Intervention de Coralie Delaume, essayiste, co-auteur de « La fin de l’Union européenne » (Michalon, 2017), animatrice du site L’arène nue, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Le moment républicain en France ? » du 11 décembre 2017.
Je commencerai par un peu d’histoire.
La construction européenne est-elle une belle idée qui a mal tourné, ou une idée funeste dès le départ, visant à ligoter les nations et à mettre la démocratie entre parenthèses ? Dans le débat public, les deux versions sont présentes et ont chacune leurs partisans. Mais, à vrai dire, aucune n’est tout à fait satisfaisante.
À l’origine : deux Europe étaient possibles.
Au départ, c’est-à-dire dans les années 1950-60, deux conceptions de l’Europe se sont affrontées et déployées en parallèle.
Il y avait la vision inter-gouvernementale, plutôt portée par les gaullistes, et elle a abouti à des initiatives et des réalisations. Le traité de l’Élysée, par exemple, traité de réconciliation entre la France et l’Allemagne. Les deux plans Fouchet, qui visaient à bâtir une Europe non pas économico-juridique, non pas technique mais politique, en mettant l’accent sur la coopération en matière de politique étrangère, la coopération en matière de Défense, les échanges culturels. Ils ont échoué. Du coup, ce scénario-là, qui n’a pas vraiment été joué, reste disponible. Enfin il y a eu le Marché commun, qui était une bonne idée – et qui n’était pas le Marché unique qui, lui, est une dérive – j’y reviens de suite.
En parallèle existait une autre vision de l’Europe. C’était la vision de Monnet/Schuman, vision supranationale qui reposait sur l’idée qu’il fallait dépasser les nations fauteuses de guerre, et écarter les peuples, un peu trop sujets au passions politiques, des grandes décisions. Cette Europe-là est celle que l’on connaît le mieux, parce que c’est celle que les « Européens professionnels » nous racontent, en nous la présentant comme le récit des origines, avec ses « Pères fondateurs », d’obscurs Belges ou Néerlandais, plutôt démocrates-chrétiens et/ou issus du monde des affaires. La réalisation majeure est la CECA, dont la Haute-Autorité est l’ancêtre de la Commission européenne. Et tout cela a avancé selon la « méthode Monnet », la fameuse « méthode des petits pas ».
Donc au départ il n’y avait rien d’écrit. Il y avait deux chemins possibles. Il y a eu des oppositions, des conflits, et in fine c’est la seconde vision qui a triomphé. Très nettement, et même sans doute au-delà de ce que les « Pères fondateurs » avaient prévu. Ce qui est advenu, en réalité, c’est un monstre. Mais cela s’est fait très progressivement et sans qu’on y prenne garde. Je ne pense pas qu’on ait jamais pu souhaiter une entité aussi ésotérique et dysfonctionnelle.
La transformation progressive de l’Europe : quelques dates clés.
La transformation a été lente. Elle a connu plusieurs étapes et je voudrais insister sur quelques dates clés, qui permettent de comprendre ce qui s’est passé.
1986, signature de l’Acte unique, préparé par la commission Delors. Le Marché commun se transforme en Marché unique. À partir de là ce ne sont plus les seules marchandises qui circulent librement dans la Communauté, mais également les hommes et les capitaux, ce qui déstructure complètement l’économie du continent pour une première raison, évidente : la libre circulation pour le capital ET pour le travail ne les met pas à égalité mais en concurrence. Pour le dire de façon imagée, le capital circule plus vite que le travail, donc c’est lui qui gagne. Les discours politiques le déclinent au quotidien : « Il faut baisser le coût du travail pour attirer les investisseurs ! ». Une autre raison est moins connue : la mise en place du Marché unique a généré un processus – qui se poursuit aujourd’hui – de polarisation économique, via la mise en mouvement du capital et du travail vers l’endroit qui était originellement, et pour des raisons historiques, le plus industrialisé : l’Allemagne. S’ensuit un processus d’eurodivergence qu’on ne peut plus arrêter, avec des écarts qui se creusent perpétuellement entre une Europe du cœur (Allemagne) qui s’enrichit toujours plus, et une Europe périphérique qui s’appauvrit toujours plus. Et on l’a bien vu au moment de l’entrée en crise de tout cet ensemble en 2010-1012. Les pays de la zone euro qui ont dû avoir recours à l’aide européenne ont été l’Irlande (périphérie Ouest), la Grèce, l’Espagne, le Portugal. Quant à l’Italie, son économie va très mal, notamment ses banques. De l’autre côté, complètement à l’Est, c’est moins brutal parce qu’il n’y a pas l’euro, et que les PECO sont moins intégrés. Mais ils ont dû s’imbriquer complètement dans l’économie allemande. Actuellement, ils sont en quelque sorte des rouages de la plate-forme industrielle allemande.
1991-1992 : réunification allemande et mise en place de l’euro. La physionomie de l’Europe change à nouveau, et les déséquilibres initiés s’accroissent. L’Allemagne, déjà extrêmement favorisée par la création du Marché unique, se retrouve avec une monnaie qui, sous-évaluée pour elle, dope sa compétitivité. Par ailleurs, désormais centrale géographiquement, elle devient aussi le pays le plus peuplé de l’Union. Son poids relatif s’accroît de manière assez considérable, d’autant plus que l’Europe institutionnelle se calque beaucoup sur les institutions allemandes. La Banque centrale indépendante par exemple, est principalement dédiée à combattre l’inflation, un objectif d’inspiration nettement ordolibérale.
2004-2007. Dernière vague d’élargissement, cette fois aux pays d’Europe centrale qui, je l’ai dit se « pluggent » sur l’économie allemande, lui offrant une nouvelle occasion d’accroître sa compétitivité en lui fournissant de la main d’œuvre bien formée et peu chère. Par ailleurs, petit à petit, l’arrivée de ce nombre important de nouveaux membres va générer un changement des équilibres au sein des Institutions européennes. Lentement mais sûrement le centre de gravité de l’Europe se déplace vers l’Est. Au sein du Parlement européen, au sein de la Commission, on voit des pays comme la Pologne par exemple, accroître leur influence, de même que les pays Baltes. Or ces pays constituent davantage l’étranger proche de l’Allemagne que le nôtre…
2016 le Brexit. Le Brexit est important pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il redessine une nouvelle fois l’Europe géographiquement. L’Union européenne, qui s’était déplacée à l’Est, en se rétractant désormais à l’Ouest, devient de plus en plus continentale. Ensuite, le départ de la Grande-Bretagne, n’est peut-être que la première sortie. Jusque-là, l’élargissement sans fin apparaissait comme une évidence, une sorte de « sens de l’histoire ». Eh bien non. Le processus peut s’inverser. Personne n’est prisonnier, Les États sont encore souverains, à condition de le vouloir. Symboliquement c’est très lourd de sens. C’est en outre la plus vieille démocratie européenne qui « se fait la malle », invoquant notamment sa volonté de ne plus voir le droit de l’Union prévaloir sur son droit interne, soulignant ainsi cruellement le problème démocratique en Europe. Ce qui est aussi lourd de sens.
En somme, si l’on considère les relations entre les différents États membres de l’Union européenne, nous avons aujourd’hui un système hiérarchisé, inégalitaire, avec des gagnants et des perdants. Des gagnants qui n’ont pas nécessairement cherché à l’être au départ d’ailleurs. Ce ne sont pas les « égoïsmes nationaux » (expression d’ailleurs dépourvue de sens) qui sont en cause mais des structures mal conçues et une série de causes et d’effets qui ont abouti à une nette domination de l’Allemagne (avec toutefois quelques autres pays d’Europe du Nord) et à la destruction plus ou moins avancée des économies périphériques. Ou, éventuellement, à leur transformation en paradis fiscaux, comme dans le cas de l’Irlande par exemple.
Les institutions supranationales.
Mais ce n’est pas tout. Cette Europe inégalitaire, dont une bonne moitié des membres s’appauvrissent, où tout concourt à faire pression à la baisse sur les salaires, le coût du travail étant devenu la variable d’ajustement par excellence, cette Europe ne pose pas seulement des problèmes économiques. Ce serait presque trop simple. Elle pose aussi un grave problème démocratique.
Cela tient à ce qu’on a vu tout à l’heure, c’est à dire à la victoire de l’option supranationale. L’Europe institutionnelle que nous avons bâtie, est « gouvernée » (ou peut-être devrait-on dire « gouvernancée », puisque ce sont des technocraties qui sont à la manœuvre) par des institutions supranationales indépendantes, à savoir la BCE, la Commission, la CJUE (Cour de justice de l’Union européenne).
Ces « Indépendantes », comme on les appelle, ne rendent de comptes à personne. Et à qui en rendraient-elles puisqu’il n’y a pas d’État fédéral européen auquel elles seraient adossées ? Elles sont donc un peu comme suspendues dans l’atmosphère, et par la force des choses – et puisqu’elles ont été faites pour ne jamais se heurter au pouvoir politique – sont devenues auto-référentes. Elles décident, sans contrôle démocratique et, ce faisant, s’arrogent des prérogatives politiques, alors qu’elles ne sont que des entités techniques.
La Commission, qui n’est pas la plus puissante ni la plus autonome des trois « Indépendantes », interagit beaucoup avec le Conseil et avec les États-membres. De ce fait, elle a été un peu phagocytée par l’État membre le plus puissant. Jean-Claude Juncker, son président, a été plus ou moins choisi par Angela Merkel, et le numéro 2 de la Commission, l’homme fort de l’Institution, est un Allemand.
On a mesuré l’étendue du pouvoir de la Banque centrale européenne au moment de la crise grecque de 2015. C’est la BCE qui a eu raison d’Alexis Tsipras en vérité. L’Eurogroupe tout seul n’aurait pas eu les moyens de faire plier la Grèce. C’est à la BCE, qui gère l’euro, qu’appartient la souveraineté monétaire, un attribut politique de premier ordre. C’est la BCE qui, en 2015, a mis le pays à genoux : Elle lui a quasiment coupé les liquidités et a amené son système bancaire au bord de la faillite. Ce qui s’est passé est inouï ! On a vu un gouvernement démocratiquement élu se faire attaquer et mettre en échec par sa propre Banque centrale (la BCE est en effet la Banque centrale de tous les pays de la zone euro), agissant de sa propre initiative et sans autre légitimité que celle qu’elle s’octroyait elle-même. C’est un peu effrayant. C’est le côté Frankenstein de l’Europe.
La CJUE, la moins connue des trois Indépendantes, est néanmoins une structure majeure. C’est elle qui a décidé, en 1963-64, par des jurisprudences que jamais personne n’a contestées, que le droit européen primait sur les droits nationaux, que les règles de droit national lui soient antérieures ou postérieures. Ce faisant, elle a créé une quasi-Constitution. Les juristes considèrent en effet qu’en inventant de sa propre initiative les principes de l’effet direct et de la primauté du droit communautaire, la CJCE a « constitutionnalisé » les traités européens. C’est assez énorme. Et non seulement personne n’a jamais validé cette constitutionnalisation des traités mais presque personne ne le sait !
Maintenant que fait-on ?
Nous avons une Europe qui nous échappe complètement et qui déraille, tant sur le plan économique que sur le plan démocratique. Les pays membres entrent en crise les uns après les autres. Le pays leader lui-même, l’Allemagne, vient d’entrer dans une crise politique inédite et grave, et on ne sait pas trop quand elle pourra se doter d’un gouvernement. La désagrégation de l’ensemble, on le sent bien, est quasiment inévitable. Donc ?
J’ai dit en commençant que l’Europe supranationale avait triomphé de cette Europe politique, inter-gouvernementale et à géométrie variable qui aurait peut-être été rendue possible si les plans Fouchet, par exemple, avaient été mis en œuvre. Cette voie n’est pas fermée. Elle ne peut pas l’être. Les pays voisins sont appelés à coopérer, la géographie l’impose. Reste à déterminer comment et jusqu’où.
Toutefois, en l’état actuel des choses, ce n’est pas jouable. L’organisation juridique (la quasi-constitution en réalité) et l’organisation économique actuelles sont des machines à générer de la divergence, à créer de la compétition et du conflit, à détruire partout, et jusqu’à ce qu’il n’en reste rien, le droit du travail, et à supprimer, purement et simplement, la démocratie. Pour pouvoir envisager autre chose, il faut donc commencer par détricoter cela, ce qui risque de ne pas être une mince affaire.
Mais peut-être une fenêtre d’opportunité s’ouvre-t-elle avec l’Allemagne qui est maintenant un peu à la croisée des chemins. La situation actuelle est optimale pour elle mais on arrive au moment du basculement où la situation va se retourner ; où pour que l’Union européenne perdure, l’Allemagne va être obligée de passer à la caisse, de consentir à des transferts budgétaires. Cela explique en partie le malaise actuel en Allemagne qui n’est pas dû seulement à ses problèmes démographiques.
Mais les Allemands ne le veulent pas, et ne le feront pas. Jamais. Donc à terme tout s’écroule. C’est peut-être le moment de leur dire : avant qu’il ne soit trop tard, démantelons Frankenstein, tranquillement et en bonne intelligence, avant de reconstruire une autre Europe qui permette de préserver la souveraineté des nations, la volonté des peuples, et en France, de régénérer la République.
Loïc Hennekinne
Ce rappel chronologique, politique, économique très important nous amène à déplorer que, depuis vingt ans, nous n’ayons jamais eu de gouvernement capable de « taper sur la table » et de fixer les limites de l’inacceptable.
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