Débat final lors du colloque « Civilisation, avec ou sans ‘s’? » du 22 mai 2017.
Selon vous, le judéo-christianisme serait arrivé à un moment d’extrême décomposition. Vous parlez de la Révolution française comme d’un moment de décomposition puisque c’est selon vous la victoire du ressentiment. Pourtant on nous a appris que ce fut un renversement complet de perspectives : on a mis le ciel sur la terre, les droits de l’homme à la place du droit divin. Nous croyions avoir fait quelque chose de vraiment sensationnel. Et nous pensons toujours que, sous le toit du principe de la laïcité, nous sommes capables de faire coexister en France trois monothéismes qui, historiquement, ont toujours eu de la peine à s’entendre. En effet, la France a encore une religion dominante, le christianisme, une population musulmane importante (environ cinq millions de personnes), une communauté juive de 500 000 à 600 000 personnes. J’ajoute qu’il faudrait penser à toutes les religions non monothéistes, les religions de l’Asie, apparemment moins belligènes, moins conflictuelles… sous toutes réserves (je pense au sort des Rohingyas en Birmanie), tout cela n’est pas d’une clarté limpide.
Vous faites, Michel Onfray, une description très drôle de Vatican II, du pape François qui, en quelque sorte, campe dans une crèche où le bœuf et l’âne ont été remplacés par la déclaration des droits de l’homme et autres colifichets…
Selon vous, le judéo-christianisme va-t-il vraiment vers sa fin ?
Spécialiste éminent des religions, Régis Debray va nous dire en quoi il n’est pas d’accord avec vous. Il croit en effet en la force, en la vitalité, en la reviviscence toujours possible des religions. On voit que s’ouvrent des églises évangélistes qui accueillent plus de mille personnes [1]. S’agit-il encore du judéo-christianisme ? Ne s’agit-il pas d’une importation en provenance des États-Unis ?
Régis Debray
Je ne reviendrai pas sur tout ce qu’a dit Michel Onfray. Il y a beaucoup de choses avec lesquelles je ne suis parfois pas d’accord.
Sur le fond de la religiosité en tant que pulsion vitale, en tant que déni de la mort, en tant qu’exaltation du génératif, donc de l’eau, du feu, de tout ce qui aide à la vie et donc à la négation de la mort, nous sommes d’accord. Mais les spiritualités qui modulent ce canevas ne se ressemblent pas toutes. Vous avez raison de dire non seulement qu’il faut derrière les civilisations un empire – il n’y a pas de civilisation sans empire, c’est-à-dire sans capacité d’exporter un certain nombre de valeurs et de procédés – mais qu’il faut à cet empire une spiritualité ou une philosophie (c’était le cas d’Alexandre, élève d’Aristote) ou une religion (c’est le cas aujourd’hui des États-Unis d’Amérique).
Vous avez mentionné Spengler avec beaucoup de justesse. En effet, pour Spengler, la modernité occidentale est faustienne, elle s’aligne avec la technique. C’est ce qui m’a permis de comprendre que c’est Pétrarque qui a inauguré la modernité lorsqu’il est monté sur le mont Ventoux. Les Grecs contemplaient l’Olympe, ils n’avaient aucune idée de grimper sur une montagne. Puis, vint un jour un homme qui eut envie de conquérir cette montagne : c’était le début de la modernité.
Mais aujourd’hui, vous parlez de la fin de la civilisation judéo-chrétienne… il y aurait beaucoup à dire sur le « judéo-chrétien ». J’entends d’ici les objections de Yechayahou Leibowitz, côté « judéo » (Chrétien ? absolument pas !). Et j’entends les objections de Simone Weil (Juive ? certainement pas !). Ce sont tout de même deux cultures qui se sont haïes et qui se sont combattues… à mort, hélas !
Oublions un peu ce syntagme un peu rapide et venons-en à la question de la fin. Il me semble que nous assistons aujourd’hui partout dans le monde à un réveil religieux – c’est une évidence – mais, dans le cadre de ce que vous appelez la « civilisation judéo-chrétienne », nous voyons la victoire posthume de la Réforme sur le catholicisme. Aujourd’hui, c’est le néo-protestantisme, c’est-à-dire ce que la culture américaine a fait du calvinisme… qui est un peu l’antithèse du calvinisme mais en garde cette idée que l’individu entretient avec son créateur un dialogue singulier qui n’a pas besoin de médiation cléricale, il est libre d’entamer ce dialogue de son côté quand il a une bible en main. C’est l’idée de cette ascèse intramondaine qui valorise la réussite économique en tant que preuve de l’élection. C’est l’idée de l’authenticité, de la sincérité personnelle… Je ne vais pas reconstituer toutes les caractéristiques de cette « nouvelle religion » sortie de l’ancienne. Toute nouvelle religion sort d’une ancienne religion : le bouddhisme est sorti de l’hindouisme, le christianisme du judaïsme etc. Mais nous avons là un phénomène extraordinaire qu’on ne comprend pas bien en France. On ne sait pas qu’il y a dans le département de la Seine-Saint-Denis plus de protestants que de catholiques ; on ne sait pas qu’une église évangélique naît tous les dix jours en France ; on ne sait pas que c’est une religion qui, depuis trente ans, a multiplié ses effectifs par dix, même en France ; on ne sait pas que « l’évangélisme », pour parler vite (je ne vais pas rentrer dans les différentes dénominations : pentecôtistes, piétistes, baptistes etc.), a conquis l’Amérique latine. Le Brésil, aujourd’hui, est très largement dans la main des évangéliques. Je pourrais aussi parler du Guatemala et de toute l’Amérique centrale. On ne sait pas qu’en Asie, que ce soit en Corée du sud et même en Chine, c’est la religion montante parce que c’est une religion portative, une religion de migrants, une religion à investissement minimal et à remboursement maximal. C’est, si j’ose dire, le christianisme de la prospérité. C’est donc parfaitement en accord avec le marché, avec l’individualisme contemporain et avec le numérique. Il y a une sorte de symbiose extraordinaire entre la révolution technique du numérique et l’apport du néo-protestantisme (non seulement je peux recevoir mais je peux émettre et recréer ma spiritualité dans une communauté qui se passe de magistère, le maître c’est moi. D’ailleurs, quand je parle de néo-protestantisme, je veux parler d’une trame, d’un climat, d’une mentalité collective… car l’église catholique devient néo-protestante. Qu’est-ce que Vatican II sinon un retour vers la Bible, sinon une défiance à l’égard du magistère, sinon une démarche « bottom up », la démarche même du protestantisme ? Qui est aujourd’hui François sinon quelqu’un qui ne se veut pas pape mais évêque de Rome et qui délègue les décisions à la base, autrement dit qui supprime ou qui atténue considérablement la sacralité du prêtre et le principe de la hiérarchie ?
On emploie le mot de religiosité, je préfère parler de la mentalité, du Zeitgeist, de l’esprit général de notre temps. À cet esprit général, le néo-protestantisme américain, fort de son énergie, de sa richesse, de sa plasticité, donne aujourd’hui une extraordinaire expansion qui nous échappe en France parce que nous sommes un peu coincés dans notre catholicisme traditionnel. Le sens que nous donnons, au mot « sectes », pour les condamner, qui n’a cours ni en Amérique ni en Asie, est une exception française.
Pour rejoindre Michel Onfray, je dirai qu’il est certain que le catholicisme n’ « informe » plus, n’encadre plus, ne structure plus notre vie publique. Il se replie sur le privé et, dans ce repli, il est bousculé par la victoire de la Réforme, la revanche de Luther et de Calvin, mais sous un angle qui est évidemment métamorphosé par le pragmatisme et l’optimisme américains qui ont fait à la fois – chose extraordinaire – le millénarisme des pauvres et la religion des riches. Bref, je ne partage pas le diagnostic de Michel Onfray sur cet épuisement. Je crois qu’il y a une formidable remontée du religieux, étrange pour nous. Aujourd’hui il n’y a pas que l’islam qui monte. Il y a cette nouvelle structure qui concerne à la fois la vie, la pensée, l’affectivité et qu’on voit s’épanouir dans la recherche de la performance, la recherche du bien-être, l’épanouissement de soi. Toute la culture de l’épanouissement de soi est une culture protestante. Le protestantisme est la religion de l’épanouissement de soi. Je serai donc plus sceptique que vous sur ce cycle.
Par ailleurs, la décadence je suis pour ! Cela me semble un moment formidablement fécond, un moment de transition. Paul Valéry – encore lui – disait que les littératures de la décadence sont les littératures les plus fines, les plus achevées : elles intègrent tellement de contradictions, d’éléments ou d’aliments extérieurs qu’elles ont une vitalité, une densité extraordinaire, comme le montre l’histoire de la littérature, que ce soit en Grèce, à Rome ou chez nous. Donc je suis pour car si le grain ne meurt … Une décadence est une transition, un passage de flambeau, l’attente d’une nouvelle naissance qui aura lieu on ne sait où ni comment mais dont on sait que le nouveau-né gardera beaucoup de caractères de l’ancien. On a trouvé beaucoup de gènes de Neandertal dans le fœtus d’une petite homo sapiens. De même, la romanité a transmis à la chrétienté un certain nombre de choses.
Je suis d’accord avec vous : la chrétienté nous a transmis le temps linéaire du progressisme. Je reprends complètement ce que vous avez dit. C’est vrai que nous sommes, sinon judéo-chrétiens, en tout cas hégéliano-chrétiens, et que nous vivons encore sur ce temps linéaire en attente de l’accomplissement final qui exige de passer par des moments douloureux (la Passion) pour atteindre la Résurrection, la Pentecôte et la Parousie. Nous ne sommes pas sortis du moule mais le moule a pris une autre forme, une autre direction. Parfois, notamment dans le domaine politique, on voit des systèmes se travestir en « antisystèmes » pour se régénérer ou se perpétuer. De même, des structures religieuses donnent l’impression de s’effacer et en fait, renaissent ailleurs autrement.
Voilà donc le bémol que j’apporterais. Malraux disait que notre civilisation était la première qui ne fût pas religieuse. Je crois qu’il avait tort. Mais il disait aussi que « Nous sommes chargés de l’héritage du monde, mais il prendra la forme que nous lui donnerons » [2]. C’est beaucoup plus juste, dans le domaine artistique comme dans le domaine spirituel, si on admet que le bricolage spirituel d’aujourd’hui se nourrit de toutes sortes de propositions orientales, new age, animistes etc. Il ajoutait – et je crois qu’il avait aussi raison – que nous sommes « la civilisation des machines ».
Il faut parler des machines. De même qu’on ne pouvait pas parler de l’État-nation sans parler de l’imprimerie, il est difficile de parler de la civilisation américaine sans parler télévision, pixels et algorithmes. C’est vrai qu’il y a des infrastructures de la spiritualité qui donnent une sorte de force irrésistible à l’expansion d’un certain modèle de société et modèle de vie. Il y a du spirituel mais il faut que ce spirituel ait des techniques correspondantes, sans oublier bien sûr le facteur porte-avions.
Jean-Pierre Chevènement
Il faudrait revenir à Marx et à la notion d’ « effet réciproque » (Wechselwirkung) mais ce n’est pas le sujet.
Je me tourne vers Michel Onfray pour lui demander comment il ressent ce néo-protestantisme qui déborde d’ailleurs les limites de la religion. Quand on écoute Régis Debray on comprend que l’esprit général du temps est une revanche posthume de la Réforme, du moins dans la bouche de Régis Debray qui perçoit dans le protestantisme l’équivalent d’un épanouissement personnel…
Régis Debray
… Je parle d’un protestantisme métamorphosé…
Jean-Pierre Chevènement
… métamorphosé parce que, dans le temps, les protestants ne passaient pas pour des rigolos.
Régis Debray
Maintenant ils dansent et ils chantent. Allez dans un culte évangélique et vous écouterez du jazz et verrez des corps danser, vous verrez de la joie, vous verrez une formidable énergie qui emporte les âmes en faisant danser les corps.
Jean-Pierre Chevènement
L’influence du jazz et des Noirs américains est très présente dans cette religion. D’ailleurs nous sommes devant un chaudron dans lequel on ne sait pas très bien ce qui bout.
Je me tourne vers Michel Onfray qui a évoqué l’islam comme une religion en pleine santé qui pourrait prendre la relève du judéo-christianisme. Je pense, quant à moi, que l’islam est malade du salafisme. On peut aussi affirmer que l’islam est en pleine santé car il faut se garder d’affirmer une chose sans son contraire s’agissant d’un islam d’ailleurs prodigieusement divers, diversité qu’on ignore souvent. Vous avez tracé une perspective, vous avez décrit les manifestations de ce qu’on pourrait appeler un « choc des civilisations », même si tout cela est très décrié. Mais Huntington lui-même ne souhaitait pas un tel choc, il a voulu être descriptif. L’islam que vous décrivez est celui que se représentent les musulmans eux-mêmes qui considèrent que Mahomet clôt le cycle des prophéties. Du point de vue musulman il est étonnant que l’islam n’ait pas triomphé des deux monothéismes précédents qu’il a d’ailleurs repris plus ou moins à son compte.
Je vous laisserai développer cette fresque qui occupe la dernière partie de votre livre et qui, je crois, est très actuelle.
Michel Onfray
Permettez-moi de répondre à Régis Debray.
Je tiens le protestantisme en haute estime et je pense qu’on le sert mal en voyant des néo-protestants chez ceux qui retrouvent l’esprit des danses tribales, du dionysiaque, du jazz, de toute cette musique électrique, de toute cette hystérie qui n’a rien de sacré. Il y a chez les protestants une invitation à ravager tout ce qui n’est pas le sacré et la transcendance (tout le décorum catholique, l’or et la pourpre…). On va directement à l’essentiel qui, pour un protestant, est Dieu, le sacré et la transcendance. Dans ce néo-protestantisme dont vous parlez, pas de sacré, pas de transcendance. Dieu est un copain.
Vous avez raison, Vatican II peut être vu comme la victoire de Luther. Je peux en témoigner puisque j’ai vécu cette période comme enfant de chœur. Les églises étaient « orientées », (dirigées vers l’orient, le lever du jour). Le christianisme est une religion solaire, comme était solaire la religion préhistorique, comme sont solaires toutes les religions puisqu’il s’agit d’aller vers la lumière, de l’opposer à l’obscurité. À l’époque où l’on construisait les églises avec le souci de la symbolique et du sacré, on plantait un gnomon (tige verticale indiquant l’heure solaire locale par le déplacement de son ombre) et on organisait l’édifice en fonction de la lumière du soleil. Un oculus rendait possible l’arrivée de la lumière dans la nef. Le prêtre célébrait la messe tourné vers l’orient, face au Saint-Esprit et tournait le dos à l’assemblée des fidèles. À droite s’installaient les hommes, à gauche (sinistra), les femmes. Avant Vatican II on s’adressait à Dieu en latin [J’ai appris le Notre père en latin. Ensuite je l’ai appris en français mais en vouvoyant Dieu : « Notre père qui êtes aux cieux que votre nom… ». Enfin il est devenu un copain : « … que ton nom soit sanctifié, que ton règne arrive… »]. Une hiérarchie allait du divin au prêtre, l’homme du Saint-Sacrement, puis au peuple, à l’assemblée. Le prêtre, avant-garde éclairée du sacré, était celui qui conduisait les fidèles. Vatican II bouleverse tout cela. Le prêtre tourne le dos à Dieu et fait face à l’assemblée où hommes et femmes sont mêlés, le latin est abandonné. Les chants sacrés, le grégorien, font place au prêtre à la guitare du film « La vie est un long fleuve tranquille » [3] ! On chante Yves Dutheil, Michel Sardou, Julien Clerc… Le sens du sacré, qui permettait d’accepter la mort, a disparu.
Régis Debray
Nous sommes d’accord sur tout cela. Parlons de l’islam
Michel Onfray
J’y arrivais. Quand on a le sens du sacré, quand on est dans un rapport direct avec Dieu, quand on croit dur comme fer qu’il y a un enfer, un paradis, un purgatoire et que chacun sera comptable dans l’au-delà de ce qu’il aura fait ici-bas, on accepte d’aller au combat et de mourir. L’Inquisition, les croisades, les guerres de religion ont été menées au nom de Dieu. « Tuez-les tous. Dieu reconnaîtra les siens », aurait dit Simon de Montfort lors du massacre de Béziers dirigé contre la religion Cathare en 1209. C’est le sens du sacré, de la transcendance, qui fait que chacun accepte de mourir pour Dieu.
Je ne crois pas que ces néo-protestants qui mangent du beurre de cacahuètes en écoutant de la musique électrique soient prêts à mourir pour ce Dieu-là. Michel Maffesoli a analysé les mouvements dionysiaques, tribaux, qui caractérisent ces religions affadies, sans sacré, quasiment sans divinité, cette espèce d’hystérie personnelle, de transe, où je vois les signes de la décadence du judéo-christianisme. C’est parce qu’il y a décadence du judéo-christianisme qu’on ne croit plus pouvoir s’adresser directement à Dieu, être entendu de lui. Aujourd’hui, le christianisme est devenu une espèce de morale humaniste : il faut être gentil, il faut pardonner les péchés, il faut faire plutôt des ponts que des murs.
Je ne partage pas l’avis de Régis Debray quand il dit que l’islam n’est pas une offre civilisationnelle. En effet, pour l’islam, des gens sont prêts à mourir. Or les civilisations ne se font pas avec les majorités silencieuses mais avec des minorités agissantes.
L’islam est divers et multiple.
Des millions de musulmans veulent vivre leur religion tranquillement. Ils n’ont pas forcément lu le Coran et ne maîtrisent pas forcément les subtilités théologiques qui distinguent les Sunnites des Chiites. Ils se limitent à quelques prescriptions alimentaires, vestimentaires, quelques coutumes et façons de parler, de manger… Ils n’ont pas envie de conquérir le monde et souhaitent vivre leur islam en paix.
Un certain nombre d’individus, la minorité agissante, sont prêts à tuer et à mourir pour mériter leur entrée au paradis. À l’époque de la guerre opposant l’Iran à l’Irak, on donnait aux enfants qui allaient au combat des clés en plastique censées leur ouvrir les portes du paradis. Certains étaient convaincus : ils pouvaient aller au combat, tuer au nom d’Allah, la clé leur ouvrirait ce paradis où ils se verraient offrir les vierges, la bière, le jambon… (le paradis est en effet l’antimonde).
Ces individus prêts à faire régner la terreur, qui ont décidé d’en finir avec l’Occident, qui n’ont pas peur de la mort, ont en face d’eux des gens qui demandent pardon d’avoir été agressés : « Vous avez tellement raison de nous attaquer… nous sommes moins que rien… nous sommes des sous-hommes… nous vous avons fait tellement de mal… ça fait des siècles que nous vous rendons la vie impossible… votre réaction est normale, c’est la réponse du berger à la bergère ! ». Entendant, lisant ces repentants, on se dit qu’on est mal partis quand on est incapables de défendre des valeurs aujourd’hui mortes car elles étaient défendues au nom d’une transcendance qui n’a plus cours.
Je ne dis pas que c’est bien ou que c’est mal. Athée, je ne suis pas vendeur d’église. Toutefois je m’interroge : Qu’est-ce qui advient ? Qu’avons-nous à proposer ? Y a-t-il aujourd’hui des gens qui soient prêts à mourir pour un iPhone 7, le nouveau téléviseur à écran plat ou la nouvelle voiture hybride qui fonctionne à l’électricité statique ? Personne n’est prêt à mourir pour des machines. Ce n’est plus avec des porte-avions ni avec des sous-marins lanceurs d’engins qu’on fait la guerre. Quatre individus armés d’un cutter de moins de dix euros sont capables de précipiter des avions sur les Twin Towers.
Cette civilisation montre qu’elle est mortelle. On n’a pas d’autre réponse à apporter que de désigner l’axe du mal, nous situant dans l’axe du bien. D. Trump, en Arabie saoudite, a dit savoir où est le bien, où est le mal, qui sont les bons Arabes et les méchants Iraniens.
Il n’y a plus de sacré, plus de transcendance. Dans ces religions tribales, dionysiaques et électrisées, je ne discerne pas l’ombre de Luther ou de Calvin. Vous parliez de l’ « épanouissement de soi ». C’est effectivement une religion de l’épanouissement de soi : narcissisme, égotisme, égocentrisme, mon petit salut, ma petite personne, mon rapport à Dieu.
Je ne vois rien qui soit luthérien, rien qui soit calviniste dans cette affaire. Je vois en revanche une perte de substance de cette religion qui a perdu tout sens du sacré, tout sens de la transcendance au profit d’un humanisme bêlant, bêta, qui se résume à l’injonction de faire le bien et d’éviter de faire le mal.
J’observe que le pape François, jésuite, a pris le nom du premier franciscain… formidable ! On ne fait pas plus jésuite ! Jorge Mario Bergoglio n’a pas choisi la Compagnie de Jésus par hasard. Un jésuite est dans l’influence, dans le pouvoir, dans la proximité… dans les coups tordus, dans le labyrinthique, c’est un homme de l’ombre. Accédant à la papauté, l’homme de l’ombre déclare (grand « coup de com ») : « Je m’appelle François » ! Il refuse de s’installer dans l’appartement pontifical : il va régler lui-même la chambre qu’il occupait dans une maison religieuse à Rome : il se rend chez un opticien de Rome pour acheter ses lunettes. Ce pape est décidément un homme fort sympathique… très loin de la haute tenue intellectuelle de Benoît XVI qui, formé à l’herméneutique allemande, connaissait Husserl, Heidegger, avait travaillé profondément, avait écrit de nombreux ouvrages dont deux « Jésus de Nazareth » [4] d’une haute tenue herméneutique, qui jouait Mozart au piano… et qui, comme par hasard, a démissionné. On n’a pas l’explication de cette démission. Elle n’est pas due à une raison de santé, il est toujours là, il est toujours vivant… et on a vu avec Jean-Paul II que l’Église pouvait tenir avec un pontife très affaibli. Que s’est-il passé pour qu’on évince cet homme qui, lorsqu’il n’était que l’obscur cardinal Ratzinger, avait œuvré dans les coulisses de Vatican II (commencé avec Jean XXIII, terminé avec Paul VI), et qui, devenu pape, fait savoir que Vatican II avait peut-être été une manière de faire rentrer Satan dans le christianisme, dans la chrétienté. Voici un pape qui nous a fait savoir lui-même que le christianisme était fini, ingérable et qu’il n’y avait plus rien à faire.
Comment expliquer le tollé mondial provoqué par le discours de Ratisbonne [5] ? Manuel II Paléologue avait permis une sorte de rencontre intellectuelle entre un chrétien et des musulmans [6] avec de vrais débats, avec de vrais enjeux, qui posait la question de la violence et du statut de la violence dans l’islam. Le Coran est porteur de violence et ne critique pas la violence. Le Coran dit explicitement que la violence est légitime. Le chrétien du dialogue de Manuel Paléologue l’interroge sur ce sujet. Or, quand Benoît XVI, premier des chrétiens, dit qu’il y a une violence intrinsèque à l’islam, il déclenche un tollé général sur la planète entière ! Personne n’a lu Manuel Paléologue, très peu de gens ont lu ce discours de Ratisbonne, et, comme par hasard, ce pape est évincé pour être remplacé par un jésuite qui prend un nom de franciscain.
Les transes électriques de ceux que Régis Debray appelle les néo-protestants, le départ de Benoît XVI, l’arrivée du pape François, sont pour moi autant de témoignages que « ça branle dans le manche » et que Rome n’est plus dans Rome.
Jean-Pierre Chevènement
Régis Debray voudra sans doute répondre à ce développement et commenter le dialogue de Manuel Paléologue avec le lettré musulman. Je reprocherai quand même à la formulation qu’en a donnée Michel Onfray de présenter l’islam comme intrinsèquement porteur de violence alors qu’il précise les cas où la violence est légitime. Il est vrai que l’interprétation peut être plus ou moins extensive…
Je dirai que l’islamisme politique représente pour la République un danger que nous ne pouvons pas nous cacher. D’abord parce qu’il opère en renversement complet par rapport à ce qu’était 1789 : il met le divin au premier plan et impose la soumission au divin ; ensuite par la manière dont l’islamisme refuse, en conséquence, de s’intégrer aux lois de la cité, la nôtre, la République.
Je prends toujours bien soin de distinguer l’islam et l’islamisme, lequel a d’ailleurs des versions variées. Je parlerai plutôt du salafisme, cette force montante dont la dynamique s’appuie en partie sur des motivations qui tiennent aux rapports entre l’Orient et l’Occident. L’effondrement de l’Empire Ottoman, la colonisation, l’installation de l’État d’Israël, les deux guerres du Golfe, les printemps arabes et la manière dont ils ont été plus ou moins instrumentés, beaucoup de choses peuvent sinon légitimer du moins expliquer cette humiliation, ce ressentiment venu de loin. C’est quelque chose d’extrêmement fort que nous aurions tort de sous-estimer. Mais ce n’est pas la seule cause de l’islamisme. Celui-ci a aussi sa dynamique endogène : le wahhabisme, les Frères musulmans etc.
J’ajoute que les régions où l’islam se développe (l’Afrique, l’Asie) ont une démographie ascendante alors que l’Europe connaît un véritable hiver démographique. Et puis il y a des spiritualités musulmanes – je pense à la spiritualité soufie – qui sont des alternatives au nihilisme contemporain.
Donc l’islam a des forces, j’abonde ici plutôt dans le sens de Michel Onfray. Je nuancerai néanmoins sa pensée en disant que ce n’est ni une offre civilisationnelle ni une menace en soi pour nos sociétés. La menace principale est dans le capitalisme financier mondialisé lui-même, dans le chaos qu’il génère. Mais la confrontation avec cette forme d’islamisme que représente le salafisme, avec sa variante potentiellement djihadiste, opère un effet de désagrégation sur nos sociétés. Le sous-estimer serait une erreur. Encore une fois, je ne parle pas de l’islam mais de ce qui s’affirme depuis quelques dizaines d’années. On parle toujours de 1979, en réalité chacun sait que l’islamisme est présent dans la société turque, dans la société perse, dans la société égyptienne etc. Il suffit de considérer la vie d’Erdoğan, de voir comment il a été formé par les lycées İmam hatip (de formation des imams). Quand on lit Al-Afghani, Mohamed Abduh, Rachid Rida, on comprend que c’est le retour aux sources des textes sacrés qui est d’abord prôné. Les ayatollahs et mollahs iraniens n’ont pas surgi de nulle part. Simplement la réaction à la modernisation imposée et importée de l’Occident a été une réaction religieuse.
Tout cela nous montre qu’il y a des dynamiques internes aux sociétés musulmanes – comme il y a des dynamiques internes à l’Inde, à la Chine etc. – que nous ignorons parce que nous, Occidentaux, croyons que nous apportons tout au reste du monde en fait d’idées et de technologies, bref que nous sommes seuls producteurs d’Histoire. Notre ami, M. Pierre Brochand, avait d’ailleurs conçu un modèle très intéressant montrant que le choc venait du dehors, c’est-à-dire de l’Occident [7]. C’est, selon moi, un peu plus compliqué, parce qu’il y a des puissances endogènes aux civilisations non européennes qui se heurtent à la puissance formidable qui est la nôtre et à l’effet de diffusion de nos modes de vie, de nos modes de pensée. Mais il y a des réactions en sens inverse. En politique, il faut trouver des zones de compromis. Ce serait possible avec l’islamisme si celui-ci acceptait qu’en France les lois de la République française prévalent. Mais s’il y a, chez certains, un refus de s’intégrer, pour des raisons de séparatisme identitaire, se crée alors une dynamique perverse dans laquelle nous sommes peut-être en train de nous laisser entraîner.
Je me place du point de vue de la République, non du point de vue du bien par rapport au mal. Je défends les institutions que nous nous sommes données. Par conséquent je risque une mise en garde : minimiser ce danger de désintégration sociale serait une erreur.
Régis Debray
Votre point de vue est le nôtre, en tout cas le mien. Certes il ne faut pas minimiser le danger. Il faut être ferme mais pas angoissé, c’est tout ce que je veux dire. Tout dépend de l’échelle de temps sur laquelle on se place. Quand on parle de civilisation(s) on parle de siècles et même de millénaires. Je rappelle que c’est toujours rendre service à l’adversaire que d’exagérer ses forces, que de les maximiser. Peut-être, entre Charybde et Scylla, allons-nous trouver une juste mesure.
Je suis d’accord avec le diagnostic de Michel Onfray sur l’état actuel de notre culture. Je dirai simplement que la crise que nous vivons est celle du sacré. Le sacré est ce qui prohibe le sacrilège et incite au sacrifice. Le sacré est par là-même ce qui est capable de nous unir car seul ce qui nous dépasse peut nous unir. C’est la fonction agrégative de toute transcendance. La désagrégation à laquelle nous assistons, le morcellement du corps national s’expliquent par cette désacralisation.
Monnerot disait que le communisme était l’islam du XXème siècle [8]. Si la question essentielle est bien celle que vous dites, celle de notre attitude vis-à-vis de la mort et de notre disposition à mourir, puis-je vous rappeler que beaucoup de communistes étaient prêts à mourir, donc à tuer ? Puis-je vous rappeler que beaucoup de patriotes étaient prêts à mourir pour la patrie, donc à tuer ? Certes il y a des islamistes prêts à mourir, donc à tuer… mais ils tuent à des fins de conservation sociale et personnelle : comme vous le dites, ils ont la promesse du paradis, c’est-à-dire qu’en tuant ils gagnent une vie prolongée, donc ils tuent pour vivre alors que la mort est pour nous la fin de tout.
Vous touchez à un vrai problème, celui de notre incapacité à affronter la mort. Cela s’est passé très vite. Nous savons tous que 27 000 soldats français ont été tués dans la seule journée du 22 août 1914 et Raymond Poincaré n’est pas sorti de son bureau, il n’a pas fait de déclaration. Aujourd’hui, un mort, même dans nos forces combattantes, est un drame national. Il y a là une sorte de coupure anthropologique qui peut nous inquiéter.
Pourquoi ne suis-je pas angoissé ?
L’islamisme est en capacité de troubler l’ordre public, de commanditer – ou de revendiquer – des attentats… et nous collaborons de notre mieux à l’efficacité de ces attentats : en leur donnant la publicité et la démultiplication par l’image, nous sommes pour les djihadistes les meilleurs attachés de presse concevables ! Mais si je ne suis pas angoissés en termes civilisationnels, c’est parce que, derrière le communisme, il y avait un Kominterm, un centre, une industrie, un imaginaire, du cinéma, qui ont fait que non seulement les prolétaires mais nos élites intellectuelles ont été fascinées par cette proposition civilisationnelle. Un Argentin m’expliquait que Borges, conservateur s’il en est, avait commencé sa carrière littéraire par une ode au Kominterm. Je serais inquiet le jour où M. Trump se convertirait à l’islam comme Constantin s’est converti au christianisme : si l’empereur américain décidait qu’il y a de l’inhérence dans le Coran, c’est-à-dire que le Coran dit la vérité, alors effectivement je commencerais à me méfier et même à m’insurger à vos côtés.
Mais je constate que l’islamisme n’a rien à vendre sinon du retour. L’islamisme n’apporte rien aux points de vue scientifique, technologique, artistique, au point de vue du confort de la vie quotidienne, au point de vue de l’imaginaire (pas de cinéma, pas de musique).
De plus, n’ayant pas d’empire, l’islamisme n’a pas de vecteur. Jean-Pierre Chevènement le sait bien, c’est un ensemble originairement disloqué, chacun le constate, ne serait-ce que dans l’islam de France. Entre les Marocains, les Turcs et les Algériens, ça ne va pas bien. Mais quel est l’empire ? Ce n’est pas l’indonésien ; ce n’est pas le persan parce qu’il est chiite et ne peut pas gouverner les Sunnites. Ce n’est pas l’Égypte, dans l’état qu’on sait, et l’Arabie saoudite n’a que de l’argent à distribuer, ce qui ne suffit pas à faire une proposition cohérente pour le long terme. Je vois dans l’éruption islamique un moment parmi d’autres dans une longue histoire de l’islam qui est passé par des phases de conquête et de repli, d’effervescence et d’assouplissement (la conquête des deux premiers siècles, puis l’assoupissement, puis l’Empire ottoman, Vienne etc.). Nous sommes aujourd’hui dans une phase d’effervescence. Je ne la crois pas de nature à modifier les rapports de force fondamentaux entre les grandes nations d’aujourd’hui, entre la Chine, les États-Unis et l’Europe. J’ai apporté un petit livre extraordinaire de Toynbee, que je vous recommande [9]. Il s’agit d’une conférence prononcée en 1947 où il nous annonce : « Le panislamisme est en sommeil, pourtant nous devons compter avec la possibilité que le dormeur se réveille… La civilisation occidentale a produit un plein économique et politique dans ses territoires tropicaux en même temps qu’un vide spirituel. Les fragiles institutions de ces sociétés qui se trouvaient là chez elles ont été pulvérisées par le choc de la lourde machine occidentale et des millions d’hommes, de femmes et d’enfants indigènes, subitement privés de leur ambiance sociale traditionnelle, ont été laissés dans un état de nudité spirituelle et de désarroi. Et cette civilisation occidentale a mis un incomparable système de moyens matériels de communication à la disposition de n’importe quelle puissance spirituelle qui pourrait se décider à se substituer à elle. Autrement dit, si jamais les indigènes de ces régions réussissent à reconquérir un État spirituel leur rendant leurs âmes, il se pourrait que ce soit l’Islam qui leur sert de vecteur. » Il nous dit, en 1947, que l’islam n’est pas une force proactive mais une force réactive, une force qui réagit, qui s’insurge, qui résiste, qui comble un vide spirituel mais qui n’a rien à proposer sur le long terme. Je ne crois pas à une substitution possible d’une hégémonie islamique à une hégémonie occidentale ou, plus clairement, nord-américaine. Je pense effectivement que c’est un danger d’ordre policier, pour le coup, parce que nous avons en face de nous des gens capables de faire énormément de dommages avec très peu de moyens – tout cela est une donnée technologique contemporaine – et que nous leur prêtons en plus une caisse de résonance considérable. Mais, à mon sens, sur le long terme, à l’échelle des siècles, je ne vois pas mes descendants convertis à l’islam. Je les vois déjà convertis à l’Amérique, par contre.
Jean-Pierre Chevènement
Il me semble qu’il y a une forme de malentendu. Je n’ai jamais évoqué la possibilité d’une « substitution » d’une civilisation à une autre. Il peut y avoir lâcheté, complaisance et une forme de démission du modèle républicain. On le vit en France dans un certain nombre d’endroits. Mais je pense qu’il faut faire preuve de lucidité, ne pas se laisser entraîner par l’esprit de surenchère, chercher la compréhension, faire reculer l’intolérance mais rester ferme sur le modèle républicain. J’ai parlé d’une forme de séparatisme identitaire qui peut aller jusqu’à la provocation. Il faut ne pas y céder et trouver les moyens de maintenir une République de citoyens. Ce n’est pas évident. Le risque n’est pas la substitution d’une civilisation à une autre mais la décomposition des valeurs républicaines. Une guerre civile vient toujours à bas bruit, sur des pattes de colombe. Je rappelle l’histoire des guerres de religions : le premier bûcher est allumé en 1523, le massacre de Wassy [10] a lieu en 1562… suivent la Saint Barthélémy, les Camisards, les galères… tout cela va occuper deux siècles ! Eh bien aujourd’hui nous devons éviter la guerre civile par un mélange de fermeté et de sagesse. Nous sommes dans l’histoire longue où les phénomènes peuvent être de décomposition et de recomposition. Des spiritualités peuvent se développer. Je crois que l’islam en est riche et, que, de ce point de vue-là, il faut le connaître dans toute sa diversité et ne pas le réduire à cette composante salafiste menaçante. Réduire l’islam au salafisme djihadiste, c’est faire son jeu.
Régis Debray
C’est minoritaire par rapport à l’islam de marché dont je n’ai pas parlé. Car il y a un islam de marché, un islam occidentalisé qui se porte très bien.
Jean-Pierre Chevènement
Chacun a compris que dans mon esprit il faut se placer dans la perspective de l’histoire longue des mouvements sociaux, des règles qui les régissent – ou qui ne les régissent pas –, des modes de vie qui évoluent et, finalement, des principes républicains qui nous gouvernent, auxquels j’ai peut-être la faiblesse de rester attaché parce qu’ils préservent l’unité nationale et la coexistence pacifique des religions.
Michel Onfray
Je répondrai à Régis Debray que, certes, des patriotes, des communistes… et même des nazis ont été capables de donner leur vie. Mais ils appartenaient à une génération formée entre la fin du XIXème siècle et les années 1900. Je relis volontiers les manuels de morale de l’École de la République où l’on voit comment on avait constitué une éthique, une morale. On enseignait d’abord aux enfants à être propres, gentils, à obéir à leur instituteur, à leurs parents, puis à leurs officiers. A ceux qui aspiraient à un idéal plus exigeant, on désignait le dieu de Benjamin Franklin, un dieu de franc-maçon. La geste sublime et héroïque était réservée à qui était capable de mourir pour la France, pour la patrie. Les gens fabriqués dans ce moule étaient capables de tuer et de mourir au nom de l’idée qu’ils se faisaient du bien, en pensant que la patrie leur serait reconnaissante et qu’ils auraient accompli un acte héroïque pour la liberté. J’ai évidemment une haute admiration pour les résistants mais je dis simplement que ce qui a été rendu possible à cette époque-là ne l’a pas été du fait du communisme (un marxisme-léninisme athée) ou du national-socialisme (quelque chose d’assez antiévangélique) mais en raison d’une construction mentale de l’éthique et de la morale, une construction sociale qui intégrait l’idée du sacrifice pour la patrie comme le geste sublime auquel un individu se préparait dès l’école, quand, petit garçon, on lui apprenait qu’il faudrait un jour reprendre l’Alsace et la Lorraine. Cette éthique fabriquait – un peu dans l’esprit romain – des individus qui pourraient un jour donner leur vie pour la France afin d’accéder à une espèce de « ciel laïque ». Vous avez parlé des 27 000 soldats français tués dans la seule journée de la journée du 22 août 1914. Il est terrible de penser que ces gens, en sortant des tranchées, étaient conscients qu’ils allaient mourir !
Régis Debray
Le plus étonnant est que c’est apparu comme normal.
Michel Onfray
À qui cela pourrait-il apparaître comme normal aujourd’hui en Occident ?
On a parlé d’Europe mais on n’a pas parlé d’Occident. L’Occident, d’une certaine manière, est la queue de l’Europe. Quand on ajoute l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les deux Amériques, on dessine un Occident qui, selon moi, montre plus et mieux encore le processus de décomposition.
Vous avez dit fort justement que l’islam n’a rien inventé, c’est vérifiable. Pour expliquer pourquoi toutes les civilisations n’ont pas créé, inventé, il faut s’intéresser à la géologie et à la géographie qui déterminent une histoire, laquelle permet ensuite de comprendre la civilisation.
L’islam est une religion du désert. On ne peut pas, dans le désert, à partir de rien, inventer le téléphone portable ! Ce n’est possible que dans des pays où l’on boit et mange à satiété, où l’on peut voir des champs, des prés, des vaches, où abondent lait, beurre, crème etc. On voit bien comment les sous-sols vont générer des richesses physiques, lesquelles vont générer des richesses intellectuelles, le raffinement, le luxe, les salons où les gens se parlent, dialoguent… Le sable, les étendues désertiques brûlantes ponctuées de rares oasis ne sont pas favorables à la pensée.
Je connais un peu le désert, sa chaleur extrême. Quand on a lu le Coran et qu’on se baigne dans le cours d’eau d’une oasis, on se dit que c’est la matrice du paradis musulman. Il faut penser les religions comme des enracinements géomorphologiques, géographiques, historiques pour comprendre ce qu’une religion est capable de faire.
Cela rejoint la théorie de Taine sur la question de la peinture. On est de quelque part et on naît quelque part.
Si nous mesurons les civilisations à l’aune de notre propre civilisation, nous affirmerons que c’est l’invention qui crée la civilisation et qu’une culture qui n’a rien inventé n’est pas une civilisation.
J’ajoute à cela que nous ne sommes pas passés bien loin de ce qui aurait fait de nous un désert.
La question de l’iconophilie et des iconoclastes s’est posée pendant plusieurs siècles dans le christianisme. A-t-on le droit de faire des images ? Quand je suis à genoux devant une icône de Jésus, est-ce que je me prosterne devant Dieu ou devant un objet ? Ne suis-je pas finalement une espèce de fétichiste, d’animiste, de polythéiste ? Ce débat, initié au Concile de Nicée II (787) [11], a duré pendant plusieurs siècles. À l’époque, un concile réunissait environ trente évêques dont cinq étaient illettrés tandis que d’autres étaient payés pour défendre telle ou telle position. Il arrivait même qu’on échangeât des coups ! Les rapports de force étaient terribles et on était loin de l’Esprit Saint qui plane ! Ce concile décida que nous avions le droit de faire des images, déclenchant une démultiplication de tout ce qui était iconique. Ce n’est pas par hasard que furent inventés l’art, la figure, la figuration… jusqu’au pixel, jusqu’à la télévision. La télévision est pensable dans une perspective iconophilique.
L’islam, quant à lui, interdit la figuration. Le désert et l’absence de figuration conduisent cette civilisation à être ce qu’elle est. L’islam est une civilisation qui n’a pas à être mesurée selon les critères de la nôtre, au regard de ce qu’elle n’aurait pas produit et que nous aurions produit. L’islam a produit autre chose. C’est une civilisation de la calligraphie, de l’algèbre, qui n’est pas la nôtre. C’est une civilisation de la poésie, une civilisation de la théologie, des édifices sacrés en relation avec les calendriers lunaires, solaires…
Cette civilisation, qui n’est pas la nôtre, est aujourd’hui une proposition faite à ceux de nos jeunes qui refusent une civilisation judéo-chrétienne dont on leur répète depuis des décennies qu’elle est raciste, vichyste, collaborationniste, qu’elle a généré la traite négrière… Ils s’approprient une civilisation islamique qui, parce que virtuelle, est extrêmement moderne : La relation à Dieu dans le désert n’a pas besoin d’autre chose que d’une oumma qui, elle, suppose une spiritualité qui enveloppe la planète entière. L’oumma ajoutée à l’électricité et à la possibilité de communiquer en temps réel par Internet dessine une civilisation islamique potentiellement planétaire qui est beaucoup plus pensable en regard des monarchies pétrolières, des monarchies du Golfe. Quand on va au Qatar, aux Emirats arabes, on perçoit, comme vous le dites fort justement, la possibilité d’un compagnonnage entre cet islam, cette spiritualité, et un capitalisme d’une grande violence, d’une grande brutalité. Quand on est « les rois du pétrole » et que l’on peut tout acheter sur la planète, du footballeur à l’avenue des Champs Élysées ou la Place de l’Etoile, on est les maîtres du monde.
Je pense que cette civilisation-là est possible sans pour autant être en mesure de se prévaloir d’une supériorité fondée sur l’invention d’un nouveau modèle. Ce sont deux registres différents, incomparables, qui interdisent qu’on dise que l’islam n’est pas une civilisation. C’est une civilisation du désert, une civilisation de la virtualité, du chiffre et du nombre, une civilisation beaucoup plus conceptuelle que nos civilisations de la matière et de l’objet.
Notre civilisation a aussi rendu possible ce que vous et moi détestons : une télévision, un cinéma, qui fabriquent du réel plus réel que le réel et ont largement contribué à fabriquer les mythes et les mythologies de notre époque.
Vous montrez dans votre livre comment l’Amérique prend le pouvoir sur l’Europe et la France qui s’effondrent. Et là, il faudrait parler de l’A.M.G.O.T. (Allied Military Government of the Occupated Territories), du général de Gaulle, du 6 juin (le débarquement), du cinéma qui rend possible « Le jour le plus long » et diffuse une mythologie selon laquelle les Américains seraient venus libérer la France et l’Europe par amour de la liberté. C’est oublier que le projet de l’A.M.G.O.T. était quand même un projet d’administration militaire de la France ! C’est oublier qu’Overlord signifie, non pas le « sauveur suprême » (traduction erronée conforme à la mythologie), mais le « suzerain » (Normand, je suis nourri depuis l’enfance dans les récits du 6 juin, du débarquement) ! Roosevelt avait très précisément pour but de faire en sorte que le débarquement soit l’occasion de faire de la France une vassale. Et ce qu’il n’a pas obtenu parce que le général de Gaulle, à Bayeux, n’a pas rendu la chose possible, en nommant des préfets, les Américains l’ont obtenu par la suite avec les plans Marshall. Mon père, ouvrier agricole, était allé à la gare avec des chevaux chercher un tracteur « Marshall » en pièces détachées (en fait, c’était un Mc Cormick). L’arrivée de ces matériels, qui a changé radicalement l’agriculture, est ce qui sépare « Farrebique » [12] de « Biquefarre » [13], ce film formidable sur la fin de la ruralité, sur la fin d’un monde, qui montre l’avènement du moteur, du tracteur, la disparition des chevaux, la disparition d’un certain type de rapport au monde et le mépris de la ruralité, des paysans, des « ploucs », ce sur quoi on vit encore.
Il y aurait des choses à dire sur ce devenir américain de notre civilisation, signe selon moi de son effondrement. En effet, avec nos tracteurs d’hier ou nos iPhones 6 ou 7 de demain, nous ne faisons pas le poids face à une civilisation virtualisée, conceptuelle, extrêmement puissante et prête à en débattre et à en découdre.
Régis Debray
Je rappellerai simplement une vieille parole de Danton : « On ne détruit que ce qu’on remplace ». On a détruit le catholicisme ; on a détruit le communisme, religion civile, et on ne l’a pas remplacé. Comme le dit fort bien Toynbee, cela crée un vide qui fait appel d’air. Mais je ne pense pas que ce vide puisse être rempli par une civilisation qui n’a pas de tracteurs à donner…
Jean-Michel Quatrepoint
À vous entendre, finalement, nous, Français et Européens, avons le choix entre deux soumissions. La soumission à la civilisation américaine et la soumission à la spiritualité islamique.
Jean-Pierre Chevènement
Ce n’est pas la thèse que j’ai développée. J’ai dit que la France maintenait une spécificité qui permettait la coexistence de communautés religieuses très diverses et nombreuses sous l’égide du principe de laïcité. Cette exception française durera-t-elle ? En tout cas, telles sont nos lois, tel est le fondement de notre République.
Michel Onfray
Je ne crois pas que Régis Debray propose ce choix entre deux soumissions, moi non plus. Nous sommes des insoumis…
Régis Debray
Vous nous donnez le choix entre deux abdications. Donc la réponse est plutôt non. Le terme de « soumission » à la civilisation américaine me semble maladroit et injuste. Ce n’est pas une soumission, c’est une adhésion de survie à un nouvel état du monde. Je pense aux Gallo-romains : les Gaulois ont eu beaucoup à gagner à se soumettre à l’Empire romain. Ils ont gagné de l’eau chaude (des thermes), des routes, du théâtre, des spectacles, du forum et beaucoup de privilèges.
« Soumission » n’est pas le mot juste. Ce serait simple si nous étions contraints à nous soumettre parce que nous nous rebellerions. Ce qui m’angoisse, dans une civilisation en expansion, c’est qu’on ne sait même pas qu’elle est en train de nous dominer et qu’on s’en réjouit ! Cela s’appelle l’hégémonie, qui est une domination désirée et voulue, et non une soumission. Nous en tirons bénéfice et cela modèle notre vie quotidienne…
Philippe de Saint-Robert
En fait, c’est plutôt de la collaboration !
Régis Debray
Il y a effectivement des gens qui collaborent plus que d’autres.
Quant à la soumission à la spiritualité islamique, elle me paraît hors d’atteinte en raison de notre peur de la mort. De plus, une spiritualité qui n’a pas d’infrastructures technico-matérielles ne me semble pas viable à une grande échelle.
Michel Onfray
Je pense que nous sommes dans la situation du Titanic (Ernst Jünger a utilisé cette image) : il y a un moment où la voie d’eau est tellement grande qu’il n’y a plus grand-chose à faire sinon attendre que le navire coule. Je ne pense pas qu’on puisse trouver des rustines. Un autre bateau le suit qui, à son tour, aura sa voie d’eau et disparaîtra. Ce qui nous attend est tragique – le mot a été utilisé par Jean-Pierre Chevènement et j’y souscris – parce que tout est soumis à la mort, y compris les civilisations. Il ne nous reste qu’à jouer du violon sur le pont…
Après « Cosmos » [14] et « Décadence », mon prochain livre s’intitulera « Sagesse » et proposera une éthique romaine (et non grecque). Je pense qu’il y a une éthique possible de la grandeur, de l’honnêteté, de la virilité, de la parole donnée, de toutes choses qui font qu’il nous reste l’élégance, ce qui n’est pas rien. Cela ne suffit pas pour construire une civilisation mais cela permet, entre deux civilisations, d’attendre que la suivante arrive à l’horizon de deux, trois ou quatre siècles. Les projections démographiques montrent qu’il va falloir passer la main. C’est un fait. Je ne suis pas de ceux qui se convainquent qu’en votant aux extrêmes on va renflouer le bateau. Je n’y crois pas une seule seconde. Ça s’effondre, c’est tout. Quand un édifice est en train de s’effondrer, les injections de ciment n’y font rien, ça tombe, par morceaux, par fragments, une pierre, un bout de mur, un pan, puis l’arche tombe… Un grand pan s’est effondré lorsque l’Occident s’est abstenu de réagir à la condamnation à mort de Salman Rushdie pour avoir écrit un roman. Cet homme écrit un roman, il est l’objet d’une fatwa planétaire et l’Occident ne fait rien ! On se contente de déplorer, on propose une protection policière, on suggère une chirurgie esthétique, un changement de nom… Aucune chancellerie n’a rappelé son ambassadeur. On a laissé faire. « Les versets sataniques » étaient une pure fiction. L’ayatollah – qui n’avait pas lu ce roman puisqu’il ne lisait pas la langue dans laquelle il avait été écrit et qu’il n’avait pas eu le temps d’être traduit – a généré cette fatwa contre laquelle nous n’avons rien fait. On parle de collaboration, de soumission. À l’évidence, des journalistes, des supports médiatiques, des programmes politiques sont des facteurs d’accélération de la décomposition. En face d’eux, aux extrêmes, d’autres tiennent le discours inverse – mais quand on retourne un gant, ça reste un gant – et prétendent avoir des solutions pour régler le problème. D’un côté on veut supprimer les licenciements, de l’autre on préconise de construire des murs, de rétablir des douanes… Fictions ! Il ne nous reste que des solutions individuelles qui nous permettraient d’être à la hauteur.
Dans « Le peintre de la vie moderne » [15], Baudelaire fait l’analyse du dandysme. Au-delà de sa caricature (se teindre les cheveux en vert, comme Baudelaire le faisait aussi), de la provocation à la Brummel, le dandysme est « une institution … très ancienne, puisque César, Catilina, Alcibiade nous en fournissent des types éclatants ». « Le dandysme apparaît surtout aux époques transitoires où la démocratie n’est pas encore toute-puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement chancelante et avilie. » Cette période transitoire du XIXème siècle est intéressante. La lecture de Proust est éclairante à cet égard. C’est la fin de la puissance de la noblesse et de l’aristocratie et la montée en puissance de la bourgeoisie. Les nobles ont les manières, mais pas l’argent, les bourgeois ont l’argent mais pas les manières. « La recherche du temps perdu » narre les frictions entre ces deux mondes, jusqu’au bout, jusqu’à la mort. Il ne suffit pas de se teindre les cheveux en vert mais, dans une période d’effondrement, lorsqu’une civilisation meurt et que la suivante n’est pas advenue, il nous reste la possibilité d’inventer des existences qui n’augmenteront pas la négativité. Une éthique est nécessaire, une éthique est possible, une morale est possible : Ne contribuez pas à la négativité, soyez à la hauteur, mourez debout. Elle n’enjoint sûrement pas de se soumettre.
Régis Debray
Non ! Il faut retrouver la négativité, retrouver la capacité de dire non. Il faut retrouver la force de la dialectique, de l’opposition féconde. Il faut résister au « Positivons ! », le grand mot d’ordre postmoderne : il faut « positiver », il faut sourire, il faut un « happy end »… Non ! Retrouvons notre capacité à imaginer autre chose que ce qui est.
Michel Onfray
Un dandysme peut être collectif.
Régis Debray
Je n’ai rien contre le dandysme, d’autant que c’est Baudelaire qui a inventé le mot « américanisé » [16].
Jean-Pierre Chevènement
Selon Régis Debray, l’empire américain est une empreinte plus qu’une emprise. Mais Trump est la manifestation la plus claire du fait que ce pays n’a plus des institutions qui permettent de le diriger. Et il est capable de produire un président dont on se demande quelle sera la prochaine initiative. En tout cas, il a commis plusieurs bévues graves (je pense au retrait du traité transpacifique) qui affaiblissent la puissance américaine. Je ne pense pas qu’on puisse s’en remettre aux États-Unis pour défendre nos intérêts de sécurité à long terme. La soumission à l’égard des États-Unis est, selon moi, une erreur. D’ailleurs l’Europe le réalise depuis que le Président Trump a déclaré que l’OTAN pourrait être obsolète, avant, c’est vrai, de revenir sur cette idée. Les Européens seront-ils capables de faire l’effort de ne dépendre que d’eux-mêmes ? On est très loin du compte aujourd’hui. Vous le soulignez souvent, remarquant à quel point l’Allemagne est un pays profondément américanisé par rapport aux autres pays européens, ce qu’on peut déplorer.
Je pense qu’une réflexion sur la surextension impériale américaine aujourd’hui complèterait heureusement la description que vous faites de la civilisation américaine.
Régis Debray
L’OTAN, Organisation du Traité de l’Atlantique Nord a dépassé l’Atlantique Nord depuis très longtemps ! Elle est en Afghanistan, en Asie centrale, en Afrique… Donc surextension, bien sûr ! Ce qu’il y a de terrible, c’est que la France y consent et que, quand on dit qu’il serait temps de quitter l’OTAN [17], on passe pour un malotru, un anti-américain pathologique. Il s’agit simplement de retrouver une maîtrise de sa stratégie, ou même de revenir au texte du traité. Mais cela semble impossible. Il y a peut-être un ressort qui nous manque.
Dans la salle
Je crois savoir que les Arabes ont inventé l’algorithme.
Jean-Pierre Chevènement
Le mot « algorithme » a en effet une origine arabe. Il vient de la forme latinisée du nom d’Abu Abdallah Muhammad ibn Musa al-Khwarizmi (Algorismus), mathématicien qui vivait à Bagdad au IXème siècle.
Dans la salle
Cet outil de base de l’informatique a été repris par les Occidentaux.
Régis Debray
Quand l’islam était une civilisation expansive, les musulmans ont inventé la trigonométrie, l’astronomie, la boussole, la pharmacie… Ils avaient beaucoup de choses à apporter à l’Occident barbare. Ils ont été un apport scientifique, technique, philosophique considérable.
Dans la salle
Ma question s’adresse à M. Onfray. Vous avez décrit la manière dont les civilisations se développaient. Pour vous, m’est-il apparu dans votre discours, la base de tout est le désir de l’homme de comprendre et de se rassurer. Personnellement, je pense que c’est la meilleure manière d’éliminer le sacré. C’est quelque chose qui n’est pas suffisant et n’explique pas la présence du sacré. Or comprendre est le désir de l’homme moderne et c’est peut-être ce qui explique le nihilisme dans lequel on vit. J’ai l’impression qu’autrefois il s’agissait davantage de contempler et d’expliquer que de faire des expériences et de comprendre. Pour moi la contemplation pouvait expliquer que les gens fussent prêts à mourir pour la République ou pour l’Union Soviétique parce qu’il y avait dans ces idéologies, même sans Dieu, quelque chose à contempler. Or aujourd’hui on n’a plus rien de ce genre-là : même les droits de l’homme, on ne les contemple plus.
Michel Onfray
Peut-être pouvez-vous préciser ce que vous appelez « sacré ».
Dans la salle
Je pense à la notion religieuse du sacré, en tant que mystique – comme la mystique républicaine dont parlait Péguy – c’est-à-dire quelque chose qui dépasse l’homme et que l’on ressent.
Michel Onfray
Je ne crois pas qu’il y ait de sacré sans éducation au sacré. Les formes du « sacré » sont diverses et multiples. Telle chose qui sera sacrée pour telle civilisation ne le sera pas pour vous. Il paraît évident que si vous vivez dans une civilisation où un bâton de commandement est sacré, il sera sacré pour vous. Regardez le rapport que nous avons au sacré d’autrui. Nous dissocions absolument l’art africain du sacré, nous en faisons des objets tels qu’ils ont été rendus possibles par Picasso, par Matisse et par Apollinaire qui les réduisent à des formes pures et veulent introduire cette primitivité dans l’art classique pour le faire exploser. Cette occidentalisation de la lecture de l’art africain génère les productions africaines comme des productions esthétiques alors qu’elles ne sont pas, a priori, des productions esthétiques mais des productions religieuses, tribales, des intercessions qui permettent aux Africains de rentrer en relation avec « leur » sacré.
Les sacrés sont divers et multiples mais je pense que si, jouant au jeu de l’enfant sauvage, nous découvrions quelqu’un qui n’aurait jamais été éduqué par un humain, je ne suis pas sûr qu’il aurait le sens de Dieu, le sens du sacré.
Quand on fait le tour du monde – j’étais il y a quelques temps au Mexique – on découvre dans les musées des pièces qui ont été sacrées pour des populations, qui ne le sont plus pour nous. Il n’y a donc pas un sacré que l’on ressentirait de manière intuitive et qui serait universel. Le sacré est ce qu’une communauté aura décrété comme étant tel pour pouvoir se constituer : une spiritualité, une histoire religieuse, une fable…
On est toujours très lucide sur la fable du voisin jamais sur la sienne. « J’adore votre méthode, votre travail mais, quand même, sur Freud, je ne suis pas d’accord ! » me disent quelques lecteurs. C’est pourtant la même méthode ! Simplement, si vous touchez au sacré d’un certain nombre de personnes, vous exercez une espèce d’action électrique sur leur propre nervosité. En effet, je persiste à croire que nous préférons des fictions qui nous sécurisent à des vérités qui nous inquiètent.
Pour le coup je serai sartrien ou heideggérien, je pense que nous sommes des êtres pour la mort et que, face à la mort, si nous n’avons pas de réponse, l’angoisse est impossible à vivre : surgis du néant, nous allons vers le néant et notre brève existence n’a pas d’autre sens que celui que nous lui donnons. Peu de gens ont le loisir de s’inventer une existence qui permette de trouver du sens. Donc ils ont à disposition des religions qui leur fournissent du sacré. Comme le disait justement Montaigne, il est beaucoup plus facile pour un Allemand d’être luthérien, pour un Français d’être catholique, pour un Persan d’être mahométan. Les formes que prend la religion sont des occasions de cristalliser des cultures et des civilisations, des civilisations avec ce qui devient la culture, mais je ne crois pas à un sacré universel. Je crois simplement que le sacré est un stratagème extrêmement utile pour constituer des communautés en invoquant un au-delà auquel chacun doit obéir pour échapper à la damnation et à l’enfer.
Régis Debray
Il n’y a pas de sacré en soi. Il n’y a pas de sacré pour toujours mais il y a toujours du sacré. J’emploierai le terme de sacralité. La sacralité est un acte humain qui n’a rien à voir avec la religion. Le sacré existait bien avant la religion. Quand nous décidons qu’une baraque à frites devant le portail d’Auschwitz est sacrilège, cette réaction prouve que nous avons sacralisé un événement qui, il y a cinquante ans, même en 1948, n’avait pas de sens. Autrement dit, nous continuons à sacraliser parce qu’il y a des choses qui se désacralisent. Comme nous ne pouvons pas nous passer d’une sacralité, nous investissons, religieux ou pas. Ce peut être la tombe du soldat inconnu, un palais de justice, un arbre, une fontaine… Il y aura toujours quelque chose qui nous oblige à faire silence.
Dans la salle
Ma question s’adresse plutôt à Régis Debray en tant que médiologue.
Vous avez beaucoup parlé des moyens technologiques : télévision, numérique… Ces moyens, a priori américains, sont utilisés historiquement par les Américains pour propager leur culture, leur civilisation. Aujourd’hui, ils sont utilisés à l’échelle planétaire par les Indiens, les Chinois, le monde islamique. Dans quelle mesure la diversité des civilisations est-elle menacée par cette utilisation des moyens techniques et numériques américains ? Dans quelle mesure le média peut avoir un impact sur ce qui est transmis, sur son contenu ? Peut-on, en dépit de l’accès planétaire aux séries, aux réseaux sociaux, conserver la diversité des civilisations ? En quoi cette diversité peut-elle être corrompue par l’utilisation de media communs à tous ?
Régis Debray
L’écriture est nécessaire pour faire régner la loi dans une cité : il faut pouvoir inscrire sur une stèle un certain nombre de signes que tout le monde puisse déchiffrer. Il y a donc une base technique à toute civilisation. On peut dire que l’un des traits de la civilisation que j’appelle par commodité « américaine » – et qu’on pourrait appeler postmoderne – est la primauté de l’image sur l’écrit, la primauté de l’émotion de l’image sur le raisonnement écrit. Cela suppose d’abord la photographie, invention considérable, puis celle du cinéma, puis celle de la télévision. Aujourd’hui, si vous voulez exercer une véritable influence, peser sur le cours des choses, il faut que vous alliez à la télévision, chez Ruquier, ce qui gonflera les ventes de votre livre de 10 000 ou 20 000 exemplaires, parce que tout le monde regarde la télévision et que fort peu de gens lisent. Pour être lu il faut être vu. Je résume très brièvement et de façon un peu facétieuse mais la primauté de la trace sur le signe me semble quelque chose de considérable et de constitutif de notre nouvelle civilité.
La condition numérique rompt avec l’idée de verticalité ou de centralité puisque tout récepteur peut être émetteur, puisque la forme du réseau se substitue à la forme de la pyramide, puisque l’horizontalité de l’émission de signes, d’images ou de chiffres abolit la verticalité. Je dirai que la condition numérique accélère ou fortifie le « tout à l’égo », le repli sur l’individu consommateur qui peut, en même temps, être coproducteur de récits ou de calculs.
Je crois qu’on ne peut pas penser une civilisation sans spiritualité. Mais une civilisation qui n’aurait que de la spiritualité sans disposer de la technique correspondante ne serait qu’une culture locale, informée, et non informante, incapable d’irradier en dehors de son territoire. Généralement les territoires culturels ne sont pas au bord de l’eau. Les territoires culturels, hauts-plateaux, déserts, sont en retrait. Michel Onfray a bien dit que l’agriculture et la culture sont intimement liées mais la civilisation suppose la cité (civitas). Or les cités, pour faire du commerce, pour recevoir des gens et pour émettre des idées, doivent être au bord de la mer ou d’un fleuve.
La synthèse étant toujours gouvernementale, je laisse à Jean-Pierre Chevènement, qui fut au gouvernement et reste au gouvernement des esprits, le soin de conclure.
Jean-Pierre Chevènement
Vous me confiez la tâche agréable de vous dire, ainsi qu’à Michel Onfray, toute notre reconnaissance. Vous êtes des puits de science, chacun le sait, et vous nous avez « informés », au meilleur sens du terme, et montré que la civilisation existe peut-être encore quelque part en France.
Merci à tous de votre affluence et de votre écoute.
——
[1] En 2015, La Porte ouverte chrétienne, présentée comme la plus grande église évangélique de France, a inauguré à Mulhouse l’extension de son lieu de culte rénové. Agrandi de 3.000 à 7.000 m2, il pourra accueillir plus de 3 200 personnes. Dans cette « megachurch » à l’américaine, les cultes alternent louanges, prédications et lectures de la Bible. L’édifice comprend une salle de prière de 2 400 places, des chapelles annexes, des salles réservées aux enfants et adolescents et des locaux techniques destinés à la retransmission des cultes par Internet (elle propose des prières par téléphone, des applications sur smartphone ou tablette, ou encore vidéos de prédication en ligne).
[2] Dans son discours prononcé à l’occasion de la Conférence des Pays Francophones à Niamey le 17 février 1969.
[3] Le personnage du père Aubergé est interprété par Patrick Bouchitey dans ce film réalisé par Étienne Chatiliez et sorti en 1988.
[4] « Jésus de Nazareth : du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration » (Paris, Flammarion, 2007) ; « Jésus de Nazareth : l’Enfance de Jésus » (Paris, Flammarion, 2012).
[5] Le 12 septembre 2006, le pape Benoît XVI a évoqué lors d’un discours à l’Université de Ratisbonne (sud de l’Allemagne), le rapport entre foi et raison.
[6] « Entretiens avec un musulman », Manuel II Paléologue. (En 1390 ou 1391, lors d’un camp d’hiver forcé à la cour de son suzerain le sultan Bajazet à Ankara, Manuel II Paléologue, empereur byzantin lettré, loge chez un savant musulman venu de Bagdad qui lui demande des précisions sur la doctrine chrétienne. S’ensuit une série d’entretiens au ton vif sur le christianisme et les points qui faisaient difficulté pour un musulman. Manuel a publié ces 26 conversations plus tard, à partir de ses notes.)
[7] Voir à ce propos « Occident et mondialisation », Colloque organisé par la Fondation Res Publica le 21 janvier 2013, avec Pierre Brochand, Régis Debray, Alain Dejammet et Jean-Pierre Chevènement.
[8] « Sociologie du communisme », Tome 1 : L’ « Islam » du XXème siècle, Jules Monnerot (éd. du Trident, 1949).
[9] « L’islam, l’occident et l’avenir », conférence prononcée par Arnold Toynbee en 1947 (éditée en 2013 (éditions des Équateurs).
[10] Le 1er mars 1562, six semaines après l’Édit de Janvier qui a autorisé le culte calviniste à l’extérieur des villes closes, 200 protestants du village de Wassy, en Champagne, qui écoutent un prêche dans une grange, à l’intérieur de la ville close, sont surpris par les soldats de François II de Guise. Sur l’ordre du duc, irrité de cette violation de l’Édit de Janvier, la troupe massacre sauvagement les protestants, faisant une trentaine de morts et une centaine de blessés. C’est le début des guerres de religion qui affecteront la France pendant plus de trente ans.
[11] Nicée II (787), convoqué par l’impératrice Irène contre les iconoclastes. En huit sessions, du 24 septembre au 23 octobre 787, les Pères définirent la légitimité de la vénération des images.
[12] Ni fiction, ni documentaire, « Farrebique », film de Georges Rouquier sorti en 1946, reste une référence incontournable en matière de documentaire sur la paysannerie française pour de nombreux cinéastes et anthropologues.
[13] « Biquefarre » est un film français, mêlant, là encore, réalité et fiction, réalisé en 1983 (sorti en 1984) par Georges Rouquier qui a convaincu les personnes qui avaient joué dans Farrebique de participer au tournage de ce film sur un monde qui a changé et où l’agriculture est en passe de devenir une industrie … ou de disparaître.
[14] « Cosmos, une ontologie matérialiste », Michel Onfray (éd. Flammarion, 2015).
[15] « Le Peintre de la vie moderne » (IX Le dandy), Charles Baudelaire (éd. Calmann Lévy, 1885 (III. L’Art romantique, pp. 91-96).
[16] Ch. Baudelaire, « Fusées », 1867, p. 640 : « La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle que rien, parmi les rêveries sanguinaires… des utopistes, ne pourra être comparé à ces résultats positifs ».
Ch. Baudelaire, « Écrits sur l’art : l’Exposition Universelle de 1855 Beaux-arts. Méthode critique de l’idée moderne du progrès appliquée aux Beaux-arts Déplacement de la vitalité » : « Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel ».
[17] Voir la lettre ouverte de Régis Debray à Hubert Védrine « La France doit quitter l’OTAN », publiée par « Le Monde diplomatique » en mars 2013. La réponse d’Hubert Védrine « L’OTAN, terrain d’influence pour la France », a été publiée en avril 2013.
Le cahier imprimé du colloque « Civilisation, avec ou sans ‘s’? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.