La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite: une « industrie idéologique »

Note de lecture du livre de Pierre Conesa, « Dr. Saoud et Mr Jihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite » (Robert Laffont : 2016), par Baptiste Petitjean, directeur de la Fondation Res Publica.
Pierre Conesa, dans son dernier ouvrage, propose un décryptage inédit de la politique étrangère du Royaume d’Arabie saoudite. Au service d’un projet planétaire de propagation du « salafisme-wahhabisme », cette dernière a également pour objectif de préserver le règne de la maison des Saoud. Néanmoins, la diplomatie religieuse saoudienne s’inscrit dans un contexte de rivalités régionales exacerbées, menaçant de déboucher sur une « guerre de religions » au sein même du monde musulman [1].

Les rouages de la diplomatie religieuse saoudienne
Face à la montée des nationalismes arabes soutenus par l’Union Soviétique et incarnés par le président égyptien Nasser, le Royaume d’Arabie saoudite met en place dès le début des années 60 un système idéologique totalitaire ayant pour double objectif d’assurer la propagation de l’islam dans sa version wahhabite, étroitement liée au salafisme selon Pierre Conesa, et la sauvegarde du règne des Al Saoud, dont « les intérêts […] s’articulent avec ceux de la famille Al-Shaikh d’Abd al-Wahhab, le fondateur du wahhabisme, pour mettre sur pied un projet commun qui aboutira à l’instauration du régime » (page 27). Cette convergence se concrétise avec le pacte du Najd adopté en 1744 : les oulémas de la tribu d’Abd al-Wahhab, les Al-Shaikh, soutiennent le régime, qui en échange s’engage à propager l’islam dans sa version wahhabite. Ainsi on comprend que la diplomatie religieuse nait en même temps que le Royaume. Les chancelleries occidentales y voient quant à elle « la barrière parfaite contre le socialisme » (page 20).

En 1979, année charnière dans le déploiement planétaire de ce système, l’Arabie Saoudite fait l’expérience d’un « polytraumatisme » (page 39): en février, c’est la victoire de révolution chiite en Iran et l’ayatollah Khomeyni s’empare de l’islam politique, de l’anti-impérialisme et de l’antiaméricanisme ; en novembre, c’est l’occupation de la Grande Mosquée de La Mecque par des fondamentalistes islamistes qui secoue le Royaume ; et enfin en décembre l’URSS lance l’invasion de l’Afghanistan, déstabilisant l’allié historique des Etats-Unis depuis le pacte du Quincy de février 1945 qui garantit à la puissance américaine l’accès au pétrole du Royaume, en échange d’une protection militaire de la dynastie des Al Saoud.

Aujourd’hui, il s’agit d’étudier le régime saoudien à la lumière de trois éléments principaux : son rôle dans la propagation d’un islam fondamentaliste, le wahhabisme ; le retour de l’Iran sur la scène régionale et internationale ; et les difficultés internes liées à la crise du prix du pétrole. Les deux derniers aspects expliquent largement qu’au cours des années 2000, « la gestion de la diplomatie religieuse saoudienne [évolue] finalement pour répondre à des défis de stabilité intérieure plutôt que sous la pression internationale » [page 138].

« L’Arabie saoudite a constitué avec le temps une ‘industrie idéologique’, selon l’expression de Kamel Daoud […] entre le puissant soft power à l’américaine et le savoir-faire propagandiste du système communiste » (page 21). En effet, Pierre Conesa montre que la diplomatie religieuse saoudienne est « un hybride du système américain par la multiplicité des mécanismes et l’étroite coopération entre actions publique et privée, mais aussi du système soviétique par son idéologie totalitaire à la fois révolutionnaire et conservatrice [mais toujours adaptable ajoute plus loin Pierre Conesa], portée par un corps de commissaires politiques idéologiquement formés », les oulémas wahhabites (page 98). C’est cette combinaison qui donne au Royaume une capacité d’intervention globale qui correspond à une diplomatie d’influence (soft power, usage sophistiquée de la puissance selon Joseph Nye) financée par les pétrodollars et caractérisée par la mise en place de politiques publiques spécifiques, la création de grandes organisations internationales, et le soutien à différentes ONG, fondations privées, universités et médias traditionnels et nouveaux.

Au cœur du soft power saoudien : la LIM et l’OCI
Le roi Faysal, souhaitant mettre en place la stratégie panislamiste contre le panarabisme, développe la diplomatie religieuse avec l’aide des Frères musulmans réfugiés venus d’Egypte, et crée toute une série de structures nationales et internationales en miroir de celles voulues par Nasser (page 40). Nous retiendrons ici deux institutions qui permettent de mieux cerner la diplomatie d’influence saoudienne : la Ligue Islamique Mondiale (LIM) et l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI). La LIM est une Organisation non gouvernementale (ONG) reconnue par l’ONU et elle est le véritable bras armé de la diplomatie religieuse du royaume : elle vise tout simplement à soutenir l’islam dans la monde, dans sa version wahhabite. Créée en pleine « guerre froide arabe » (page 99), elle est le miroir de la Ligue Arabe mise en place par Nasser en 1956. La LIM est présente dans 120 pays et contrôle 50 grands lieux de culte en Europe, dont la mosquée de Mantes-la-Jolie. Elle joue aussi un rôle consulaire dans les pays où Riyad n’a pas d’ambassade, et peut parfois se substituer, dans les faits, à la diplomatie officielle (page 100). Elle est dotée d’un budget exceptionnel de 5 milliards de dollars par an, chiffre qui grimpe à 7 milliards de dollars en moyenne annuelle en intégrant les dons royaux directs ou les contributions privées, ce qui correspond aux importations saoudiennes d’armement. Pierre Conesa décortique également l’organisation de la LIM et son déploiement à travers le monde : dans tous les pays où la Ligue est présente est créé un Bureau de l’organisation de la Ligue islamique mondiale, habilité à financer des projets de construction de mosquées et des centres islamiques. La LIM, à travers ses différents bureaux, est donc un acteur « qui accompagne les initiatives diplomatiques saoudiennes » (page 107). L’auteur précise qu’en France, pays laïc, « la Ligue profite de l’absence de politique publique pour financer mosquées, écoles et centres culturels » (page 115). Alex Alexiev, chercheur du Center for Security Policy, qualifie le soft power idéologique saoudien de « plus importante campagne de propagande jamais montée dans le monde entier » (page 123).

Quant à l’OCI (devenue Organisation de la Coopération Islamique en 2011), elle est une structure permanente interétatique créée en septembre 69 et qui compte aujourd’hui 57 Etats membres et dispose d’une délégation permanente à l’ONU. Elle est la seule organisation interétatique confessionnelle, et affiche, au rang de ses objectifs principaux, la promotion de la coopération dans les domaines économiques, sociaux, culturels et scientifiques entre les Etats membres (grâce notamment à la Banque islamique de développement, acteur essentiel), mais aussi la sauvegarde des lieux saints de l’islam et le soutien de la cause palestinienne dans le conflit israélo-palestinien.

L’Arabie saoudite, un acteur clé dans la guerre de religions au sein du monde musulman [2]
Pierre Conesa met en parallèle les actions religieuses d’autres grands acteurs comme la Turquie, avec la politique souvent trop vite qualifiée de néo-ottomane d’Erdogan, le Qatar, ses immenses moyens et son action anti-saoudienne, le Pakistan et ses innombrables activistes et enfin l’Iran, puissance chiite régionale incontournable dans la crise syrienne et la lutte contre Daesh. Ces rivalités – prémisses de guerre internes à l’islam, dans lesquelles les pays occidentaux n’ont d’ailleurs aucune légitimité à intervenir – se développent sur des terrains de manœuvre de plus en plus nombreux, on pense évidemment à la guerre au Yémen, où l’Arabie saoudite et l’Iran se mènent une guerre par procuration. Par ailleurs, l’aspect psychologique ne saurait être négligé selon l’auteur : alors que, dans les années 1960, le sentiment d’encerclement pour le régime saoudien venait du triomphe du panarabisme, les soulèvements du Printemps arabe, porteurs d’un effet domino en Egypte, en Syrie, en Tunisie, au Yémen, auxquels il faut ajouter le retour de l’Iran sur la scène régionale et internationale, ont réactivé cette perception. « Les grands équilibres régionaux (ou les grands déséquilibres) ne peuvent plus être gérés sans l’Iran. Riyad a de bonnes raisons de s’inquiéter de la normalisation des relations, difficile mais en cours, entre Washington et Téhéran après la signature de l’accord sur le nucléaire [3]. En effet, celui-ci reconnait à la République islamique le statut de ‘pays du seuil’ » (page 250). Cela conduit Pierre Conesa à conclure que le seul souci « de l’action religieuse de Riyad […] est de ghettoïser la population musulmane partout où cela est possible autour de la conception wahhabite-salafiste de l’islam tout en tentant de contrer une hypothétique influence chiite » (page 221).

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[1] Voir les actes du colloque de la Fondation Res Publica du 31 mars 2014 « Guerres de religions dans le monde musulman ? »
[2] Voir l’étude cartographique commandée par la Fondation Res Publica, « Guerres de religion dans le monde musulman »
[3]Le livre de Pierre Conesa est paru avant l’élection de Donald Trump, qui semblait souhaiter remettre en cause l’accord sur le programme nucléaire iranien.

Pour se procurer le livre > « Dr. Saoud et Mr Jihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite », Pierre Conesa (Robert Laffont : 2016)

Pierre Conesa est membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica.

Conseils de lecture : Arabie Saoudite – L’incontournable, de Jacques-Jocelyn Paul (Riveneuve ; janvier 2016)

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