Allemagne/États-Unis : quelques leçons de l’histoire

Intervention d’Edouard Husson, vice-président de l’université Paris Sciences & Lettres (PSL Research university), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « L’avenir des relations germano-américaines » du 18 septembre 2017.

Merci beaucoup.

Le rappel d’un certain nombre de faits et l’anticipation sur des tendances par les trois orateurs précédents dessinent, de manière frappante, une image très incertaine. Je reprendrai la citation de Mme Merkel du 28 mai dernier en mettant l’accent sur d’autres mots que ceux qu’on remarque habituellement. Mme Merkel dit, après avoir été prétendument malmenée par Donald Trump : « L’époque où nous pouvions compter complètement (vollständig) sur nos alliés est désormais terminée… ». Tout est dans le « vollständig ». Elle nuance ensuite sa phrase : « … jusqu’à un certain point. C’est ce dont j’ai fait l’expérience ces derniers jours. C’est pourquoi je ne peux que dire : nous autres Européens nous devons prendre notre destin (Schicksal) en main. « Schicksal », il n’y a pas en allemand de mot plus fort (avec les connotations qu’il évoque pour ceux qui connaissent un certain passé) et en même temps plus vague (parce qu’on n’est plus dans ce passé).

Si on a beaucoup de mal à savoir où l’Allemagne se situe aujourd’hui c’est qu’elle-même est très hésitante. Je donnerai un exemple : plusieurs d’entre vous ont rappelé que Gerhard Schröder, en 2003, s’était distancié des États-Unis sur la question de la guerre en Irak. Mais, en 2001, le même Gerhard Schröder avait affirmé une solidarité totale à propos de la guerre en Afghanistan (il y a encore aujourd’hui des troupes allemandes en Afghanistan). Par ailleurs, à peine les États-Unis avaient-ils envahi l’Irak que la République Fédérale d’Allemagne se plaçait pour former la police irakienne après l’installation américaine dans le pays.

On voit que tout cela est plus compliqué que les apparences. Je vais essayer de placer un certain nombre d’éléments en perspective et tenter de donner des clefs de lecture.

Je voudrais insister sur un point-clef pour comprendre l’incertitude ou l’incapacité des Allemands à choisir entre une attitude franchement anti-américaine et une attitude franchement pro-américaine dans le contexte actuel, celui de l’élection de Donald Trump, Américain d’ascendance allemande. En fait il y a toujours deux composantes dans la politique allemande : une composante d’intégration très forte, quelquefois hiérarchique puisqu’elle consiste à placer l’Allemagne au sommet d’un dispositif d’organisation (comme l’Union Européenne), et une composante de mise en concurrence des acteurs et de fortes libertés, en particulier la liberté économique.

Ce qui, chez les Américains, fascine les Allemands, c’est l’économie de marché, la liberté de concurrence, tout ce qui fait se rejoindre l’esprit d’entreprise allemand et l’esprit d’entreprise américain.

Ce qui les met mal à l’aise aujourd’hui, c’est que, contrairement à la période d’après 1945 où se dessinait un schéma clair d’intégration dans l’OTAN, la CEE puis l’Union européenne devenant un sous-ensemble de cette « communauté occidentale », depuis la réunification les choses sont beaucoup moins claires, d’abord parce que l’Allemagne redevient une puissance, et aussi parce que, réunifiée, elle affirme des intérêts nationaux. Ces intérêts nationaux l’ont amenée, dans un souci d’équilibre européen, à entrer dans la logique de l’euro et de l’Union européenne mais, d’un autre côté, la montée en puissance de cette Europe construite autour de l’Allemagne a largement inquiété les États-Unis à plusieurs reprises… ou bien les a laissés sceptiques. En effet, les économistes américains ont une double tendance : redouter ce qui se passe en Europe autour de l’Allemagne ou bien être carrément sceptiques sur ce qui leur semble être une absurdité, à savoir l’Europe que l’on fait entrer au chausse-pied dans le monétarisme allemand.

Je reviendrai d’abord sur la question de savoir si l’actuelle dispute est due seulement à Donald Trump. Je montrerai que ce n’est pas le cas en apportant des éléments qui n’ont pas été donnés jusque-là.

Ensuite je confronterai la vision américaine et la vision allemande de la mondialisation, visions tantôt proches, tantôt antagonistes. C’est en effet ce qui se joue en ce moment avec la tendance américaine à vouloir rééquilibrer un certain nombre de facteurs.

La troisième question que je poserai – rapidement car M. l’ambassadeur de Montferrand y a insisté – portera sur ce que l’Allemagne envisage de faire en se tournant vers l’Asie. Cette tendance eurasiatique est-elle une alternative à ce qui s’était fait jusque-là avec les États-Unis ?

Enfin, j’essaierai de vous expliquer pourquoi je pense qu’il y aura à nouveau convergence entre l’Allemagne et les États-Unis d’ici quelques années.

La dispute actuelle est-elle seulement liée à Trump ?

Evidemment non, cela a été dit.

Je me permets de faire remarquer que la poignée de main refusée par Donald Trump à Mme Merkel, à la Maison blanche, était tout simplement la réponse au message de Mme Merkel lors de l’élection du président américain, véritable leçon donnée par un chancelier allemand sur le thème : « Nous, démocrates, vous mettons en garde. Attention à bien garder les valeurs universelles… ». Il y avait quand même quelque chose d’assez surréaliste dans cette façon de faire !

Je ne m’étendrai pas sur ce qui a été dit, la déception des Allemands, bien antérieure, face à l’Amérique d’Obama. Nous avons parlé de la NSA, du réchauffement climatique… et du scandale Volkswagen qui a causé beaucoup de remous dans l’opinion américaine. Mais je voudrais insister sur l’élément auquel je faisais allusion à l’instant, c’est-à-dire la vision de la démocratie.

Je refuse absolument l’opposition à laquelle se livrent actuellement les médias entre, d’un côté, la vision enjolivée de l’Allemagne « refuge du libéralisme et de la démocratie » et, de l’autre, l’affreux populisme britannique (Brexit) ou américain (Trump). Cela pour une raison assez simple : on observe dans certains développements allemands récents des tendances loin d’être réjouissantes. C’est une chose que Google ou Facebook décident de fermer des comptes parce qu’ils y trouvent des contenus qui ne seraient pas dans l’air du temps, dans la pensée des mainstream media, c’en est une autre de voir un gouvernement allemand demander autoritairement à Facebook de fermer des comptes, faisant même voter une loi pour ça. Il y a actuellement en Allemagne un certain nombre de cas, absolument scandaleux du point de vue de la liberté d’expression, de fermeture systématique de comptes sur Facebook et même de menaces, voire de peines d’emprisonnement avec sursis vis-à-vis de journalistes qui n’ont pas le bonheur d’être dans la ligne médiane. Je ne me prononce pas sur le contenu de leurs articles mais, du point de vue anglo-américain, du point de vue de la liberté d’expression, de tels faits sont incompréhensibles. On voit d’ailleurs la Pologne, alliée très proche des Américains, attaquer l’Allemagne sur ces sujets quand elle se trouve elle-même mise en cause sur d’autres sujets.

Il y a différentes façons de se représenter la démocratie. Je ne reviens pas sur les développements d’Emmanuel Todd, dans son livre récent [1], sur les substrats anthropologiques différents qui peuvent amener à des formes différentes de démocratie à travers le monde. Mais je voudrais insister sur la grande différence entre le monde anglo-américain et l’Allemagne, où le débat se développe actuellement de manière assez antagoniste. D’un côté, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, le clivage entre les populistes et l’establishment tend à se résorber. À chaque occasion, le parti républicain aux États-Unis et les deux principaux partis en Grande-Bretagne ont eu tendance à absorber une partie de l’argumentation dite populiste de manière à la remettre le débat dans une logique d’affrontement démocratique entre une droite et une gauche. Au contraire, comme plusieurs orateurs l’ont dit, la campagne électorale allemande se développe en caricaturant la logique de la grande coalition, avec un débat qui n’existe pas entre M. Schultz et Mme Merkel. Les résultats, dimanche prochain, pourraient provoquer la surprise : on peut très bien imaginer que – comme le prédisent certains sondages – le SPD passe en-dessous de la barre des 20 %, que l’AfD se rapproche des 15 % [2], ce qui changerait relativement le débat sur le populisme dans les autres pays tel qu’il est mené en Allemagne. J’insiste sur ce point parce que nous, Français, nous donnons trop facilement bonne conscience en opposant un monde anglo-américain qui aurait fait le mauvais choix, celui du populisme, à une Allemagne qui serait la puissance modèle. La réalité est beaucoup plus complexe. La participation électorale en Allemagne est toujours plus forte qu’ailleurs et nous aurons à regarder très attentivement le chiffre de l’abstention aux élections de dimanche prochain [3] … D’autre part, le chiffre de l’AfD indiquera – ou pas – si, à force de ne plus respecter le vieil adage de Franz Josef Strauß, selon lequel il ne devait rien y avoir à droite de la CDU et de la CSU, Mme Merkel a pris le risque de laisser émerger une force populiste, à savoir l’AfD.

Enfin, un troisième élément révèle très clairement une prise de distance. Les dynamiques démographiques du monde anglo-américain et de l’Allemagne sont totalement à l’opposé. On a parlé de la faible démographie allemande, en dépit d’un tout petit redressement. Au contraire on sait que, bon an mal an, la Grande-Bretagne et les États-Unis gardent une dynamique démographique. Il est très frappant de voir comment, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, en particulier lors de la campagne du Brexit et lors de la dernière campagne électorale américaine, le débat s’est polarisé sur l’enjeu de l’immigration, sur l’enjeu du choix des populations que l’on accueille ou pas. On peut d’ailleurs penser que sans la politique d’accueil massif des réfugiés dans l’Allemagne de Mme Merkel il n’y aurait peut-être pas eu le Brexit… Je ne porte aucun jugement, je dis simplement que les politiques devraient toujours réfléchir aux conséquences de ce qu’ils font et que, lorsque Mme Merkel a pris cette décision, je ne suis pas sûr qu’elle avait mesuré l’impact que cela aurait sur la campagne du Brexit. Ce sont des choses qu’il faut regarder en face. Je comprends bien l’antagonisme et le manque d’empathie du monde anglo-américain et du monde allemand sur ce sujet parce que, depuis 1990, l’Allemagne a constamment fait le choix inverse. On pourrait analyser les décisions politico-militaires de l’Allemagne depuis 1990 comme des tentatives de pallier le déclin démographique par des absorptions successives de populations dont on pense qu’on finira toujours par les assimiler. C’est vrai de l’ancienne Allemagne de l’Est et des Allemands de Russie. Et, chose jamais dite, la tension entretenue dans l’ancienne Yougoslavie a aussi provoqué des vagues d’immigration considérables vers l’Allemagne qui a voulu les assimiler. On pourrait, dans cette perspective, voir l’accueil récent, massif, de réfugiés venus du Proche-Orient, du Moyen-Orient ou d’Afrique comme une décision tout à fait consciente – je suis convaincu qu’elle était consciente de la part de Mme Merkel – de pallier le déficit démographique, l’Allemagne ne pouvant faire autrement que de rester une puissance démographique. Ça prendra le temps que ça prendra. Mme Merkel a fait le choix risqué mais audacieux d’accueillir un million de réfugiés ou plus. Et, là où les arrivées étaient de quelques dizaines de milliers par mois lors des guerres de l’ancienne Yougoslavie, elles ont atteint récemment des centaines de milliers. C’est un choix, celui de l’ambition de l’Allemagne de rester une puissance par elle-même au-delà des cadres dans lesquels elle se situe. Son talon d’Achille est bien la démographie et, de ce point de vue, l’Allemagne a montré en 2015-2016 une confiance énorme en sa capacité à intégrer des individus en ignorant les différences éducatives, culturelles et religieuses. La chancelière a été appuyée par le patronat allemand et même par la population dont on a vu le dévouement extraordinaire pour s’occuper des réfugiés, tenter de leur apprendre l’allemand. Les écoles ont fait de la place, les gymnases ont été fermés aux sportifs et aux enfants (et on sait la valeur du sport en Allemagne) parce qu’il fallait loger les réfugiés… La confiance tout à fait extraordinaire dans sa capacité d’absorption et d’assimilation de populations venues d’ailleurs dont l’Allemagne fait preuve est radicalement à l’opposé des débats tels qu’ils ont été menés aux États-Unis ou en Grande-Bretagne sur ces sujets dans le cadre des campagnes électorales récentes. Ce mouvement crée entre les deux sociétés de fortes incompréhensions. Même les journaux mainstream américains expriment une crainte sous-jacente à propos de cet afflux massif de populations musulmanes en Allemagne.

On voit que des modèles différents éloignent les États-Unis de l’Europe, en particulier de l’Allemagne.

Le cadre dans lequel je me place est celui de la vision de la mondialisation dans les deux pays. Je voudrais insister sur quelques caractéristiques et surtout sur la vision allemande par opposition à la vision américaine qui est peut-être mieux connue.

On ne peut pas imaginer visions plus antagonistes de la monnaie depuis quarante ou cinquante ans que celles de ces deux pays. Du côté américain, on considère que le déficit n’est pas si grave et même qu’il est le moteur de l’économie mondiale. Du point de vue allemand, le déficit et la dette sont choses à fuir absolument. Au passage, on remarquera la manière dont l’Allemagne a réussi à constituer autour de cet euromark qu’est l’euro d’une zone monétaire protectrice pour le pays alors même que le Japon n’a jamais réussi à faire de zone yen parce que la Chine, dans une relation complexe avec les États-Unis, l’en a empêché. J’insiste là-dessus pour mettre en perspective tout ce qui a été dit sur le protectionnisme. L’euro – je ne dis pas que c’était l’intention mais c’est le résultat – a été un formidable outil protectionniste pour l’économie allemande en lui garantissant pendant longtemps un coussin d’exportations vers une zone protégée. Je reviens sur cette ambiguïté allemande que nous avons du mal à comprendre : la coexistence de l’intégration et de la concurrence. En acceptant de rentrer dans la logique de l’euro les partenaires de l’Allemagne ne se sont sans doute pas rendu compte qu’ils acceptaient que l’Allemagne tue la concurrence monétaire, donnant à l’économie allemande un atout tout à fait extraordinaire qui lui permettait de rester compétitive sur le plan industriel, au profit d’une compétition qui s’est déplacée vers les enjeux de compression salariale et d’innovation, là où l’Allemagne a renforcé et affirmé son avance.

Deuxième élément, contrairement à ce qu’on dit et nonobstant les déclarations offusquées des uns et des autres, il y a bien eu une financiarisation de l’économie allemande. D’ailleurs, on ne le dit pas, aujourd’hui encore la Deutsche Bank met l’économie mondiale au bord du gouffre (on n’est pas très loin de la logique de Lehman Brothers il y a une dizaine d’années). Mais il est vrai que cette financiarisation a été tardive et qu’elle a été en partie contrôlée. C’est sous Schröder que la rupture se fait, en particulier avec la baisse de l’impôt sur les plus-values lors des cessions d’actifs croisés entre les banques et les entreprises.

La troisième différence est que, quoi qu’on dise sur l’effort de défense et sur la défense européenne, l’Allemagne, estimant que des dépenses militaires trop importantes seraient un frein à sa croissance économique, a choisi une autre voie que celle empruntée par les États-Unis.

Je voudrais insister pour finir sur un élément très important qui est l’affirmation d’une stratégie patronale allemande, tout à fait cohérente dans la mondialisation, qui a suscité des malentendus avec les États-Unis, malentendus dont les Allemands n’ont pas toujours perçu l’acuité pour les Américains. Je donne deux exemples : Lorsque, dans les années 1990, l’Allemagne contribue largement à la déstabilisation de la zone des Balkans, elle a en tête un certain nombre d’intérêts et de prises d’influence, elle veut très clairement faire de la région une zone d’influence. Pour ma part, j’interprète la guerre du Kosovo comme une reprise en main par les Américains, lesquels signifient très clairement aux Allemands qu’ils n’acceptent aucune zone d’influence, aucune zone d’intérêt exclusive : le monde est ouvert à tous, la concurrence doit l’emporter et non pas la création de sphères d’influence. L’autre exemple a été donné tout à l’heure : la prise en main de l’industrie automobile américaine par des capitaux allemands correspondait à des papiers stratégiques plus ou moins explicites. Le patronat allemand a de ce point de vue une capacité d’organisation et de production intellectuelle tout à fait extraordinaire pour envisager l’évolution du monde et des stratégies mais, comme cela a été dit, il n’a pas anticipé que les Américains supporteraient aussi mal cette prise en main par les Allemands qu’ils l’avaient mal supportée de la part des Japonais dans les années 1980.
Ces éléments nous amènent à penser que l’opposition entre Trump et Merkel est quelque chose de superficiel.

Il convient à ce moment d’identifier des divergences plus profondes, plus anciennes, qui peuvent être socio-politiques, culturelles.

Lorsque l’on observe les grandes tendances on en vient à se demander dans quelle mesure le rapprochement entre l’Allemagne et la Chine sur certains sujets (par exemple l’idée de défendre le libre-échange face à un Trump protectionniste) correspond à un grand tournant, l’Allemagne, après avoir été très occidentale, se tournant à nouveau vers l’Eurasie, cette fois-ci en évitant certains écueils de l’histoire passée. La question est souvent posée dans des journaux européens ou américains : l’Allemagne peut-elle devenir un pilier du One belt, one road (Obor [4]) chinois, de la fameuse nouvelle route de la Soie ? À l’inverse, la question est formulée, quelquefois, de savoir si les investissements chinois en Europe seront une façon de sauver l’euro en ramenant des liquidités alors même que, malgré les inflexions apportées par M. Draghi, la politique européenne ne procure l’allocation de crédits demandée par la substance économique des pays qui composent l’Union.

Il y a des questions qu’il faut se poser. Je voudrais simplement insister sur une caractéristique : les relations économiques germano-chinoises se développent selon une sorte de répartition, de division internationale de travail mais je suis très frappé de ne voir, jusqu’à maintenant, aucune volonté de l’Allemagne d’entrer dans le schéma chinois de la nouvelle route de la Soie. Les Italiens, les Français, d’autres nations demandent à l’Allemagne de se situer par rapport à ce schéma mais l’Allemagne est avant tout obnubilée par ses relations bilatérales avec la Chine.

Je ne crois pas pour ma part qu’on puisse parler d’une évolution vers la constitution d’un nouvel ordre que j’appellerai un peu rapidement « eurasiatique » dont l’Allemagne serait le pilier occidental et qui représenterait un élément d’alternative à ce qu’avait été jusque-là l’alliance occidentale.
D’abord parce qu’il y a un vrai verrou que l’Allemagne s’est posé à elle-même : ses relations avec la Russie. Cela a été rappelé, la vieille sagesse de Bismarck selon laquelle l’Allemagne devait toujours être en paix avec la Russie pour être en paix avec le reste de l’Europe et du monde a été oubliée et aujourd’hui les Allemands sont devant un dilemme. L’Allemagne, économiquement, a beaucoup perdu en acceptant d’entrer dans la logique des sanctions. En particulier on observe que la baisse des relations commerciales entre l’Union européenne et la Russie est compensée par une augmentation équivalente des échanges entre la Russie et la Chine. Aujourd’hui la Russie fait avec la Chine le commerce qu’elle faisait il y a quelques temps avec l’Union européenne. C’est un résultat concret et, de ce point de vue-là, on a du mal à comprendre comment l’industrie allemande a pu se laisser enfermer à ce point dans la logique politique de Mme Merkel. On se dit que l’Ukraine était sans doute très intéressante, ne serait-ce qu’en tant que vivier démographique, vivier de main d’œuvre, qu’elle émigre vers l’Allemagne ou qu’elle soit utilisée sur place. Malgré tout, on peut dire que l’Allemagne a davantage perdu à se brouiller avec la Russie qu’elle n’aurait gagné à s’opposer, même un tant soit peu, aux sanctions américaines.
Sur le deuxième facteur, j’irai plus loin que l’orateur précédent, il faut souligner la grande fragilité des plans de renouveau sur l’Union européenne avec les projets que M. Macron propose à Mme Merkel. M. de Montferrand a insisté sur le flou d’un certain nombre de concepts, en tout cas les acceptions différentes données aux mêmes mots. Mais on sait très bien que les Européens, Allemagne en tête, regardent avec une grande inquiétude la montée du débat politique en Italie, redoutant les conséquences que cela pourrait avoir sur la zone euro. De plus, l’image de l’Union européenne qui s’était imposée au moment de la crise grecque de juin-juillet 2015, celle d’un monstre froid n’ayant aucun état d’âme à écraser une société endettée, ne me semble pas avoir disparu. Quand on se rend en Europe du sud, pas seulement en Grèce mais en Espagne, en Italie… on est frappé par la grande ambiguïté des relations au sein de l’Europe – certains États européens sont « plus égaux » que d’autres – et le scepticisme par rapport à la possibilité de renouveau.

J’osais tout à l’heure un pronostic en m’appuyant sur certains sondages concernant l’élection de dimanche prochain en Allemagne. Imaginons que la CDU comme le SPD perdent chacun 6 ou 7 points [5], la somme des deux serait alors de 52 % ou 53 % au lieu d’être actuellement aux deux tiers pour constituer une grande coalition, ce qui change considérablement les choses. Vraisemblablement, pour avoir la majorité en nombre de députés, il faudrait une alliance avec un troisième parti [6], cela avec l’opposition bruyante de l’AfD si certains sondeurs avaient raison lorsqu’ils la voient au-dessus de 12 % [7].

Ces éléments mis en perspective permettent d’imaginer, paradoxalement, lors de ce qui sera sans doute le dernier mandat de Mme Merkel, une Allemagne de plus en plus absorbée par des compromis politiques mais aussi par des formes de crise interne.

J’attire votre attention sur un point rarement souligné qui a été mentionné dans la préface allemande à la traduction allemande de La Fracture, le dernier livre de Gilles Kepel : le bouleversement considérable que représente l’arrivée nombreuse d’une immigration musulmane arabophone et persophone dans une Allemagne où jusque-là les musulmans étaient essentiellement turcophones. On peut s’attendre à d’importants problèmes de relations entre ces communautés et l’Allemagne pourrait être absorbée par la résolution de ces conflits.

Tout cela pour dire que je ne vois pas la constitution d’une stratégie alternative. Mon pari est plutôt celui d’une stabilisation à l’échéance de quelques années de la relation germano-américaine parce que, comme cela a été dit, l’Allemagne continuera à avoir besoin énormément des États-Unis. D’abord, quel que soit l’effort fait sur la défense et quelles que soient les déclarations de Trump et de quelques autres, l’OTAN restera globalement le cadre de la défense de l’Allemagne. Observons à cet égard que malgré les grandes déclarations de Schröder au moment de la crise d’Irak, les troupes américaines sont toujours présentes sur le sol allemand et on ne parle pas de les voir partir.

Je parlais tout à l’heure de l’hypothèse selon laquelle l’Allemagne se tournerait vers l’Eurasie. Au-delà des chamailleries sur qui est le meilleur démocrate (méfions-nous de l’hypocrisie bien-pensante), malgré tout, l’Allemagne reste et restera un État de droit et elle fonctionne selon un idéal de la norme juridique qui la fait appartenir au monde occidental, que ce soit au sein de l’Union européenne ou dans un cadre redéfini. Il est donc peu probable que l’antagonisme des valeurs survivra de beaucoup aux disputes actuelles entre Mme Merkel et M. Trump.

Les possibles tensions dans la société allemande liées à la montée des inégalités, les difficultés liées à l’afflux de l’immigration laissent augurer – c’est le pari que je fais depuis plusieurs années – un affaiblissement du pouvoir central allemand au profit des Länder, de même qu’on assistera probablement à une paralysie progressive des institutions européennes. En effet, l’affaissement des deux grands partis historiques, la CDU et le SPD, nécessitera de plus en plus le recours au compromis avec la réaffirmation d’identités régionales très fortes. Je pense à la Bavière, qui a dû digérer le choix de la politique d’immigration et qui réagira probablement au résultat électoral de dimanche prochain de manière inattendue et forte.
Tout cela incite plutôt à parier sur la diminution de la notion d’intégration et la montée en puissance de tout ce qui rapproche l’Allemagne des États-Unis en termes d’adhésion à la concurrence, à l’esprit de compétition bien compris et à la démocratie locale.

Voilà pourquoi, au terme de cet exposé, sans vouloir relativiser tout ce dont nous avons débattu ce soir, je pense que dans les années qui viennent nous irons, dans un mouvement de balancier que nous avons souvent observé à travers l’histoire, vers une normalisation des relations germano-américaines.

—–
[1] Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Emmanuel Todd, éd. du Seuil, 2017.
[2] Le dimanche 24 septembre 2007, les Sociaux-démocrates (SPD) ont obtenu 20,5% des suffrages et Alternative pour l’Allemagne (AfD), 12,6%.
[3] L’abstention a atteint 23,8 % des inscrits.
[4] Obor, pour « One Belt, One Road », traduction littérale du nom chinois du projet, « Une ceinture (terrestre), une route (maritime) », qui consiste à relier par de nouvelles infrastructures l’Asie, l’Europe et l’Afrique.
[5] La CDU, avec 26,8 % a perdu 7,4 points. Le groupe CDU/CSU (centre droit) a conservé, avec 33 % des voix (soit – 8,5 points), la majorité relative des sièges. Le SPD, avec 20,5 % a perdu 5,2 points, son pire résultat depuis la Seconde Guerre mondiale ; son dirigeant Martin Schulz a d’abord annoncé que le SPD siégerait sur les bancs de l’opposition et ne participerait pas à une nouvelle « grande coalition », avant de se raviser.
[6] Suite au refus du SPD de reformer une « Grande Coalition », on a d’abord envisagé au lendemain des élections une « coalition jamaïcaine » entre la CDU/CSU, le FDP et les Verts. Les pourparlers n’ayant pas abouti, nous en sommes, début décembre 2017, à une reprise de discussions entre la CDU/CSU et le SPD.
[7] L’AfD a obtenu effectivement 12,6 % des suffrages.

Le cahier imprimé du colloque « L’avenir des relations germano-américaines » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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