Une tribune de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica et Patrick Quinqueton, conseiller d’Etat, ancien inspecteur du travail, parue dans Le Monde, édition des 23 et 24 juillet 2017.
Inspirons-nous du modèle allemand en améliorant la participation des salariés aux processus de décision économique.
Cette mutation prend acte du passage d’un capitalisme » fordiste » national à un capitalisme financier mondialisé beaucoup plus fluide, soumis à la pression des fonds » activistes » et aboutissant à la segmentation internationale de la production. Cette mutation ne sera supportable qu’en l’absence d’un nouveau choc économique qui ferait s’écraser le nouveau régime du droit du travail. Les employeurs ne sauront, aussi bien, pas forcément anticiper l’évolution de leurs marchés. Pour dynamiser et rendre cette réforme efficiente, les ordonnances doivent prévoir une nouvelle distribution du pouvoir au sein de l’entreprise. La prépondérance du pouvoir des actionnaires n’est pas tenable sur le long terme. Il faut penser une réforme du statut de l’entreprise faisant leur place aux salariés et aux acteurs de long terme.
La réforme du droit du travail doit donner aux entreprises de notre pays et à leurs salariés le dynamisme et l’énergie pour réussir, alors même que les atouts scientifiques, technologiques et la capacité de travail et d’initiative ne manquent pas dans notre pays. Est-ce là la manifestation d’un gauchisme récurrent ? Il suffit de franchir le Rhin pour se convaincre du contraire. Pourquoi ne pas regarder avec plus d’attention, et dans la durée, les atouts que la République fédérale d’Allemagne tire de la mise en place de la » codétermination » (Mitbestimmung) ? C’est sous l’autorité et la responsabilité des chanceliers Konrad Adenauer puis Helmut Schmidt que s’est organisée cette participation des salariés aux processus de décision économique, par les lois du 21 mai 1951 puis du 1er juillet 1976. Dans les entreprises allemandes de plus de cinq cents salariés, les travailleurs sont représentés au conseil de surveillance à raison du tiers de ses membres et, dans celles de plus de deux mille salariés, à raison de la moitié. Bien sûr, la codétermination ne fonctionne pas parfaitement, et loin de là car, comme toute obligation, celle-ci, qui figure dans le droit des sociétés, connaît des -stratégies de contournement. Mais ce sont plusieurs milliers d’entreprises qui ont, en Allemagne, une organisation dans laquelle les représentants des salariés ont à connaître les stratégies de développement de ces mêmes entreprises, et un pouvoir susceptible d’influer sur les décisions.
Par ailleurs, la constitution sociale de l’entreprise qui résulte de la loi de 1952 (révisée en 1972 et en 1976) prévoit la mise en place d’un conseil d’entreprise ayant certaines compétences égales à celles du comité d’entreprise et des délégués du personnel en France, mais qui est présidé par un représentant des salariés. En outre, un syndicalisme puissant a le monopole de la négociation des salaires, dès lors que lui est reconnu, par sa puissance même, fondement de sa représentativité, la » capacité à négocier les salaires « .
La codétermination allemande n’est pas du tout fondée sur un dialogue calme et serein, mais sur la confrontation d’idées et de réalités économiques sur lesquelles employeurs et salariés cherchent des compromis dynamiques. La loi » Hartz IV « , à l’initiative du chancelier Gerhard Schrö-der, avec ses emplois à un euro ou sa remise en question des allocations de chômage, n’est sans doute pas ce qui mérite le plus d’attention de ce côté-ci du Rhin. Les courbes démo-graphiques très différentes de la France et de l’Allemagne -conduisent naturellement les Français à s’inquiéter davantage de l’entrée des jeunes sur le marché du travail, et les Allemands du financement des retraites. Si l’Allemagne réussit, ce n’est pas principalement parce que son économie a été flexibilisée mais parce qu’elle a été organisée sur la base d’une anticipation partagée des perspectives de développement de l’entreprise.
Portes entrouvertes
Des avancées timides ont déjà été faites dans notre pays, qu’il ne faut pas laisser retomber. Bien sûr, la présence d’administrateurs salariés a été prévue par les lois de nationalisation qui ont correspondu à certains moments de l’histoire de notre pays. Mais l’érosion de la sphère publique dans l’économie mondialisée ne permet plus de s’appuyer principalement sur ce modèle. Plus récemment, la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 a généralisé à toutes les grandes entreprises la représentation des salariés dans les conseils d’administration et de surveillance, et la loi n° 2015-994 du 17 août 2015 l’a étendue aux entreprises et groupes d’entreprise de plus petite taille. L’article L.225-27-1 du code de commerce fixe deux seuils pour la représentation des salariés au conseil d’administration, dans une proportion de deux à quatre, variant avec l’effectif : celui de mille salariés permanents dans la société et ses filiales situées sur le territoire français ; celui de cinq mille salariés permanents dans celles situées en France ou à l’étranger. Ce second seuil est celui qui joue le plus car les sociétés françaises sont largement internationalisées. Des portes ont été ouvertes, mais de manière timide. La formation des administrateurs syndicaux commence à se développer. Il est important de la soutenir.
Le projet de loi d’habilitation du gouvernement prévoit, dans le 4° de l’article 2, que soient améliorées » les conditions de représentation et de participation des salariés dans les organes d’administration et de surveillance des sociétés dont l’effectif dépasse certains seuils « . Et si nous passions à la vitesse supérieure ? Et si nous utilisions avec audace cette ouverture pour préciser des conditions analogues à celles qui prévalent en Allemagne ? Nous fonderions alors un véritable système de codétermination à la française. La réforme du code du travail trouverait un sens » progressiste » si elle permettait un rééquilibrage des pouvoirs entre les actionnaires et les salariés au sein même de l’entreprise. Nous savons bien que la tradition française en matière de relations sociales, née de la charte d’Amiens et d’une conception de la négociation fondée sur l’irréductible opposition des classes, s’oppose à l’idée de la cogestion et de la codétermination. Mais il faut le reconnaître aujourd’hui : cette idéologie est dépassée. Personne n’envisage plus un retour à la planification car le système capitaliste a profondément muté.
L’Allemagne a démontré la preuve de l’intérêt d’une gestion définie en commun par les représentants des entreprises et de leur personnel. Le renforcement du pouvoir des salariés dans l’entreprise serait un puissant correctif de l’assouplissement prévu de la législation du travail. Au moment où les » réformes » sont réclamées par le FMI, la Commission européenne et le patronat, sachons emprunter à l’Allemagne non pas seulement l’ordolibéralisme, mais aussi une conception des relations sociales qui a été, et reste, le fondement de sa réussite. Bref, allons dans le sens de ce qui marche.
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