Synthèse de Jean-Pierre Chevènement

Synthèse de Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « Où va la Turquie? » du 29 mai 2017.

Merci à Didier Billion pour ce très intéressant exposé et, en particulier, pour les suggestions qui le concluent : quatre grands dossiers sur lesquels il me semble que nous pourrions avancer.

Dans l’histoire longue des relations entre l’Europe et la Turquie, l’Europe, c’était la France et les Habsbourg… qui n’avaient pas tout à fait la même politique. Et, pendant la Première guerre mondiale, nous ne nous sommes pas trouvés dans le même camp, ce qui n’empêchait pas des relations privilégiées sur le plan humain.

La relation franco-turque a toujours eu un caractère un peu spécial.

Je souffre un peu de ces propos démagogiques, de ces échanges de noms d’oiseaux quand on évoque la Turquie. Tout cela est excessif et, entre nous, ne doit pas être pris trop au sérieux. Mme Merkel n’a pas répondu à la qualification de « nazie » qui a été appliquée à sa politique, mais l’Allemagne comme les Pays-Bas ont refusé la tenue sur leurs territoires d’un meeting électoral animé par deux ministres turcs. Nous avons une doctrine un peu différente. Il est vrai que la bataille électorale en Turquie a été rude. Elle s’est jouée à un peu plus d’un million de voix et il faut remarquer que M. Erdoğan a gagné ce référendum grâce aux voix des Turcs de l’étranger qui à 60,6 %, en Allemagne en France, en Belgique, aux Pays-Bas, ont voté pour le « oui ». En effet, on peut penser que 3 millions de Turcs – sur les 5 millions qui vivent en Europe – ont voté. Cela a pu faire la différence.

Dans le mouvement long de l’histoire, il ne faut pas s’attarder sur des épisodes qui ne sont pas essentiels. D’autres points de vue sont peut-être plus importants. Je rappelle qu’après la chute de Constantinople, les Turcs sont venus jusqu’à Vienne (Siège de Vienne, 1529), à l’époque de l’Alliance entre François Ier et la Sublime Porte (1536), le souverain de l’Empire ottoman était alors Soliman le Magnifique. Ils sont revenus au siècle suivant (nouveau siège de Vienne, 1683). Le recul de l’Empire Ottoman n’a commencé qu’à la fin du XVIIIème siècle, surtout du fait des Russes qui, ayant pris la Crimée puis les rivages de la Mer Noire, ont repoussé l’Empire ottoman vers le sud. C’est une très vieille histoire. Quand on se promène à Kazan, on est obligé de se souvenir qu’il y a eu un Kahnat de Kazan jusqu’à la prise de la ville par Ivan le Terrible en 1552.
Je pense que nous durcissons à l’excès notre relation avec la Turquie.

Je vois bien le cabri qui saute… mais l’Europe ne sera jamais ce qu’elle rêvait autrefois de devenir. Tout au plus verrons-nous une Europe à cercles concentriques, à géométrie variable, quelque chose en définitive d’assez bancal. Par conséquent, dans la perspective de ces cercles, nous devons essayer de maintenir des relations étroites avec de grands pays comme la Turquie, l’Iran, et, au sud, l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, l’Égypte. Ces pays, qui ont un certain dynamisme économique, démographique, politique, se neutralisent en partie parce que leurs relations sont… moyennes. L’Iran et la Turquie ont la sagesse de ne pas pousser les choses à l’excès mais leurs histoires parallèles, à certains égards, font qu’ils se supportent. Il faudra bien que nous allions vers l’avenir en nous supportant, en faisant même, si possible, mieux que nous supporter.

Turcs et Français ont une conception de la laïcité très différente. La laïcité française, souvent mal expliquée, est faite, en réalité, de tolérance et d’émancipation. La laïcité turque est davantage, me semble-t-il, une laïcité de contrôle de la religion, une laïcité réglementaire. Le ministère turc des Affaires religieuses, non seulement nomme les imams mais écrit leur prône du vendredi. Nous n’en sommes pas là en France !

Aujourd’hui la Turquie est en position de faiblesse parce que l’affaire syrienne lui a fait découvrir ses propres fragilités, notamment avec les Kurdes, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et l’YPG (Unités de protection du peuple) dans la bande frontalière qui côtoie les zones kurdes au sud de la Turquie. Il y a là pour la Turquie un problème majeur. Je n’ai jamais été partisan, pour ma part, d’exciter les Kurdes en esquissant la possibilité d’un grand État kurde au Moyen-Orient. On en avait rêvé au moment du traité de Sèvres (10 août 1920) mais les Kurdes, qui n’avaient pas lu le traité, ne s’étaient pas emparés de l’État qu’on leur offrait. Et peut-être est-ce mieux ainsi. En effet, les Kurdes étant répartis entre quatre pays, si on veut ouvrir une guerre de cent ans autour de cette affaire, il n’y a pas plus sûr moyen que de redessiner complètement la carte du Moyen-Orient, remettant en cause l’intégrité territoriale des pays de la région. Je juge préférable de s’orienter vers des formules d’autonomie poussée, comme en Irak, ou moins poussée, sous forme d’une autonomie culturelle, comme ce pourrait être le cas en Turquie (c’était d’ailleurs le cas jusqu’en 2013). Voilà quelque chose sur quoi on serait bien inspiré d’avoir les idées claires, ce qui n’a pas toujours été le cas ! J’ai fait jadis partie du même gouvernement que Bernard Kouchner : je peux vous dire que ce n’était pas facile… d’autant que j’avais déjà les mêmes idées qu’aujourd’hui et que Bernard Kouchner – on ne peut pas lui retirer le mérite de la continuité – avait déjà ses propres visées.

L’aspect culturel mérite qu’on y réfléchisse. Il est vrai que nous n’appartenons pas tout à fait à la même aire culturelle. Pour autant, cela ne nous empêche pas d’avoir des échanges. Au contraire. Et c’est ce qu’il faut bien comprendre.

Que va devenir le régime de M. Erdoğan ? Va-t-il tendre vers l’islamisme ? Va-t-il sortir de la laïcité qui, même à la mode turque, nous intéresse ? Si la Turquie venait à s’ériger en grand pays islamiste ayant vocation à intervenir dans tous les pays qui pourraient basculer dans ce sens, nous aurions des raisons de nous inquiéter car l’un des grands défis du monde à venir est de trouver un équilibre, un dialogue, une compréhension. La Turquie a un rôle éminent à jouer et pourrait être un môle de raison et de progrès pour tous les pays de la rive sud de la Méditerranée, de l’Afrique, du Moyen-Orient, du monde arabo-musulman. La politique de M. Erdoğan nous conduit-elle dans cette direction ?

J’ai posé quelques problèmes d’ordre géopolitique sur l’avenir de l’Europe, l’avenir de l’islamisme et le rôle de la Turquie, le contenu du dialogue entre l’Europe et la Turquie.

Je pense que l’union douanière, qui est un fait acquis, doit être modernisée, c’est très important, voire vital pour la Turquie.

L’énergie ne doit pas être abordée sous un ange concurrentiel avec la Russie qui a aussi ses oléoducs et ses gazoducs, l’un d’entre eux, le Blue Stream, traversant d’ailleurs la Mer Noire (On a renoncé au South Stream, au grand dam des Italiens, pour doubler la capacité du North Stream, comme le souhaitaient nos amis allemands…).

Il se passe quand même un certain nombre de choses qu’il faut regarder de près. J’ai voulu poser ces questions parce qu’on n’a pas l’habitude de se projeter à dix, quinze ou vingt ans sur ces sujets. Pourtant il le faut, il faut voir ce que la Turquie et l’Europe ont en commun car nous pouvons travailler efficacement sur beaucoup de dossiers comme la stabilité du Moyen-Orient. C’est pourquoi il faut essayer de faire baisser la tension d’un cran.

Je ne participerai pas à ces campagnes systématiquement antiturques, pas plus qu’aux campagnes antirusses, tout aussi stupides. Essayons de ramener un peu de raison dans les relations internationales.

Il faut aussi analyser les raisons pour lesquelles M. Erdoğan a voulu présidentialiser son régime au détriment du Parlement et du pouvoir judiciaire. C’est qu’il sent que sa base est quand même, non pas fragile mais hétérogène, tant au niveau sociologique qu’au niveau ethnico-culturel. Le problème kurde, le problème alevi etc. sont des réalités qu’il serait stupide et contreproductif de vouloir utiliser contre la Turquie. Privilégions plutôt les facteurs d’intérêt commun pour essayer de penser à un peu plus long terme.

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Le cahier imprimé du colloque « Où va la Turquie? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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