La vertu républicaine

Conclusion de Bernard Cazeneuve, ancien Premier Ministre, lors du colloque « Le moment républicain en France ? » du 11 décembre 2017.

Jean-Pierre Chevènement
Je me tourne maintenant vers deux hommes politiques éminents qui nous font le plaisir et l’honneur d’être avec nous pour clôturer ce colloque dont l’excellent niveau a montré la solidité du corpus intellectuel républicain. Il y a là quelque chose qui sera, je l’espère, fécond pour l’avenir.

Je me tourne d’abord vers vous, Monsieur le Premier ministre. Vous avez une place à part dans le panthéon des hommes politiques. Vous êtes respecté, estimé pour votre intégrité, pour ce souci de la vérité que vous tenez d’un de vos maîtres (qui fut également l’un de mes inspirateurs), Pierre Mendès-France, qui reste une référence. Claude Nicolet, qui fut rédacteur en chef des Cahiers de la République parlait, après Alain, de la « laïcité intérieure », cet extrême scrupule avec lequel on examine un argument avant de le produire. Vous avez toujours montré une grande capacité à illustrer cette qualité.

Nous vous en sommes reconnaissants et nous vous donnons la parole.

Bernard Cazeneuve
Monsieur le ministre, Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames,
Messieurs,

Je voudrais d’abord vous remercier, Monsieur le ministre, cher Jean-Pierre Chevènement, pour les propos très aimables que vous venez de tenir à mon sujet. Je ne sais pas s’ils sont dictés par le fait que je suis totalement retiré de la vie politique. Il arrive en effet que l’on découvre chez ceux qui n’ont plus aucune capacité de nuire des qualités qu’on ne leur reconnaissait pas à l’époque où ils étaient en exercice. En tout cas, je goûte ce « moment », avec d’autant plus de joie que je vois ici beaucoup d’amis. Certains d’entre eux ont croisé mon parcours politique lorsque j’étais maire ou au gouvernement. D’autres, comme Richard Ferrand, étaient avec moi au Parlement dans la précédente législature. J’ai plaisir à vous retrouver tous et toutes ici.

Par souci de complémentarité avec ce qu’ont dit les précédents orateurs et pour l’émulation que le débat appelle nécessairement, j’essaierai de développer quelques réflexions personnelles.

La réflexion sur ‘la’ République est une préoccupation assez singulièrement française, pour des raisons qui tiennent à des moments ou à des faits particuliers de notre histoire : Dans notre pays l’État préexistait à la Nation, la Nation s’est incarnée dans l’État et l’État représente la Nation à travers une organisation institutionnelle que l’on a appelée République.

Ces sujets de Nation, d’État, de République, adossés à un certain nombre de valeurs, confèrent à la France une certaine singularité. Cela m’a beaucoup frappé depuis que j’ai quitté le gouvernement, non pas que des choses apparaissent, quand on a soudainement cessé d’exercer le pouvoir, qui justifieraient d’une lucidité a posteriori mais on dispose de plus de temps pour se livrer à l’échange d’idées. J’étais il y a peu à Oxford pour un débat avec le ministre de l’intérieur d’Obama ; quelques jours après, à Washington, je débattais avec l’attorney général d’Obama sur le thème : Avons-nous sacrifié notre liberté pour une fausse promesse de sécurité ? J’ai remarqué à l’occasion de ce débat que la problématique de la réponse républicaine aux maux du moment, que nous évoquons aujourd’hui, ne traversait pas l’esprit de mes interlocuteurs.

Il y a donc une singularité française qui résulte de la construction politique particulière qui est la nôtre et dont, faute de temps pour un développement plus long, je viens de synthétiser très succinctement le processus de construction à travers quelques concepts.

Un concept qui apparaît comme totalement consubstantiel à la République n’a pas été utilisé cet après-midi, c’est la notion de laïcité. Or il m’a semblé qu’au cours des dernières semaines, de façon parfois un peu crispée, le débat oppose des conceptions presque irréductibles de cette notion qui justifieraient qu’on l’interrogeât quelques minutes ensemble. En effet, cette très belle notion républicaine permet de trouver une partie de la réponse aux questionnements que vous avez formulés les uns et les autres.

Qu’est-ce que la laïcité ?

Il est très important de trouver les mots pour essayer de donner aux notions, lorsqu’elles rencontrent des crises, une épaisseur qui ne soit pas simplement sémantique.

La laïcité est la possibilité de croire ou de ne pas croire et, dès lors que l’on a fait le choix de sa croyance, d’être garanti par l’ordre institutionnel que porte la République de pouvoir exercer librement cette religion sans jamais subir la pression de la violence. La laïcité s’incarne de ce point de vue dans un ensemble de lois, qui ont pu être complétées, sans pour autant que leur nature ne s’en trouve profondément changée.

Vous avez tous indiqué qu’il n’y a pas de République sans une pensée ferme et parfaitement articulée sur la relation entre le tout que constitue la Nation, dans le respect des règles élaborées par le souverain, et les communautés qui la constituent. Je partage absolument ce sentiment. Il ne peut pas y avoir de moment républicain si l’on n’est pas dans la conviction profonde que la possibilité est garantie pour chacun de trouver son chemin religieux, son chemin philosophique, son chemin de croyance, son chemin politique. Cette garantie est donnée par la République, précisément parce qu’elle se tient éloignée de tout ce qui relève de la doctrine, notamment au moment où l’esprit se forme, pour permettre à chacun d’avoir accès à la connaissance sans préjugés, sans présupposés doctrinaux dogmatiques, de telle sorte que le libre-arbitre est possible après que les connaissances ont été intégrées. Ce sujet me paraît fondamental, essentiel, en raison de la relation entre l’État, la République et la Nation, mais aussi de la relation très profonde entre la République, la liberté – y compris des individus – et l’accès à la connaissance. C’est l’ambition que portent Condorcet et un grand nombre de ceux qui donnèrent son sens à la philosophie des Lumières ; c’est l’ambition qu’ont portée de grands ministres de l’Éducation nationale dont on parle trop peu. Je pense non seulement à Jules Ferry mais aussi à Hippolyte Carnot qui en 1848 porte une ambition pour l’éducation qui pourrait inspirer un certain nombre de ceux qui croient en ce lien.

Vous avez entendu tout à l’heure le ministre de l’Éducation nationale. Un débat traverse en ce moment l’espace public qui suscite des passions, comme toujours dans le pays de la « fièvre hexagonale », pour reprendre l’expression de Michel Winock [1] : Il y aurait d’un côté les tenants de M. Bourdieu et de M. Meirieu et de l’autre ceux qui souhaitent que l’École soit le lieu de l’apprentissage de la connaissance, avec l’exigence de l’excellence, de telle sorte que l’on puisse former des esprits libres et que l’égalité que l’on doit dans l’accès à la connaissance soit aussi articulée à cette exigence d’excellence. Je partage d’ailleurs assez cette vision. Mais je ne l’oppose pas à la nécessité de faire en sorte que l’Éducation nationale dispose des moyens qui lui permettent de garantir cet objectif. Or il m’arrive parfois de constater que ceux qui sont les plus enclins à souhaiter que l’École permette à l’excellence de s’épanouir ont été les plus prompts à soutenir la diminution systématique des moyens de l’École. Cela mérite d’être souligné dans une période assez amnésique où on omet souvent de rappeler à ceux qui disent des choses sensées qu’ils ne les ont pas toujours dites.

Avec le souci du dynamisme du débat et afin que cette table ronde permette de tout mettre sur la table, je voudrais également insister sur quelques sujets fondamentaux qui n’ont pas été évoqués.

Je dirai d’abord qu’à la notion de « moment républicain », je préfère celle de « vertu républicaine » évoquée par David Djaïz et puisée chez Machiavel mais qu’il aurait pu aussi bien prendre chez Montaigne ou chez Montesquieu qui l’ont évoquée, sous un autre angle, comme un élément de consubstantialité, d’efficacité des institutions et du respect du vivre-ensemble.

Si je n’aime pas la notion de « moment » républicain, c’est que celui-ci suppose qu’avant qu’il n’advienne, la République s’était oubliée, avait abandonné ses principes : ce moment serait d’autant plus beau qu’il viendrait au terme d’une période où tout aurait été déréliction.

Si l’on est ardemment républicain on ne peut pas se contenter du « moment » républicain, d’une République qui n’est belle que lorsqu’elle revient, après qu’elle a disparu un temps de l’histoire de notre pays. Non, la République est d’autant plus forte qu’elle n’est pas spectaculaire, qu’elle est une ascèse quotidienne dans l’exercice du pouvoir, dans la manière dont la parole publique est portée, dans la manière dont la citoyenneté se vit. Au cœur de cette ascèse, une certaine notion de la vertu républicaine doit permettre à la République qui, comme tout régime politique, comme tout système institutionnel, est susceptible de vivre des accidents, de ne jamais perdre sa boussole.

Si le « moment républicain » apparaît aujourd’hui dans le débat public, c’est donc parce que chacun a bien à l’esprit une espèce d’abaissement, d’effritement, de dissolution insupportable de l’idée républicaine.

Je voudrais m’attarder sur cette dissolution parce que si l’on veut que le moment républicain soit beau, il faut essayer d’analyser les raisons pour lesquelles il est tant espéré.

Je vois plusieurs raisons à cela.

Je pense d’abord à la poussée irrépressible de la violence dans nos sociétés. Est-ce la vision déformée d’un ministre de l’Intérieur qui, recevant tous les soirs, pendant des mois, des notes décrivant les violences dont le pays est victime, finit par s’imaginer que la violence est partout ? Jean-Pierre Chevènement pourrait le dire. Sans être partout, la violence est quand même très présente.

C’est la violence terroriste qui nous a frappés en suscitant le traumatisme que l’on sait et qui a été assumée par ses auteurs comme une manière de remettre en cause tous les principes républicains, y compris le premier de ces principes qui veut que la loi de la République, qui garantit le vivre-ensemble, s’impose à tous et qu’aucune autre loi ne puisse être mise en surplomb des règles de la République, qui justifierait qu’on utilisât à l’encontre de la République la violence.

Vous parliez tout à l’heure à très juste titre de la violence des terroristes qui considèrent que les lois issues de la religion, la charia, sont plus importantes que les lois de la République et que lorsque la République n’accepte pas de se soumettre à ces lois, leur violence devient légitime. Ils sont encouragés par ceux qui, notamment à gauche, leur expliquent que la République les déteste. Ils diffusent ainsi de façon extrêmement pernicieuse et assez irresponsable cette idée que la République n’aime pas ceux qui se révoltent, au point que la colère serait légitime partout. Je vois aujourd’hui des théoriciens de la colère qui considèrent que la gauche n’est jamais plus belle que lorsque tout le monde est en colère, ce qui me préoccupe grandement. En effet, ce qui a fait la force de la gauche dans l’histoire n’est pas qu’elle ait été capable d’indignations justes, mais qu’elle n’a jamais confondu les indignations justes avec la colère généralisée. Car l’objectif de la gauche, lorsqu’elle a porté des indignations justes, était de faire vivre une espérance.

L’espérance est un chemin, la colère est une impasse.

Je parlais à l’instant des terroristes mais je pourrais parler aussi des zadistes et des acteurs des manifestations violentes. J’ai été pendant des mois en situation de rendre des comptes sur la consubstantialité de la violence à la police, violence dont je rappelais le caractère inacceptable dans la République : la police doit être exemplaire. Mais j’ai quand même vu comme ministre de l’Intérieur des « Black Blocs » surgir encagoulés dans des manifestations après avoir posé des affiches proclamant : « La police a un cœur, c’est là qu’il faut frapper » ! Cette violence-là n’est pas acceptable et doit être condamnée avec la plus grande vigueur !

Le premier sujet sur lequel je voudrais que nous réfléchissions ensemble est donc cette violence qui se généralise et qui, considérée par une partie de la classe politique comme légitime parce qu’elle est portée par les nouveaux « damnés de la terre », aboutit à une forme de perversion de la pensée républicaine qui affaiblit davantage encore la République et l’empêche de trouver en son cœur la force pour résister à cette violence.

Un deuxième phénomène, connexe du premier – la numérisation de la société – est certes une extraordinaire chance pour la circulation des connaissances et des savoirs. Mais elle est aussi un danger par ce qu’elle permet de diffuser dans l’anonymat le plus pur – et parfois le plus protégé – en l’absence de régulation légitime. Quiconque veut réguler sur Internet une communication porteuse de violence qui par exemple appellent, provoquent au terrorisme ou à l’antisémitisme, est suspect de vouloir porter atteinte à la « neutralité du net », valeur supérieure à toutes les autres, qui devrait être préservée à tout prix au détriment des cohésions et des cohérences républicaines. C’est absurde ! C’est pourtant ce à quoi j’ai dû faire face au Parlement, notamment lorsque nous avons essayé de bloquer les sites qui appelaient, provoquaient au terrorisme.

La numérisation de la société, parce qu’elle permet dans l’anonymat la diffusion d’une certaine forme de violence, pose le problème de la régulation parce que cela porte atteinte la République, j’en suis convaincu.

Un troisième élément dont on parle très peu m’intéresse beaucoup, c’est la valorisation de la transgression comme la forme la plus achevée du génie politique.

Un Président de la République, Nicolas Sarkozy, a théorisé que la société ne pouvait se mettre en mouvement qu’à partir du moment où, sur les sujets verrouillés par la bien-pensance, la transgression parvenait à faire bouger les lignes. Cela me subjuguait, d’autant que, très souvent, ce qui était censé relever de la bien-pensance renvoyait à l’implicite de la République tandis que la transgression désignait tout ce qui, pour le républicain assez classique, parfaitement vintage, que je suis, pouvait apparaître comme décalé. Par exemple, la théorisation de la « laïcité positive » par un Président qui va à Rome se faire consacrer chanoine d’honneur de Saint-Jean de Latran m’était apparue comme une incongruité totale. Pour un républicain, la laïcité est une valeur pleine, une valeur intrinsèque qui n’a pas besoin d’être qualifiée de « positive » ou d’« ouverte ».

La transgression peut aller jusqu’à la remise en cause d’un certain nombre de principes auxquels, en raison d’un extraordinaire classicisme que j’assume, je crois : La loyauté aux institutions, la loyauté en politique, les relations de confiance qui s’établissent entre ceux qui passent des contrats sont selon moi assez consubstantielles à la vie politique. Les remettre en cause dans un système institutionnel n’est pas la meilleure manière de conforter les institutions républicaines.

J’ajouterai un point qui concerne les États-Unis, la France et d’autres pays, c’est le post-factualisme.

Il n’y a pas de moment républicain s’il n’y a pas de rationalité dans le débat public. Je ne vois pas comment il pourrait y avoir un moment républicain dans un contexte où les instincts sont systématiquement convoqués pour alimenter des débats qui reposent sur des fantasmes sans rapport avec la réalité.

Le post-factualisme a conduit à ce à quoi les Américains sont aujourd’hui confrontés.

Pendant la campagne pour les élections présidentielles françaises j’étais en quelque sorte un sleeping partner car si je travaillais au sein de l’État, n’ayant pas de candidat, je n’étais pas acteur de cette campagne. Mais j’observais. Je citerai un exemple qui concerne ma propre famille pour n’être indélicat à l’égard de personne : À l’occasion des primaires du Parti socialiste on a débattu pendant des heures sur l’opportunité d’assurer le contrôle aux frontières de l’Union européenne et même aux frontières nationales… alors que le contrôle aux frontières avait été rétabli par dérogation directe de Schengen le 13 novembre 2015, au soir des attentats dont chacun a la dimension tragique à l’esprit, alors que nous avions obtenu la montée en puissance de Frontex (dont nous avions financé les moyens à hauteur de 150 millions d’euros) et procédé à la réforme de l’article 7-2 du code frontières Schengen de manière à permettre le contrôle aux frontières extérieures des ressortissants de l’Union ! Je me demandais de quoi nous parlions ! Mais c’était répété à l’envi et il ne se trouvait pas un journaliste pour procéder à la correction des choses. Si bien qu’aujourd’hui, on peut, sans prendre le risque d’être corrigé, présenter ce qui a été obtenu il y a dix-huit mois comme un acquis datant de quelques semaines.

Ce post-factualisme prive le débat public de toute forme de rationalité et détruit progressivement la pensée républicaine en relativisant la place que la République accorde à l’École, en désacralisant la pensée rationnelle et la nécessité pour l’esprit de ne jamais se déconnecter de ce que sont les faits.
C’est de là que vient mon mendésisme, dont vous parliez tout à l’heure. Je pense que le débat public doit être rationnel ; je pense que les faits comptent et qu’un honnête homme, un honnête républicain, ne peut pas tenir un discours en contravention, en orthogonalité totale avec ce que sont les faits du moment. On peut réussir en politique en faisant cela. J’ai des noms !

Je voudrais conclure sur deux réflexions qui peuvent ne pas être partagées par certains de mes amis ici.

La République n’est jamais aussi forte que quand elle est respectueuse des principes de droit, des faits et des institutions qui la portent. J’ajouterai qu’il n’y a pas de République s’il n’y a pas de respect de celui qui ne pense pas comme nous. La République est plus belle et plus forte lorsqu’elle accepte en son sein des gens qui se reconnaissent en elle mais qui politiquement ne pensent pas toujours la même chose sur tout. Et, en dépit de toute l’affection et l’amitié que je porte au Président de la République et à Richard Ferrand, je ne pense pas que la République gagne lorsque la confusion s’installe, je ne pense pas qu’on puisse être tout à la fois « en même temps ». La République ce sont aussi des identités, des pensées qui s’affirment dans l’histoire.

Ce qui me frappe dans la période que nous traversons, c’est précisément l’effondrement de l’histoire.

Nous avons vécu lors de la récente campagne présidentielle un moment dont je ne sais pas encore s’il fut éminemment républicain – il faudra le temps long de l’histoire pour répondre à cette question – mais dont j’ai été frappé de voir qu’il était totalement a-historique. À aucun moment ceux qui se sont présentés à nous n’ont inscrit leur projet, leur pensée, leur réflexion, leur identité, dans le prolongement d’une histoire, dont ils étaient les héritiers.
On ne peut pas décréter la disparition de familles politiques et de partis qui sont les héritiers d’une histoire sédimentée. Ils peuvent connaître des crises et même des éclipses mais ce qu’ils incarnent ne disparaît pas. On ne rompt pas subitement tous les fils de l’histoire. Il y a encore dans notre pays des réformistes, des conservateurs, des sociaux-démocrates… et c’est très bien qu’il en soit ainsi. Ces courants de pensée doivent être capables de se réinventer mais je ne crois pas du tout que ce qui constitue les clivages de la République ait subitement disparu.

Je voudrais indiquer pour conclure qu’on ne peut pas opposer, comme cela a été fait par certains orateurs talentueux, le socialisme, le libéralisme à la République.

Tous les socialistes n’étaient pas marxistes, tous les socialistes ne croyaient pas à l’État du peuple tout entier, tous ne pensaient pas que, par la dynamique de l’histoire, par l’effet du déterminisme historique, les dominés, qui constituaient la force de production, finiraient par prendre le pouvoir dans son entièreté. Si tous les socialistes avaient été sur cette ligne il n’y aurait pas eu le congrès de Tours qui fut quand même un moment d’opposition entre ceux qui aimaient davantage la République que l’État du peuple tout entier et ceux qui aimaient l’État du peuple tout entier sans aimer la République autant qu’ils aimaient la révolution russe. Je synthétise et schématise un peu les choses mais enfin elles se sont quand même posées en ces termes.

Je suis socialiste. Je suis peut-être le seul à l’heure qu’il est dans cette salle ? Peut-être en reste-t-il d’autres. Peut-être, depuis que je parle, certains sont-ils passés de l’autre côté de la barrière… ça arrive tous les jours. Pour ma part je suis encore socialiste. Je suis ardemment républicain parce que je suis socialiste. Je suis socialiste parce que j’ai une certaine conception de la République. Et je n’aime jamais autant la République que lorsqu’elle est forte d’un certain nombre de principes et qu’elle accepte en son sein le débat et la diversité des positions.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le Premier ministre, cher Bernard, de cette contribution éminente à notre recherche.

Y a-t-il un moment républicain ? Forcément, s’il y a un moment républicain, c’est qu’il y avait eu une crise de la République. Vous en aviez réchappé. Mon propos initial – que je n’ai pas tenu pour vous faire plaisir, encore que ce ne soit pas négligeable – reflétait sincèrement ce que je pense et correspondait à la réalité dont je suis soucieux de ne pas m’écarter.

À propos des marxistes, je rappellerai qu’au congrès de Tours, Blum se réclamait de la dictature du prolétariat. En fait, deux factions marxistes s’opposaient. Il y a différentes sortes de marxisme, nous le savons bien, des libertaires et d’autres… Les sociaux-démocrates (avec Kautsky) l’ont été longtemps, même en Allemagne jusqu’en 1959.

Bernard Cazeneuve
Il y en avait même à Épinay en 1971 !

Jean-Pierre Chevènement
Mais nous n’avions pas cessé d’être républicains !

Bernard Cazeneuve
Vous voyez bien que je n’avais pas totalement tort.

Jean-Pierre Chevènement
Je vous remercie d’avoir évoqué la laïcité, dont nous avions traité ce matin. Vous l’avez justement colorée de sa dimension émancipatrice en évoquant Condorcet. Car la laïcité est plus que la tolérance, c’est la recherche de ce qui nous est commun.
Nous pourrions poursuivre sur ce sujet mais ce n’est pas prévu au programme.

—–
[1] La fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques de 1871 à 1968, Winock Michel, éd. Calmann-Lévy, 1986.

Le cahier imprimé du colloque « Le moment républicain en France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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