Introduction

Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, auteur de « Le choc des empires, États-Unis, Chine, Allemagne : Qui dominera l’économie-monde ? », (Gallimard/Le Débat, 2014), au colloque « L’avenir des relations germano-américaines » du 18 septembre 2017.

Je replacerai ces questions dans un cadre historique.

Il y a toujours eu une relation privilégiée entre les États-Unis et l’Allemagne. Certes avec des hauts et des bas, comme dans toute relation, mais finalement les hauts l’emportent, surtout depuis la Seconde guerre mondiale. Cette relation ne ressemble pas à celle qu’entretiennent les États-Unis et l’Angleterre. Et elle est beaucoup plus forte que la relation entre la France et les États-Unis. La Fayette masque en fait une grande défiance pour ne pas dire un certain mépris des Américains vis-à-vis de la France, du moins lorsque celle-ci refuse de se comporter en vassale. Chacun a en mémoire les relations tendues, pour ne pas dire plus, entre de Gaulle et Roosevelt, entre le Général et les Américains dans les années soixante.

Le lien entre Allemands et Américains remonte à plus de trois cents ans : la première colonie germanique organisée s’est implantée en Pennsylvanie en 1683. Le flux des migrants a été constant et très important. Encore maintenant, près de 50 millions d’Américains (plus de 15 % de la population) se déclarent d’ascendance allemande, ce qui en fait le troisième groupe de population, derrière les Britanniques et les descendants d’esclaves noirs.
Autres points communs :

Les deux pays ont forgé leur unité à peu près à la même époque, dans la seconde moitié du XIXème siècle. Aux États-Unis par la guerre civile entre le Nord et le Sud, en Europe par la guerre de la Prusse du Nord contre l’Autriche du Sud (victoire de Sadowa 1866) et par la mise au pas des mini-royaumes comme celui de Bavière.

Les deux pays, contrairement à la France, l’Angleterre et l’Espagne, n’ont pas développé de grands empires coloniaux.
Enfin, plus récemment, l’Allemagne est devenue en 2015 et 2016 le second pays au monde en termes d’accueil des migrants, juste derrière les États-Unis.

Malgré les deux guerres mondiales qui les virent s’affronter, les liens forts entre les deux pays relèvent en fait de la vision géostratégique des États-Unis. Depuis un siècle, ils ont toujours voulu une Allemagne forte, face à la France dans l’entre-deux guerres mais aussi et surtout face à l’URSS, aujourd’hui à la Russie.

Quelques rappels historiques.

Après sa défaite et le Traité de Versailles, l’Allemagne s’effondre. L’hyperinflation s’installe. C’est alors qu’en 1924 Hajlmar Schacht, qui préside la Reichsbank, obtient un moratoire des États-Unis afin de rééchelonner la dette et les réparations et obtenir de nouvelles lignes de crédit. Le Big business américain, notamment General Electric et JP Morgan, se mobilisent à la demande du gouvernement américain. L’Allemagne se redresse, peut payer ses réparations à la France et à l’Angleterre qui pourront ainsi rembourser les prêts contractés pendant la guerre aux … États-Unis. Avec la crise de 1929 ces crédits américains vont se révéler mortifères pour l’économie allemande. Il faut payer les réparations mais aussi les intérêts fort substantiels des dettes contractées auprès des Américains. La suite est connue : récession, crise, austérité, le tout débouchant sur Hitler et la Seconde guerre mondiale.

À la fin de la guerre, Roosevelt et Morgenthau veulent en quelque sorte punir, l’Allemagne, la pastoraliser et détruire sa puissance industrielle. Cela ne durera qu’un peu plus d’une année car l’industrie allemande n’a pas été à proprement parler détruite. D’abord parce que les Alliés visaient les civils – on pense au bombardement de Dresde qui fit 200 000 morts – pensant que ceci les inciterait à se révolter contre Hitler, ce qui n’a pas marché, ensuite parce qu’une grande partie de l’industrie allemande est enterrée.

Très vite, comme en 1924, la politique américaine change face à l’URSS. La guerre froide sera la chance de l’Allemagne.

Marshall, et son European recovery program, remplace Morgenthau. On fait sortir les industriels allemands de prison. On crée la RFA et Ludwig Erhard, ministre de l’Economie, avec l’appui total des Américains, lance une réforme monétaire. Fort symbolique puisque, en une nuit (le 18 juin 1948), dans le plus grand secret, on va changer la monnaie : fini le Reichsmark, bonjour le Deutsche mark, avec un échange de 1 pour 10 (un DM pour 10 RM). Tout est dévalué, l’argent liquide mais aussi les comptes en banque, l’épargne. Le tout, bien sûr, au nom de la lutte contre le marché noir. Mais le plus remarquable est que les nouveaux billets ont été imprimés aux États-Unis, chargés sur des bateaux de l’armée américaine et livrés dans le port de Brême, répartis dans 26 000 caisses.

Cette dévaluation sauvage fait des perdants, les ménages, mais aussi des gagnants, ceux qui détiennent des biens réels, productifs, de l’immobilier et des usines, quand ils n’ont pas été détruits. Leur valeur est mécaniquement multipliée par dix. L’industrie allemande, n’étant que partiellement détruite et bénéficiant d’un portefeuille et de capacités d’innovation intactes, va, grâce aux crédits en plus du Plan Marshall, repartir très vite. De plus l’Allemagne ne paiera pas de réparations, sauf à la communauté juive et à Israël, de par la volonté américaine. Officiellement on ne veut pas répéter les erreurs du traité de Versailles. Officieusement, il faut faire de la RFA une vitrine de réussite face au bloc communiste. Et puis, en Europe, les réparations concerneraient surtout la France. Or Washington ne veut pas nous faire de cadeaux.

Quand on évoque les relations germano-américaines, il faut toujours garder à l’esprit ce lien très fort entre le patronat allemand, la CDU (Christlich Demokratische Union Deutschlands) et les États-Unis, des liens tissés au lendemain de la guerre et qui perdurent. Malgré la réconciliation franco-allemande, ni Adenauer ni Erhard ni Kiesinger n’épouseront la querelle du général de Gaulle avec les États-Unis.

Ces liens étroits entre l’establishment allemand, la CDU et Washington vont être particulièrement efficaces dans les années quatre-vingt. L’Allemagne vient alors de connaître plusieurs chanceliers SPD. L’opinion publique a changé, la génération dite des successeurs n’a plus la même relation avec les États-Unis. La guerre du Vietnam, Watergate ont suscité une vague de répulsion dans une partie de la jeunesse. Un Mouvement de la paix très puissant s’est développé outre Rhin et 72 % des Allemands sont hostiles à l’installation des fusées Pershing sur leur sol face aux fusées russes. C’est ce que l’on a appelé la crise des euromissiles.

Pour les États-Unis et Ronald Reagan il faut absolument, face à l’URSS, reconquérir les cœurs et les esprits des Allemands. Avec l’aide de Helmut Kohl qui vient d’être élu (1982), une vaste opération, que l’on qualifierait aujourd’hui de soft power, est engagée. Un homme, Charles Wick, directement relié à Reagan, est chargé de cette opération. Il mobilise tous les acteurs américains, privés et publics, toutes les agences américaines. Le prétexte de cette mobilisation sera l’organisation de manifestations pour le tricentenaire de l’installation de la première colonie germanique aux États-Unis en octobre 1983. Des milliers d’étudiants sont invités aux États-Unis ainsi que les décideurs et responsables. Des programmes culturels conjoints sont lancés, les télévisions allemandes sont invitées à nouer des liens avec leurs homologues d’outre-Atlantique. Il s’agit de changer l’image de l’Amérique, au moins parmi l’élite. Stratégie payante puisque, à la fin de 1983, les Pershing seront installés en Allemagne. Il est vrai que François Mitterrand avait donné un sérieux coup de pouce à Kohl et à Reagan en employant, le 20 janvier 1983, devant les députés du Bundestag, une formule qui fera date : « Les fusées sont à l’Est, les pacifistes à l’Ouest ! » [1]

En 1987, les Allemands renverront l’ascenseur lors du premier krach à Wall Street. À la demande de James Baker, Secrétaire d’État au Trésor, un communiqué de la Bundesbank fait part de son soutien au dollar et annonce l’injection de capitaux pour soutenir la monnaie américaine. Wall Street remonte instantanément.

Dans les années quatre-vingt-dix l’idylle continue. La réunification faite, l’Allemagne et les Américains organiseront l’élargissement de l’Europe. Chacun y trouve son compte, notamment les industriels allemands qui retrouvent un Hinterland. La France laisse faire, ses élites s’étant converties non seulement à la « mondialisation heureuse » mais aussi et surtout à la vision anglo-saxonne d’une financiarisation de l’économie. Finie l’industrie, finies les usines. Les Allemands, eux, sauront résister à cette mode.

En 2003, les relations germano-américaines connaissent un froid. C’est la faute de la France qui a entraîné Berlin – le chancelier SPD, Gerhard Schröder – et Moscou dans le refus et la condamnation de l’intervention en Irak contre Saddam Hussein. On connaît la célèbre phrase proférée en mars 2003 par Condoleezza Rice, la conseillère du président Bush pour la sécurité nationale, « Il faut ignorer l’Allemagne, pardonner à la Russie et punir la France ». Ignorer l’Allemagne parce que les Américains misaient déjà sur un changement de chancelier. Schröder estimait que l’Allemagne avait suffisamment fait acte de repentance et qu’il était temps de s’émanciper, tant des Américains que de la France. D’où sa politique visant à renforcer l’industrie allemande, sa compétitivité face à ses concurrents, notamment français. D’où aussi son flirt avec les Russes et leurs livraisons de gaz.

Avec l’arrivée d’Angela Merkel les relations germano-américaines reviennent au beau fixe.

Car Angela a toujours eu pour les États-Unis les yeux de Chimène. Fille d’un pasteur qui fut un des rares Allemands à avoir franchi le rideau de fer dans l’autre sens, un pasteur qui déteste les Yankees et sera un compagnon de route des communistes est-allemands. Née à Hambourg mais obligée très jeune de vivre dans une RDA où tout manque, où chacun s’espionne, Angela va idéaliser les États-Unis, symbole de la liberté ; c’est aussi une manière de rejeter ce père qui les a obligées, elle et sa mère, à vivre en RDA. Pour survivre et surtout pour poursuivre des études, Angela va apprendre à dissimuler, à masquer ses sentiments, ses pensées. Fille d’un protégé du régime, elle est aux Jeunesses communistes et devient professeur de physique. Elle entre en politique quelques jours après la chute du Mur. Elle a 35 ans. Tentée par les écolos, elle choisit finalement l’équivalent est-allemand de la CDU et devient le porte-parole de Lothar de Maizière. Wolfgang Schäuble et Helmut Kohl la repèrent. Il leur faut une femme, jeune, venant de l’Est, dans leur gouvernement. Elle a le profil, devient ministre des Femmes et, en 1994, ministre de l’Environnement.

Et elle va tuer son second père en 2000 en poussant Kohl à la porte de la CDU et en soufflant son poste à Schäuble. Il se murmure qu’elle aurait bénéficié dans cette opération de l’appui efficace de la frange la plus atlantiste de la CDU. Helmut Kohl en tout cas ne lui pardonnera jamais.
En 2005 elle gagne les élections et remplace Gerhard Schröder à la chancellerie. Avec Angela Merkel qui, elle, avait approuvé l’intervention en Irak, les Américains retrouvent quelqu’un de confiance à la tête de l’Allemagne.

Hisser l’Allemagne au sommet de l’Europe, tel sera son programme. Elle va poursuivre en fait la même politique que Gerhard Schröder. Une politique qui privilégie les groupes industriels allemands, une politique mercantiliste qui fonde la croissance allemande sur les excédents commerciaux.
Des excédents sur l’Europe mais aussi sur le reste du monde, à commencer par les États-Unis.

L’Allemagne avait depuis très longtemps un excédent commercial avec les États-Unis qui tournait autour de 25 milliards d’euros. Depuis 2011-2012, il s’est envolé, atteignant 52 milliards en 2015 et 47 milliards en 2016.

Une analyse fine des soldes commerciaux montre que ces excédents sont considérables dans l’automobile, les machines industrielles mais aussi la pharmacie. Et pour la première fois en 2013 le solde allemand est devenu positif dans le secteur de la défense et de l’aérospatiale (à cause d’Airbus).
Depuis la crise de 2008, l’industrie allemande a amorcé en parallèle un redéploiement de ses investissements.

Elle vise la Chine, bien sûr, mais elle est obligée d’y partager le pouvoir avec les groupes chinois.

Elle vise aussi les États-Unis, avec un double objectif :

Prendre des parts du marché américain et utiliser les États-Unis comme base de production pour réexporter ensuite vers l’Europe et l’Asie. Les Allemands, les groupes industriels, notamment ceux de l’automobile mais aussi l’industrie chimique, Siemens, SAP (Systeme, Anwendungen und Produkte in der Datenverarbeitung, premier éditeur de logiciels en Europe et quatrième dans le monde) etc. étaient de fervents partisans des grands accords de libre-échange, TAFTA (Trans-Atlantic Free Trade Agreement), appelé aussi TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership), avec une idée : produire en dollar pour la zone dollar et, pour exporter, profiter de coûts de main d’œuvre inférieurs à ceux de l’Europe et de syndicats désorganisés après la crise de 2008. C’est ainsi que depuis 2010 les Allemands ont multiplié les investissements outre-Atlantique. Le mouvement s’est amplifié à partir de 2014, une année charnière où les groupes allemands ont investi 46 milliards, rien que dans quatre opérations, à travers des rachats d’entreprises américaines.

Une récente étude sur 2016 a montré que, sur 33 milliards d’euros d’investissements directs des groupes allemands, 16 % sont allés vers les États-Unis et 8 % vers le Mexique qui joue le rôle, notamment pour l’automobile, de sous-traitant dans la chaîne de valeurs. Contre 10 % seulement d’investissements directs en Allemagne.

BMW a son plus grand centre mondial en Caroline du Sud (9 000 personnes), un centre qui est le premier exportateur de l’automobile américaine. Audi se voyait déjà en numéro un du segment haut de gamme sur le marché américain. Tout le gotha américain roulait en Mercedes, à commencer par Donald Trump…

Les entreprises allemandes emploient directement 750 000 personnes (2 millions avec les emplois indirects) aux États-Unis. Siemens à lui seul emploie 50 000 personnes sur 60 sites avec un chiffre d’affaires de 22 milliards d’euros.

Ce redéploiement stratégique avait l’appui total de la chancelière qui militait pour le TAFTA. Il avait a priori la bénédiction de l’establishment américain, démocrate comme républicain, qui voyait dans ces traités un moyen de renforcer ses propres multinationales dans des secteurs différents (GAFAM, agro-alimentaire, finance etc.). Une sorte de division internationale du travail.

Cet arrière-plan géoéconomique explique sans doute le peu de réactions des autorités allemandes et de la chancelière face aux révélations sur l’espionnage de la NSA (l’écoute de ses téléphones d’Angela Merkel). Une partie de l’opinion allemande a réagi plus vigoureusement. On a donc expulsé le patron de la CIA en Allemagne. Mais c’était un « coup de com ».

Mais là où les relations germano-américaines vont en prendre un coup c’est avec le « Diesel gate », qui vise le groupe Volkswagen aux États-Unis.
Les Allemands ont affiché trop ostensiblement leurs ambitions sur le marché américain, sans tirer les enseignements de ce que les Américains avaient infligé aux Japonais dans les années 80. Ils se sont attaqués à l’industrie automobile et aussi à Boeing, avec Airbus. Comme par hasard survient la divulgation concernant le logiciel qui truque les tests des moteurs diésel de Volkswagen aux États-Unis. La machine judiciaire américaine s’enclenche et, début 2017, la sentence tombe : on en est à 19 milliards de dollars d’amende et ce n’est pas fini.

Das Auto découvre que l’on ne conquiert pas aussi facilement le marché américain de l’automobile. D’autant que dans le même temps une campagne s’appuyant sur de nouvelles révélations, en Allemagne cette fois, montre que l’industrie allemande s’est cartellisée. Une vieille habitude.
Enfin, sur ce climat déjà dégradé, arrive Donald Trump qui, à sa manière quelque peu vulgaire, met les pieds dans le plat. Il humilie la chancelière et stigmatise les déficits commerciaux – réels – de l’Amérique avec l’Allemagne. Bref, c’est un nouveau visage de l’Amérique qui émerge, un visage inconnu des responsables allemands. Et il n’y a rien de pis pour eux que de devoir improviser au gré des humeurs de leurs interlocuteurs.

—–
[1] Point de vue qu’il exprimera de nouveau le 13 octobre 1983, lors d’un voyage en Belgique : « le pacifisme est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est. Je pense qu’il s’agit là d’un rapport inégal ».

Le cahier imprimé du colloque « L’avenir des relations germano-américaines » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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