Vers un monde hyper-industriel?

Note de lecture de l’ouvrage de Pierre Veltz, « La société hyper-industrielle – Le nouveau capitalisme productif » (Le Seuil, 2017), par Baptiste Petitean, directeur de la Fondation Res Publica.

Dans la perspective d’une série de travaux sur le thème des effets économiques et sociaux de la révolution numérique, la Fondation Res Publica recommande la lecture du dernier livre de Pierre Veltz. L’auteur, ingénieur et sociologue, présente une nouvelle configuration de la mondialisation fondée sur l’avènement d’un capitalisme non pas post-industriel mais hyper-industriel, et s’attaque, optimiste, aux idées reçues sur le déclin du site productif français.

Le rôle de la transition numérique dans la convergence entre industrie et services.
L’analyse traditionnelle de la désindustrialisation française s’appuie sur une distinction nette entre l’industrie et les services. Mais lorsqu’il observe la VA (« la valeur ajoutée », c’est-à-dire la part de l’industrie dans le PIB), Pierre Veltz refuse de relayer le chiffre bien connu de 10% en 2016 (contre 25% dans les années 60) car il n’intègre pas les services fortement industrialisés proches du monde manufacturier et liés à la transition numérique, comme les entreprises de réseaux ou les services urbains (traitement des déchets, réseaux de transport…), des secteurs très bien représentés en France. La VA de cet ensemble industrie manufacturière + services industrialisés est stable en France depuis 1975, se situant autour de 30% du PIB. Avec la généralisation de l’orientation « servicielle » de l’industrie, accélérée par les nouvelles technologies du numérique, l’on peut penser que ce chiffre ne va guère changer dans les prochaines années. On apprend également que 83% des entreprises classées « industrielles » vendent en partie des services, 26% d’entre elles ne vendant même que des services. Quant à la balance commerciale, elle est un indicateur qui ne prend pas uniquement en compte le commerce des biens physiques, contrairement à ce qu’il est intuitif et commun de penser : 75% des exportations françaises sont, certes, composées de biens manufacturés, mais la valeur ajoutée manufacturière nationale représente seulement 40% de ces biens, la valeur restante correspondant aux composants et services achetés à l’étranger (25%) et aux services professionnels achetés sur le marché national (35%).

Parce qu’elle modifie les manières de produire, de consommer et de communiquer, la révolution numérique achève de brouiller la frontière entre l’industrie et les services car elle renvoie à « la mise en réseaux des machines entre elles, des machines et des hommes, et des hommes entre eux » (page 42). En effet, la transformation majeure induite par le numérique ne réside pas, écrit Pierre Veltz, dans « l’automatisation des tâches, mais [dans] l’augmentation de la connectivité ». Ainsi, la société hyper-industrielle n’est rien d’autre que la réunion des acteurs de l’industrie manufacturière, des services, et du numérique dans un même ensemble hyper-connecté.

La « mondialisation à haute résolution » et son impact sur la géographie économique mondiale.
Cette combinaison hyper-industrielle se prolonge dans ce que l’auteur appelle « la mondialisation à haute résolution » (page 87), fondée sur les chaînes de valeur globale. Cette nouvelle phase de la mondialisation se caractérise par la fragmentation de la chaîne des activités nécessaires à la fabrication d’un bien ou à la réalisation des services en une série d’étapes relativement limitées et géographiquement dispersées (on pourrait parler d’économie « transnationale »). L’auteur poursuit : « Le monde devient un archipel de pôles connectés entre eux, avec des ressources de plus en plus concentrées » (page 77). Cette polarisation se réalise sur le plan international – les dix régions du monde les plus riches, regroupant 40% du PIB mondial, concentrent plus de 75% des dépenses mondiales de R&D par exemple – qu’au niveau infranational – en France, environ 40% de la recherche se trouve en région parisienne (page 78). Pierre Veltz ajoute que le moteur de cette mondialisation technologique est, bien plus que les investissements directs à l’étranger (IDE), la mobilité des personnes et les mouvements des diasporas scientifiques (page 79). On peut toutefois rappeler que les IDE demeurent un indicateur essentiel dans la mesure où il est intégré dans la balance des paiements courants, véritable juge de paix de la santé économique d’un pays. A moins d’être les États-Unis, puissance impériale dotée du privilège de la monnaie mondiale ; à moins d’être le Royaume-Uni, qui peut dévaluer sa propre monnaie et qui peut toujours compter sur l’apport des « invisibles » générés par la City, les assurances etc., il est capital pour un pays d’équilibrer ses comptes courants afin d’éviter une baisse régulière de la richesse nationale. La France, depuis 2004, connaît hélas un déficit chronique de sa balance des paiements courants, traduisant son manque d’attractivité et de dynamisme économique, causes d’un chômage structurel, d’un retard de croissance et de la paralysie économique de pans entiers de son territoire.

Quelle place pour la France dans la mondialisation à haute résolution ?
L’auteur, dans son introduction, s’interroge sur l’avenir de l’industrie française dans ce contexte du « tsunami numérique » (page 8) qui bouleverse l’ordre économique mondial, le marché de l’emploi et la nature du travail dans de nombreux secteurs. La France est « un acteur secondaire » (page 8) de ce changement de paradigme dont les moteurs principaux se situent en Asie et aux États-Unis. Trop rapidement pour convaincre, et bien qu’il considère laconiquement que « l’économie française comme ensemble plus ou moins intégré n’existe plus » (page 120), Pierre Veltz finit par retenir trois atouts sur lesquels la France pourrait s’appuyer pour relever ce défi :
– Tout d’abord, la « passion » (page 119) française pour l’égalité qui nous préserverait du système de compétition généralisée, passion qui s’apparente cependant à une légende aux vertus certes réconfortantes mais probablement éloignées des réalités, c’est-à-dire le creusement des inégalités. Le taux de pauvreté est passé de 12,6% en 2004 à 14,3% en 2015 (Source : INSEE). Et comme le rappelle souvent Thomas Piketty, « entre 1983 et 2015, le revenu moyen des 1 % les plus aisés a progressé de 100 % (en sus de l’inflation), [quand] celui des 0,1 % les plus aisés de 150 %, contre à peine 25 % pour le reste de la population » [1].
– Ensuite, l’auteur salue les amortisseurs sociaux et le système de redistribution des richesses qu’il faut préserver car ils atténuent les « tendances ultra-polarisantes de l’économie productive » (page 119).
– Enfin, Pierre Veltz souligne le dynamisme de la « couronne des métropoles provinciales » (page 119) (Toulouse, Lyon, Strasbourg, Marseille), certes moins puissante qu’en Allemagne, mais la France dispose en revanche d’un cœur à dimension mondiale, Paris, en bonne place dans l’archipel des grands pôles interconnectés qui caractérise la société hyper-industrielle.

Pour se procurer le livre
[1] Thomas Piketty : « De l’inégalité en France », chronique parue dans Le Monde, 15 avril 2017

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