuple mérite mieux que de se rejeter lui-même aux marges de l’histoire… et de la géographie, en jouant l’élève indiscipliné et turbulent là où la grandeur de notre pays exige responsabilité et, si possible, fixation d’un cap nouveau.

– Pour autant, notre position de Républicains attachés à la conduite responsable des affaires publiques, avec pour cap l’intérêt général et lui seul, ne fait pas de nous des européistes incrustés dans la défense d’un ordre à bout de souffle. Nous ne voulons pas « sauver l’Europe » par un fétichisme qui ferait de celle-ci une sorte d’objet de foi dont les défauts pourraient être replâtrés, même lorsqu’ils sont structurels. Nous ne pensons pas non plus que la profession de foi européenne et son marqueur fédéraliste soient autre chose qu’une fuite en avant.

c) Le moment à saisir est donc peut-être là, tant en Europe qu’en France

Le Président de la République le disait à la Sorbonne : « le temps où la France propose est revenu ». Nous pouvons dire notre accord avec cette pensée positive. Mais les propositions doivent être à la mesure de la profondeur de la crise qui secoue les États et les peuples européens. La « souveraineté européenne » procède d’une rhétorique politique qui peut avoir son utilité quelque temps vis-à-vis de partenaires défiants envers les intentions réelle de la France ; il n’en reste pas moins qu’elle est un oxymore qui ne peut produire d’effets durables parce que, pour construire, il faut des bases claires et indiscutables : la souveraineté nationale en est une et il faudra bien un jour sortir de la prudente invocation à la « fédération d’États nations ». L’effet de cette prudence risque de prolonger le piétinement d’autant que l’idée d’un gouvernement de la zone euro procède de la même confusion. S’il s’agit d’acclimater nos partenaires à l’idée que la France travaille à des propositions, ne se désolidarise pas de l’avenir de la zone euro, cette rhétorique est peut- être utile car l’action politique est obligée de se déployer dans le temps. Mais il faudrait alors qu’elle trouve son prolongement dans une remise sur pied de l’ensemble des concepts politiques qui peuvent subir l’épreuve d’une légitimité dont le seul index est la démocratie.

3/Le modèle républicain pour interpeller et pour construire

C’est précisément l’effet de l’esprit républicain que d’imposer l’idée de la responsabilité d’offrir au(x) peuple(s) un modèle construit, cohérent, dans lequel il puisse se reconnaître. Ou bien serions-nous revenus au moment où notre République se divisait entre ceux qui voulaient contester et ceux qui voulaient construire ? Où en serions-nous aujourd’hui si quelques grands fondateurs n’avaient pas bâti ces piliers qui ont nom lois communale et départementale, garantie des grandes libertés, droit du travail et bien sûr école ? Or, de la même façon, la tâche du temps présent est, pour la France, de reconstruire un ensemble en voie d’effondrement et de le faire avec quelques idées claires. Sous l’effet de l’urgence à reconstruire une Europe en train de s’effondrer, il faut un logiciel robuste, à la fois ambitieux et réaliste. Nous pensons que l’armature conceptuelle théorique et pratique de la République fournit la bonne boîte à outils.

Quelle est cette armature ? Après la première table ronde nous y voyons plus clair. Il semble fondé de dire qu’un triangle d’or résume l’apport républicain : la souveraineté nationale comme index de la démocratie et du consentement des peuples, voilà pour la forme c’est-à-dire les institutions – l’intérêt général, voilà pour le contenu c’est-à-dire les projets et la coopération des États entre eux – l’indépendance, voilà pour l’Europe européenne comme continent porteur d’un modèle et acteur puissant d’un monde multipolaire.

Les interventions de l’ambassadeur Robin, de Coralie Delaume et de Jean-Baptiste Barfety ont permis d’approfondir ces trois questions. De son côté, Anne-Marie Le Pourhiet a interrogé les concepts et principes de l’appareillage républicain pour les confronter à la réalité européenne. Sur ces fondements, une analyse claire des vices de construction de l’échafaudage, des propositions qui sont de rénovation plus que de réhabilitation, mais qui ne sont pas sourdes au réel et moins encore aux contraintes du politique, voilà le projet que pourrait porter le « moment républicain ».

Il faut l’admettre, même pour ceux d’entre nous qui soutiennent la position la plus euro-critique : le grand soir européen n’est pas arrivé. Au moins devons-nous aborder les yeux ouverts la question européenne comme la question prédominante pour la France de demain. L’ambition de reconstruire peut puiser son inspiration dans la vision républicaine de l’intérêt général fondé sur la souveraineté populaire. Nous pourrions ainsi renverser les perspectives : tout projet conforme à cette double exigence devrait être soutenu. Ainsi est-il particulièrement pertinent aujourd’hui de s’interroger sur l’espace dans lequel peuvent se déployer de vrais projets européens. Ainsi encore doit-on interroger le fondement même des valeurs qui fondent l’Europe d’aujourd’hui et pourraient fonder celle de demain : articulation des souverainetés, conduite de projets, vision rénovée de l’espace économique et monétaire.

Oui, la souveraineté nationale, l’intérêt général et la non vassalisation sont non seulement des index mais peuvent constituer un guide pratique en contraste avec le maquis institutionnel, le foisonnement des compétences et les dérives monétaires d’une « zone » qui un jour peut-être pourra (re)devenir une entité stratégique à la hauteur des enjeux du monde d’aujourd’hui.

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Le cahier imprimé du colloque « Le moment républicain en France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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