Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au colloque « Max Gallo, la fierté d’être français » du 21 novembre 2017.
Max disait : « J’ai toujours eu le désir de comprendre comment cela fonctionne ».
Il excellait à décentrer ou plutôt à recentrer votre regard en situant le problème dans la longue durée. Il n’était pourtant nullement un déterministe, encore moins un marxiste. Il croyait à la responsabilité des individus et particulièrement à la responsabilité des intellectuels.
Parce qu’il croyait en la liberté, il n’écartait pas la possibilité du surgissement d’un « génie » individuel.
Nos relations se sont nouées après son départ du dernier gouvernement Mauroy, auquel d’ailleurs je ne participais plus. Le ralliement de François Mitterrand et du PS au néolibéralisme ambiant, au prétexte de l’Europe à construire, éloignait progressivement le CERES de François Mitterrand.
La guerre du Golfe et la lecture du Traité de Maastricht achevèrent de nous rapprocher. Max n’avait pas le lien affectif qu’avait créé, entre François Mitterrand et moi, le Congrès d’Épinay et la mise sur orbite de l’union de la gauche, quinze années durant. Max fut après Jacques Berque, mais aussi avec Didier Motchane et Régis Debray un de ceux qui m’aidèrent à franchir le pas difficile que me dictaient aussi bien une connaissance du monde arabe qui remontait à la guerre d’Algérie que la vision de la montée du fondamentalisme islamique depuis 1979. Le jugement de Max sur les choix qu’opéra alors François Mitterrand ne s’encombrait pas de considérations affectives. C’est peu dire qu’il n’aimait pas le Parti Socialiste, et peut-être encore moins François Mitterrand.
Peut-être avait-il gardé de sa prime jeunesse, où il avait adhéré au Parti Communiste comme adolescent humilié plus qu’en intellectuel convaincu, un certain mépris que vouaient les communistes aux sociaux-démocrates, ces « sociaux-traîtres » au regard de la doxa léniniste. Le regard de Max procédait aussi d’autres sources : de sa brève collaboration avec François Mitterrand comme porte-parole du gouvernement et surtout de sa culture d’historien. Là où le CERES voyait chez François Mitterrand une conversion rédemptrice, il voyait surtout la trajectoire d’une ambition.
Mais surtout, le Parti Socialiste n’avait plus d’autre ambition que le « dur désir de durer », comme dit Paul Éluard, bref d’exercer le pouvoir pour le pouvoir, en oubliant les raisons qu’il avait de l’exercer. François Mitterrand lui avait appris à durer au gouvernement mais aussi à aimer le pouvoir pour lui-même.
Ainsi notre rencontre intellectuelle et politique se fit-elle au croisement de la conversion républicaine à laquelle j’avais appelé la gauche dès qu’elle fut parvenue au pouvoir qui contrariait évidemment la conversion libérale opérée par le Parti Socialiste dans ces années-là, et de l’évolution de Max vers une forme de patriotisme enraciné que je ne récusais pas, bien au contraire, dès lors qu’elle restait ouverte sur l’universel et ne contrariait pas le message de la citoyenneté. Or, comme je le montrerai, Max est toujours resté un républicain.
Max avait toutes les qualités pour devenir un grand homme politique, la prestance, le charisme, la culture, le talent d’orateur, l’art de la formule qui fait mouche. Il pouvait entraîner les foules et il le savait. Son physique télégénique, sa voix facilement envoûtante auraient pu en faire un grand leader populaire.
Il avait été, avec l’accord de tous, le premier président du Mouvement des Citoyens en 1993 avant même son Congrès fondateur à Saint-Égrève en juin 1993 de la même année. Mais Max n’entendait pas persévérer et c’est à ma grande déception, je dois le dire, qu’il n’a pas été candidat à sa propre succession. Il aurait été le grand leader populiste que je n’ai pas été. Je ne mets dans ce mot aucune connotation péjorative.
« Je suis d’abord un écrivain, me dit-il, avant d’être un politique ». Au fond je le comprenais, parce que je mesurais, quant à moi, les contraintes d’un engagement politique à plein temps. Et puis, il y avait Marielle que Max a rencontrée au Mouvement des Citoyens et qui a été une retombée heureuse du Congrès de Saint-Égrève.
Je ne suis pas sûr que Max n’aurait pas souhaité être un « grand politique », j’entends par là un grand décideur. Il a été élu député de 1981 à 1983 à l’Assemblée Nationale, puis ministre jusqu’en juillet 1984. Il est devenu ensuite député européen de 1989 à 1995. Il a joué un très grand rôle dans ma campagne de 2001 à 2002, comme animateur mais aussi comme très proche conseiller. J’étais sensible aux avis de l’ami qui concluait toujours en me disant « Je sais et tu dois savoir que les conseilleurs ne sont pas les payeurs ».
Après 2002, il s’est moins écarté de la gauche que la gauche n’a continué à s’écarter d’elle-même.
C’est pourquoi si je n’ai pas approuvé le soutien qu’il a apporté à Nicolas Sarkozy, en 2007, je ne l’ai pas non plus désapprouvé, car je voulais surtout préserver l’amitié qui nous a unis jusqu’aux derniers jours, si cruels pour ce géant, force de la nature, abattu comme un grand chêne dont le feuillage tremblait à l’approche de sa chute.
Je garde le souvenir poignant des repas dominicaux que nous partagions avec Marielle et avec Nisa, ma femme, dans un restaurant proche de son domicile, tant qu’il a eu la mobilité nécessaire pour cela. J’ai dit « poignant » mais qui permettait cependant l’échange, y compris sur l’essentiel et pas seulement sur la politique.
Max laisse derrière lui une œuvre considérable.
J’ai évoqué « le grand instituteur national » qu’il est devenu, au fur et à mesure d’une création inlassable. Mais il ne l’est pas devenu par hasard.
« Fier d’être français », l’expression ne doit pas être prise au pied de la lettre.
Max n’est devenu le grand instituteur national que pour répondre à la déconstruction méthodique du récit national qu’ont laissé s’opérer depuis au moins trois décennies des élites avant tout soucieuses de ringardiser la nation.
J’ai le lointain souvenir de « chercheurs » dont la « recherche », subventionnée par l’État, consistait déjà, il y a plus de quarante ans, à déconstruire le mythe national. C’était le titre d’un livre paru dans ces années-là. L’idée de Michelet d’une France conçue comme une « personne » et suscitant d’intenses dévouements est, peu à peu, apparue choquante, son universalisme factice, en même temps que progressait, s’agissant de la Révolution française, un révisionnisme destructeur des mythes républicains et d’abord de l’idée de la souveraineté populaire.
Ainsi Patrick Boucheron écrit-il dans l’introduction de Histoire mondiale de la France, ouvrage collectif de 122 auteurs considérables et considérés, paru en janvier 2017 : « Le patriotisme de Michelet nous apparaît aujourd’hui compromis par une histoire dont il n’était pas comptable mais qui après lui s’est autorisée de cette « mission civilisatrice » de la France pour justifier l’agression coloniale ». Et de faire l’éloge du « patriotisme constitutionnel » cher à Habermas pour « faire rempart contre la régression identitaire d’un nationalisme dangereusement étriqué ». D’où l’idée de juxtaposer 122 récits « pour déjouer, je cite toujours Patrick Boucheron, les continuités illusoires du récit traditionnel ». Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas dans cet ouvrage collectif d’excellents morceaux mais c’est le dessein général qui importe.
Max, qui avait consacré ses premiers livres à Jaurès et à Rosa Luxembourg a senti venir ce travail de désagrégation avec la sûre intuition d’un homme qu’avaient profondément marqué la Seconde Guerre mondiale, l’effondrement de la France et son occupation. Sa mémoire blessée avait depuis longtemps perçu la fragilité de l’être aimé, cette mère-patrie que lui, le fils d’immigrés italiens, aimait d’autant plus qu’elle était non pas tant une mère adoptive qu’une mère adoptée. Qu’il s’agisse de Vichy ou de la colonisation, Max n’a jamais aimé la repentance. Il préférait, là comme ailleurs, la lucidité. Il voyait dans Vichy la victoire d’une droite antisémite qui n’avait jamais pu venir au pouvoir par la voie des urnes. Il voyait dans le discours de Jacques Chirac de 1995 sur la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv la paradoxale revanche posthume de Vichy identifiant la France à Pétain et réciproquement. Quant à la colonisation qu’il jugeait sévèrement, il en percevait aussi toute la complexité et refusait les discours réducteurs et pénitentiels.
Son Napoléon valut même un procès à Max, au prétexte que le premier avait rétabli l’esclavage que la Révolution, dix ans auparavant, avait aboli aux Antilles-Guyane. Omission fatale aux yeux du plaignant (PIR ou CRAN). À coup sûr, Max voulait réagir à la déconstruction nationale. Il n’y avait nulle provocation chez lui. Il se voulait historien et, sans doute, pensait nécessaire par rapport à la bien-pensance triomphante de « tordre le bâton dans l’autre sens » comme eût dit Lénine que Jean-Claude Casanova ne m’en voudra pas de citer. Mais si Max a quelquefois « tordu le bâton dans l’autre sens », il le faisait à sa manière qui était tout simplement d’aller à l’essentiel.
Max disait de la France que, depuis la Première Guerre mondiale, « elle était entrée dans une crise de longue durée » mais que la surprise était la loi de l’Histoire.
Au fond, il nous arrive à tous de considérer que les Français ne sont pas à la hauteur de leur Histoire mais de chasser aussitôt cette pensée, car il y a toujours une poignée de héros qui rachètent la résignation du grand nombre et nous savons, comme Max, que « la nation n’existe et ne survit que si on l’aime ».
Max a compris, dans ses belles biographies, la dimension sacrificielle du patriotisme gaullien qu’il oppose à l’individualisme météorique de Napoléon. Il considère néanmoins celui-ci comme incarnant encore les idées de la Révolution française, pour l’Angleterre du moins – mais n’est-ce pas l’essentiel ? – qui ne finança pas moins de sept coalitions pour l’abattre.
Napoléon, De Gaulle, deux séries en quatre tomes, ont touché la fibre populaire d’un lectorat qui lui était fidèle parce qu’il disait ce qu’on n’entend plus et que le peuple attend toujours.
Max fut un romancier autant qu’un historien. Il avait l’art de noircir le Pouvoir et ses figures contemporaines. De tous ses romans, le plus célèbre est évidemment La Baie des Anges (1975). À partir de La Fontaine des Innocents et dans une suite intitulée La machinerie humaine, Max déroule (de 1992 à 2002) une sorte de Comédie humaine à la fin du XXème siècle appréciée d’un large public.
Dans le combat, Max a choisi son camp : il n’était pas anti européen mais il entendait avant tout, y compris en Europe, continuer la France.
Certains pensent qu’il y avait eu deux Max : l’homme de gauche qu’il a été et qu’il n’a jamais renié dans la fidélité à ses valeurs et le chrétien qu’il est redevenu dans les circonstances tragiques que nous savons.
Il n’y a pas de contradiction, selon moi, entre l’engagement politique et la spiritualité que je définis comme le sens d’une transcendance, de ce qu’il existe quelque chose en surplomb de nos vies. Ce peut être Dieu, selon l’idée qu’on s’en fait, ou tout simplement le patriotisme républicain, tel que le définissait Péguy : « Il y a une mystique républicaine. La preuve en est qu’on meurt pour la République ». On peut être de gauche et s’interroger sur le destin de l’homme sur la Terre. Max en a administré la preuve. Car il était resté de gauche, non dans le champ partisan mais selon ses propres définitions intellectuelles et morales. Sa gauche n’était pas de ressentiment, elle était synonyme d’ouverture.
Dans une interview donnée à La Vie en 2009 [1], Max identifiait dix éléments clés pour définir l’identité de la France – ce gros mot pour certains :
1/ le droit du sol,
2/ le rôle de l’État central et donc des services publics,
3/ la citoyenneté,
4/ la langue française,
5/ l’École dont la tâche est de transmettre,
6/ la laïcité en tant qu’elle sépare le politique du religieux,
7/ l’égalité,
8/ la sociabilité française qui recouvre l’égalité homme-femme,
9/ la vigilance par rapport au risque toujours présent d’éclatement de la nation française,
10/ enfin l’universalisme de la nation française.
Il me semble que ces dix critères définissent assez bien l’identité républicaine de la France.
Max a consacré plusieurs de ses derniers livres à la christianisation de la France, à Saint Martin, à Clovis, à Bernard de Clairvaux. Régis Debray a rappelé à juste titre, il y a bientôt vingt ans, l’importance du fait religieux, c’est-à-dire de la croyance, une des forces motrices de l’histoire. L’actualité ne lui donne pas tort. Et les républicains français n’ont pas attendu le XXème siècle pour s’aviser que la France avait commencé bien avant 1789. C’est la formation de la Nation qui a rendu possible cette Révolution métaphysique qui a consisté à faire descendre le siège de la souveraineté du Ciel sur la Terre, l’inverse du dessein des islamistes qui est très explicitement de vouloir faire prévaloir la charia, c’est-à-dire le droit divin, sur le droit des hommes et des citoyens, c’est-à-dire sur la démocratie.
Je terminerai sur l’homme qu’était Max, toujours étonnamment présent. J’ai déjà dit la chaleur de son accueil, son intelligence toujours en mouvement, sa générosité naturelle. Il saisissait spontanément les situations, en pénétrait les virtualités, comprenant, en grand communiquant qu’il était, le parti qu’on pouvait en tirer. Mais Max n’était pas seulement cela.
Au-delà, il y avait le Max intime, sensible et tourmenté, dans cette tête puissante une forme d’humilité au premier abord incompréhensible mais qui était tout simplement celle de l’enfant chrétien que, comme d’autres, il était resté.
——
[1] Entretien de Max Gallo au journal La Vie, 5/11/2009 : « D’abord, aimer le paysage de la France ».
Le cahier imprimé du colloque « Max Gallo, la fierté d’être français » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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