Débat final

Débat final du colloque « Où va la Turquie? » du 29 mai 2017.

Jacques Warin
Je voudrais d’abord abonder dans le sens de la dernière intervention de M. Billion et, à ce propos, poser une question qu’il n’a pas soulevée et à laquelle j’aimerais que tous nous concourions à répondre.

En tant qu’ancien diplomate français, qui ai vécu cette carrière pendant quarante ans, je considère que le fait que la Turquie ait été laissée à la porte de la Communauté économique européenne (CEE) pendant quarante ans (elle était éligible depuis 1963 et sa candidature a été reposée en 2005 seulement) est un véritable scandale. Et je considère comme particulièrement regrettable qu’un ancien Président de la République française, dont vous avez cité le nom, ait été le responsable de la brutalité avec laquelle il a été mis fin aux derniers espoirs que nourrissait une Turquie qui n’était pas encore dans l’évolution anti-démocratique qu’elle a suivie depuis et à laquelle, peut-être, ce refus de l’Union européenne a contribué.

Si nous pensons aux raisons qui ont fait que pendant quarante ans la Turquie a reçu un « niet » de la Communauté européenne, il y a deux raisons profondes.

La première est une raison politique : la Turquie n’était pas considérée par les pères fondateurs, par les gouvernements de l’Union européenne, comme un pays démocratique parce qu’elle était toujours sous la menace d’un coup d’État (deux coups d’État particulièrement sanglants ont eu lieu en 1960 et 1980) et que ceci ne contribuait pas à renforcer l’idée que la Turquie pouvait devenir un partenaire de pays qui se veulent tous démocratiques et responsables des droits de l’homme.

La deuxième raison, plus honteuse, c’est que, sans vouloir se l’avouer, beaucoup de pays membres de l’Union européenne craignaient l’intégration d’un très grand pays musulman (80 millions d’habitants aujourd’hui) au sein de l’Union européenne compte tenu des fortes minorités musulmanes déjà entrées dans un grand nombre de nos pays.

Mais, en réalité, il y avait une raison profonde. En 1980, avant ce qui s’est passé en Iran avec l’installation du régime des ayatollahs, avant l’installation d’un régime islamiste très dur au Soudan, avant les menées islamistes de l’Égypte, on pouvait espérer que la Turquie, grand pays musulman et laïque – je rappelle qu’il avait adopté la politique très laïque de Kemal Atatürk – pouvait servir de contrefeu à cette menace que certains voyaient venir, au-delà des frontières de l’Iran, de l’Arabie saoudite, à la fois du monde sunnite et chiite qui commençait à s’agiter et qui pouvait prendre appui sur les minorités musulmanes de l’Europe. Il y avait donc cette idée d’instituer un contrefeu, c’était là une raison profonde d’insérer un pays musulman mais laïque dans notre Union politique européenne fondée sur le respect de certaines valeurs mais non sur une religion, qu’elle soit judéo-chrétienne ou musulmane.

La question que je pose maintenant – et que vous n’avez pas posée – porte sur l’intérêt que nous aurions aujourd’hui à voir entrer la Turquie dans une Union européenne qui vient de perdre un de ses membres les plus importants (quoi qu’on pense du Royaume-Uni, je considère comme une catastrophe que nous n’ayons plus aujourd’hui les Anglais avec nous). L’Union Européenne, qui se recentre, a-t-elle besoin de la Turquie ? Je n’ai pas à résoudre la question, bien entendu. Mais la Turquie a profondément changé, elle est de moins en moins laïque, elle est de plus en plus islamique, ou islamiste. Le Président Erdoğan est un compère dont nous n’avons peut-être pas envie d’imiter les exploits dans l’Europe démocratique d’Angela Merkel, d’Emmanuel Macron…

Didier Billion
… et de Viktor Orbán …

Jacques Warin
Pouvons-nous compter aujourd’hui sur la Turquie comme étant un apport à l’Union européenne ? Je le souhaiterais, bien sûr, mais le contexte a changé.

Didier Billion
Je ne poserais pas la question de la même façon même si je suis d’accord avec le tableau que vous brossez. La question que vous posez – A-t-on aujourd’hui intérêt à intégrer la Turquie au sein de l’Union européenne ? – en présuppose une autre : quelle Union européenne voulons-nous ?

Aujourd’hui, il apparaît évident que l’Union européenne telle qu’elle a prétendu se construire depuis quelques décennies est morte. Il va donc falloir réinventer un nouveau mode de fonctionnement et surtout de nouveaux objectifs. Tous ceux qui avaient la vision d’une Europe fédérale ont l’histoire derrière eux. Il est nécessaire de refonder, de reconstruire, d’inventer une nouvelle Europe. Ce sera difficile car les dossiers sont extrêmement compliqués.

Je vous répondrai sur un aspect. Passionné par les relations internationales, sans doute par déformation professionnelle, je ne pense pas que nous puissions construire quelque entité politique que ce soit si nous n’avons pas la volonté de peser sereinement, positivement, pacifiquement, sur notre environnement géopolitique au sens large du terme. De ce point de vue, schématiquement, la question à poser – qu’il faudrait ensuite décliner – est celle qui permet de savoir si, avec la Turquie, nous serions, oui ou non, plus aptes à peser sur les évolutions régionales et internationales ?

Janna Jabbour nous a fait un brillant exposé, en particulier sur la phase des relations entre la Turquie et la Syrie. J’ai entendu beaucoup de critiques à l’égard de la politique turque sur le dossier syrien… mais la France avait la même politique ! J’ai entendu les ministres des Affaires étrangères français, M. Juppé puis M. Fabius, nous expliquer, comme leur homologue M. Davutoğlu, que Bachar Al-Assad n’en avait plus que pour quelques semaines… Six ans plus tard, Bachar Al-Assad, bien que considérablement affaibli, est toujours là ! C’est, de mon point de vue, fondamentalement un problème d’orientation politique dont nous devons traiter et non une opposition entre les points de vue turc et européen.

Autre exemple dans l’histoire récente : en 2003, la France menait un combat de principe contre l’unilatéralisme américain à propos de l’invasion de l’Irak dont on mesure quotidiennement les conséquences dramatiques sur toute la région. Il faut se souvenir qu’à l’époque, la Turquie, non sans contradictions, avait refusé d’accéder à la demande de l’ineffable George Bush qui souhaitait déployer 62 000 GI’s sur le sol turc pour attaquer l’Irak par le nord. Nous menions alors le même combat ! Bien que n’ayant jamais été chiraquien, je me sentis, comme beaucoup à l’époque, en phase avec la politique initiée par le président sur ce dossier – parce que c’était une position de principe et que c’est la fierté de notre pays d’avoir mené ce combat – je déplore que, fait troublant, le gouvernement qui, à l’époque, avait envoyé des émissaires à Moscou et à Berlin – c’était parfaitement justifié pour tenter de solidifier ce front anti-guerre unilatéraliste – n’en ait pas envoyé de même niveau à Ankara alors que la Turquie se trouvait aux premières loges ! Toujours ce « deux poids deux mesures »…

Je pense que rien n’est jamais écrit à l’avance. Notre responsabilité est de refonder, de formuler des propositions, de nous doter d’un nouveau logiciel qui consiste à considérer que ce qui se passe en Syrie, en Irak, en Iran, nous concerne directement, au premier plan, et que, par conséquent, la Turquie peut nous être utile et nous pouvons être utiles à la Turquie. C’est une relation complémentaire et dialectique. C’est un débat fondamentalement politique qui se décline bien sûr par le biais des États-nations, avec des discussions entre Turcs et Français, Turcs et Allemands… Mais ce sont surtout des questions d’orientation et, en réalité, sur beaucoup de dossiers, je pense que nous avons en fait plus de convergences – encore faut-il les construire – que de divergences.

Jean-Pierre Chevènement
Comme Didier Billion vient de le rappeler, la politique est l’art de gérer avec le souci de la réciprocité et du maintien d’un certain équilibre.

De ce point de vue-là, je dirai à Jacques Warin qu’il n’est pas justifié de faire repentance par rapport aux décisions prises il y a très longtemps par des cénacles européens sur lesquels nous n’avions que peu de prises. Chacun sait que l’Europe est malade, très malade même, de son élargissement précipité. On peut continuer. Pourquoi ne pas aller jusqu’au Pacifique ? En retenant les critères de Copenhague, on pourrait considérer que la Corée du sud – pays démocratique – est un pays acceptable ! Tant de repentance fait que non seulement la France serait coupable en tant qu’État (mea culpa…) mais elle le serait encore à travers l’Europe (… mea maxima culpa). Tout cela, à mon avis, n’est pas justifié.

Regardons ce que sont les intérêts concrets. L’islamisme radical est un problème que nous avons devant nous. Je ne dirai pas, comme le général Petraeus, que c’est « une guerre perpétuelle » mais c’est peut-être une guerre de cent ans. Donc, essayons de créer une vaste alliance avec les pays musulmans pour faire reculer ce monstre et de raccourcir le terme…

Ariane Bonzon
Ma première question ira dans votre sens, M. Chevènement. M. Billion a expliqué qu’au fond la France avait la même politique que la Turquie vis-à-vis de la Syrie… à un gros détail près, c’est que la Turquie a quand même essayé d’instrumentaliser Daech contre le PKK, en laissant croître Daech, en devenant sa base arrière et en faisant de la Turquie l’autoroute du jihad. Je voudrais savoir en quoi la Turquie est aujourd’hui un allié fiable dans la lutte contre Daech et si la coopération sécuritaire fonctionne bien.

Ma seconde question s’adresse à M. Zarcone, qui a fait un exposé passionnant. En sait-il un peu plus sur le coup d’État raté ? La version officielle, souvent contestée, lui semble-t-elle plausible ? Dispose-t-il d’autres éléments ?

Jana Jabbour
Il faut distinguer deux périodes dans la politique turque vis-à-vis de Daech.

La première période va de septembre 2011 à fin 2013. En fait, à partir du moment où la Turquie a pris la décision de renverser Bachar Al-Assad, les Turcs ont pensé qu’on pouvait instrumentaliser Daech et s’appuyer sur ce mouvement pour faire d’une pierre deux coups : renverser Al-Assad et contenir l’expansion des Kurdes. Le raisonnement turc, à l’époque, était le suivant : Il n’y a absolument aucune connivence idéologique entre l’islam turc et le mouvement radical de Daech mais ce mouvement pourrait nous servir. L’idée était aussi que Bachar Al-Assad partirait tôt ou tard, et que, une fois qu’il serait renversé, il serait facile de se débarrasser de Daech qui n’est que l’instrument de la politique turque : Nous avons créé Daech, nous avons contribué à son expansion et ce mouvement va donc disparaître une fois que nous n’en aurons plus besoin.

Or – naïveté de leur part ? – les Turcs découvrent avec stupeur en janvier 2014 que Daech est un monstre qui échappe à leur contrôle. En janvier 2014, Daech prend en otages 49 diplomates dans le consulat turc à Mossoul. Et, à partir de 2014, on perçoit une volonté réelle de la part des Turcs de se débarrasser de Daech, en tout cas de limiter sa marge de manœuvre en Syrie. Ceci pour deux raisons :

D’une part Daech a démontré non seulement qu’il est un monstre mais qu’il est un monstre efficace en ce sens qu’il mène des attentats terroristes particulièrement sanglants en Turquie, le dernier en date ayant visé la célèbre boîte de nuit, la Reina, à Istanbul, le Jour de l’An.

Les Turcs ont aussi découvert que l’expansion de Daech entraîne une radicalisation de l’islam à l’intérieur de la Turquie. Aujourd’hui, des cellules de citoyens turcs se radicalisent de plus en plus et décident de rejoindre Daech pour faire le Jihad. C’est un phénomène tout fait nouveau en Turquie. Par exemple, une de ces cellules, dans la ville d’Adıyaman, à la frontière entre la Turquie et la Russie, est exclusivement composée de Turcs djihadistes. Cela fait peur à l’AKP parce que ce n’est pas sa version de l’islam, ce n’est pas sa compréhension de l’islam.

Donc, aujourd’hui, il y a une volonté turque sincère, authentique, de lutter contre Daech et je pense que l’Europe doit saisir ce momentum-là.

Jean-Pierre Chevènement
Une autre question portait sur le coup d’État. Je pense que ce coup d’État n’a pas été manigancé par Erdoğan. Il y a des limites à ne pas franchir et il faut savoir condamner ce coup d’État, même si on peut considérer que 150 journalistes en prison – ai-je lu – soit le tiers de tous les journalistes emprisonnés dans le monde, c’est quand même beaucoup…

Thierry Zarcone
Vous vous doutez bien qu’il n’est pas facile de savoir exactement ce qui s’est passé. Mes sources sont à la fois une analyse idéologique de la situation et la presse, surtout les articles des journalistes d’investigation dont certains travaillent sur ces courants depuis presque trente ans…

En fait, il semblerait qu’il y ait eu une union de personnes, d’organisations, de groupes opposés à M Erdoğan pour de multiples raisons. Certainement des membres de la communauté (pas la communauté dans son ensemble, sans doute pas dirigés depuis la Pennsylvanie), des groupes qui se seraient autonomisés. Également d’anciens kémalistes, peut-être des nationalistes parmi ceux qui se sont ralliés ensuite à l’AKP… Donc un mélange qui n’a pas réussi à rallier d’autres éléments forts, les forces armées. Dans un second temps, ce coup d’État aurait peut-être été repéré par les services secrets turcs qui en auraient informé le Président et d’autres. Peut-être y aurait-il eu dans les derniers moments, une récupération : on aurait un peu « surfé » sur le mouvement. La lecture de la presse ne nous renseigne pas plus parce qu’on sait qu’on nous jette un grand nombre de fausses informations, de faux témoignages, de faux militaires interrogés… Ce n’est pas facile mais voilà ce qu’on peut arriver à apprendre, en attendant peut-être de nouveaux témoignages…

Jean-Pierre Chevènement
Je pense qu’il ne faut pas non plus sous-estimer la part de la bêtise, toujours très importante dans les choses humaines. Les auteurs du putsch se sont pris les pieds dans le tapis et, maintenant, R. T. Erdoğan exploite ce coup d’État pour réprimer plus que de raison enseignants, juges, journalistes, militaires. L’intérêt même de la Turquie serait qu’il modère cette répression qui peut être justifiée s’agissant de ceux qui ont fomenté directement le coup d’État. La société civile est bien placée pour prendre des positions claires à ce sujet. Les États, quant à eux, sont tenus à une discipline plus stricte, à la règle de la non-ingérence, jusqu’à un certain point, bien entendu.

Dans la salle
Il a été dit que la Turquie cherchait à laver un affront et à redevenir un pays qui comptait et pesait sur le plan international. En effet, un pays a besoin de défendre son honneur mais aujourd’hui un pays a besoin aussi d’exister sur le plan économique (croissance etc.). Or, certains avantages économiques, certains contrats, sont subordonnés à des conditions un peu humiliantes imposées par des pays plus puissants. Par exemple, si la Turquie entre dans l’Union européenne, elle bénéficiera certes beaucoup d’avantages économiques et sociaux, y compris du point de vue des visas pour ses citoyens mais, par contre, elle aura sans doute à accepter des modifications de ses règles, peut-être de sa constitution et de ses lois qui peuvent être vues comme une ingérence dans la souveraineté du pays. De ce point de vue, je trouve que la manière dont la Turquie gère la crise des migrants et impose ses conditions à Mme Merkel et à l’Union Européenne permet de laver l’affront bien mieux que de rentrer dans l’Union européenne.

Comment la Turquie peut-elle concilier les deux aspects, économique et politique ?

Deniz Akagül
Vous parlez de deux types de rationalités différentes. La rationalité économique, dans les relations internationales, consiste à obtenir un gain. Lorsqu’il y a un gain pour les deux parties, on coopère. Mais selon la rationalité politique, on ne se demande plus si on gagne mais qui gagne le plus parce que celui qui gagne le plus va monter dans l’échelle de puissance et donc dégrader la position de celui qui obtient moins.

Je n’ai pas très bien compris pourquoi la Turquie renoncerait à des positions politiques. En effet, un pays qui demande à adhérer à l’Union européenne connaît les conditions de l’intégration économique et politique. L’Union européenne est une institution supranationale, non une institution internationale. Par conséquent, quand on y entre, on transfère des pouvoirs, des souverainetés, à un niveau supranational. Ces transferts sont d’ailleurs critiqués aussi en Europe occidentale. On a transféré des pouvoirs à Bruxelles sur des points qu’on ne pouvait pas faire admettre démocratiquement sur le plan national. J’observe que ceux qui disent : « C’est la faute à Bruxelles ! », sont les mêmes hommes politiques qui ont transféré tous ces pouvoirs !

Si la Turquie a demandé à intégrer l’Union européenne, elle n’a donc pas à se poser de question sur les pouvoirs qui seraient transférés puisqu’elle les connaît d’avance.

Jean-Pierre Chevènement
À propos de l’idée qu’il faudrait « laver l’affront » parce que, historiquement, on a été humilié, je pense que le discours sur la puissance de l’humiliation et du ressentiment dans les relations internationales a quand même ses limites. En effet, tous les États ont plus ou moins ressenti des désirs de revanche. C’était déjà le désir de Hitler après le traité de Versailles, qui ne méritait pas tout le mal qu’on en a dit, parce qu’il fallait bien régler certains problèmes (la Pologne, la Tchécoslovaquie etc.).

Sur le plan économique, la Turquie a quand même valorisé son avantage comparatif et son PIB a été triplé en l’espace de quinze ans … Sa réussite actuelle doit lui permettre de relativiser les déboires anciens de l’Empire ottoman finissant.

Deniz Akagül
La Turquie a triplé son PIB, certes mais en dollars courants. Le PIB par habitant est passé de 3500 dollars à 10 000 dollars entre 2002 et 2008 et, depuis, il tourne autour de 10 000 dollars (19 000 dollars en PPA), enregistrant même une légère baisse. Ce sont quand même des performances tout à fait remarquables. Peu de pays européens ont connu une croissance aussi rapide.

Dans la salle
Vous avez évoqué le nombre de journalistes emprisonnés en Turquie. Les intellectuels ont peur en Turquie, ils hésitent même à s’exprimer par téléphone. Les alevis ont peur. Ces gens se tournent vers les Européens. Que vont-ils devenir dans la Turquie actuelle ? Que pouvons-nous faire pour eux ? J’enseigne à Sciences Po et je souffre de voir ces intellectuels emprisonnés pour avoir simplement signé une pétition.

Jean-Pierre Chevènement
Je vous remercie, Madame, de votre question.
L’attitude que j’ai adoptée, comme la plupart des intervenants, c’est de partir des intérêts de la Turquie. L’intérêt de la Turquie est de se rapprocher de l’Europe, en tout cas de maintenir avec l’Europe des relations quand même plus profitables qu’avec les pays du Moyen-Orient, surtout dans la situation où ils sont. Par conséquent, l’intérêt bien compris de la Turquie serait de ne pas persévérer dans cette orientation et de libérer un certain nombre de gens qui n’ont pas été les auteurs du coup d’État et de faire en sorte que ce qui pourrait constituer un grave écueil dans les relations turco-européennes puisse être levé. C’est un avis que j’émets. Mais ça n’interdit pas les prises de positions de citoyens et citoyennes comme vous.

Même intervenant dans la salle
Vous n’ignorez pas qu’un journaliste français, Mathias Depardon, est actuellement emprisonné en Turquie [1]. Il y a eu des manifestations devant le consulat turc à Paris. On ne peut pas faire un colloque sur la Turquie sans évoquer ce sujet. Nous avons une responsabilité en tant qu’intellectuels.

Didier Billion
Vous dites que la Turquie a peur. C’est partiellement vrai. Une de mes amis proches, Kadri Gürsel, journaliste au quotidien Cumhuriyet est actuellement emprisonné, accusé de complicité avec des organisations terroristes, ce qui est évidemment un montage grossier. Des centaines de citoyens se trouvent dans la même situation, cela induit incontestablement un climat politique exécrable. Mais la dernière consultation référendaire, au mois d’avril 2017, en dépit de probables fraudes, a montré qu’une partie de la Turquie se reconnaît toujours aujourd’hui dans l’AKP et Erdoğan. Ce constat ne justifie aucunement la fuite en avant liberticide, qui est condamnable. La réalité est complexe et l’AKP possède encore une base sociale et une base électorale. Je fais néanmoins le pari que ce parti a « mangé son pain blanc » et que les difficultés vont commencer, au niveau économique, cela a été évoqué, mais aussi au niveau politique. Probablement, à une échéance que j’ignore, y aura-t-il une scission dans l’AKP et la création d’un nouveau parti. Nous ne sommes pas comptables des modalités que cela prendra, ce sont les citoyens turcs les plus courageux, les plus engagés, qui prendront leurs responsabilités.

Comme vous, je pense qu’on ne peut pas laisser les choses ainsi. En même temps – c’est ce que j’ai essayé de démontrer – par leur stupidité, les Européens n’ont plus aujourd’hui aucun moyen de pression, aucun levier. Erdoğan, comme tout autre, comprend parfaitement le rapport de force, mais nous n’avons pas les moyens actuellement d’en instaurer un, respectueux de la souveraineté de la Turquie, parce que, par notre politique, par nos imbécillités récurrentes, nous nous sommes empêchés de nous doter de ce levier, voire d’imposer des conditionnalités. La situation est donc difficile, notamment pour l’état des libertés publiques.

Sur la question kurde, je suis, depuis fort longtemps, d’accord avec Jean-Pierre Chevènement.

Je considère que le PKK est une organisation terroriste, mais le HDP (Parti démocratique des peuples), dont on sait très bien qu’il a des liens avec le PKK, est néanmoins un parti parlementaire, légal, et je condamne sans ambigüités l’emprisonnement de douze de ses députés (dont ses deux co-présidents).

Jean-Pierre Chevènement
Chacun a compris qu’il y a une distinction à opérer entre la société civile, ses prises de position, et la diplomatie d’un État qui doit toujours se fonder sur des éléments objectifs, réels, pour faire comprendre à un partenaire, en l’occurrence la Turquie, un pays ami avec lequel nous avons des relations anciennes, que son intérêt est de ne pas persévérer dans cette voie.

Merci à tous nos intervenants qui ont été très brillants sur un sujet que nous avons été heureux de découvrir avec eux.

—–
[1] Mathias Depardon est rentré en France le 9 juin (une dizaine de jours après la tenue de ce colloque). Emmanuel Macron, qui a discuté, par deux fois, de sa situation avec son homologue turc, Recep Tayyip Erdoğan, avait explicitement demandé, le 3 juin, sa libération « le plus vite possible ».

Le cahier imprimé du colloque « Où va la Turquie? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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